CHAPITRE II

La chambre d’Hildegard donnait vers le sud. De la fenêtre, fermée à cause de la climatisation, on voyait tout Téhéran. Le Hilton dressait ses vingt étages en plein désert, sur les pentes de l’Elbrouz. S’il n’y avait pas eu la piscine, il aurait ressemblé à un camp de concentration de luxe.

Malko frappa un petit coup discret.

Hildegard ouvrit tout de suite. Elle avait troqué son uniforme contre une chemise de nuit à fleurs, qui s’arrêtait à mi-cuisse. Et elle avait de jolies jambes… À travers le tissu léger, Malko voyait la pointe des seins.

— Entrez vite, chuchota Hildegard, je tiens à ma réputation.

L’Autrichien ne se fit pas prier. Il jeta la serviette sur le lit. Il avait une chambre au même étage, mais n’avait même pas eu le temps de prendre une douche. Il était crevé et sa blessure l’élançait.

— Alors, toujours aussi curieuse ?

— Toujours. Je peux l’ouvrir ?

— Vous savez qu’après vous serez en danger de mort ?

Elle frissonna.

— Tant pis ! C’est la première fois que je suis mêlée à une histoire pareille. Je m’ennuie dans mes avions, à servir des types qui veulent tous coucher avec moi.

— Eh bien, ouvrez-la vous-même.

Il tira de sa poche une clé plate et la tendit à Hildegard. Elle avait de longues mains aux ongles très rouges.

La serrure cliqueta. Hildegard rabattit la languette et, d’un geste brusque, renversa la serviette sur le lit.

— Oh !

Elle était paralysée.

Un tas énorme de liasses de billets de cent dollars s’élevait sur le couvre-lit. De quoi acheter cash l’Empire State Building. Elle se tourna vers Malko, stupéfaite :

— Mais, mais, combien y en a-t-il ?

— Dix millions de dollars, dit Malko, paisible.

— Qu’allez-vous faire de tout cet argent ? Vous l’avez volé ?

— Même pas !

— Alors ?

— Alors, je ne peux rien vous dire de plus. Même contre un strip-tease. Vous vouliez savoir ce qu’il y avait dans cette serviette ? C’est fait !

— Qu’est-ce que vous allez acheter avec tout cet argent ?

— Des consciences. C’est tout ce qu’on trouve dans ce pays.

— Vous pourrez en avoir pas mal !

— Pas sûr ! Plus un homme est haut placé, plus il est cher. Et on n’achète jamais les pauvres.

— Pourquoi ?

— C’est moins cher de les tuer.

— Vous êtes un monstre.

— Non. Si nous dormions ?

— Quoi ?

— Vous allez m’être utile. Puisque vous avez envie de connaître le frisson de l’aventure, vous allez être servie. Ceux qui ont tenté ce soir de s’emparer de cet argent ne vont pas s’arrêter là. Ils n’ont que jusqu’à demain matin. Or l’hôtel n’a pas de coffre. Et je n’ai plus mon pistolet. Ici, personne ne viendra me chercher. Du moins je l’espère.

— Mais où allez-vous dormir ? Il n’y a qu’un lit.

— Je n’ai pas la tête à la bagatelle. Et je suis crevé. Vous refusez ?

— N… non.

— Bon. Aidez-moi.

A eux deux, ils poussèrent l’armoire devant la porte et la calèrent avec la table.

— Je vais prendre une douche, dit Malko. Couchez-vous.

Quand il sortit de la salle de bains, on ne voyait plus que les cheveux de la jeune Allemande. Il se glissa dans le lit à côté d’elle. Ostensiblement, elle lui tourna le dos, en murmurant un « bonsoir » boudeur. Ils se touchaient presque, et Malko pouvait sentir le parfum de la jeune femme.

Il n’avait pas sommeil. Les événements des deux derniers jours tournaient dans sa tête déjà fatiguée.

Tout avait commencé par un coup de téléphone, dans sa maison de Poughkeepsie, près de New York. C’était le chef de la CIA pour le Moyen-Orient.

— Est-ce que vous pouvez venir déjeuner à Washington demain ?

La question rituelle. Malko avait besoin d’argent ; la réfection de son château lui coûtait une fortune. Il fallait terminer la toiture de la tour est avant l’hiver. Trente mille dollars… Ce château, qui avait appartenu jadis à sa famille était la seule raison de vivre de Malko. Il l’avait racheté pour une bouchée de pain, avant la guerre. Seulement tout était à faire. C’est pour cela qu’il travaillait pour la CIA.

On l’appréciait à Washington ; pour deux raisons. D’abord, il avait une mémoire fabuleuse. Trente ans après, il se souvenait du prénom d’une personne rencontrée cinq minutes. Ensuite, grâce à ce don, il parlait pas mal de langues bizarres, comme le turc ou le persan.

Enfin il haïssait tout ce qui était communiste, parce que les Russes avaient annexé le parc de son château, en y faisant passer le Rideau de fer.

Mais il restait encore le bâtiment principal. C’est pour cela que Malko fut exact, le lendemain, dans un petit restaurant de la tranquille rue N. William Mitchell était déjà là. Le repas se passa paisiblement. Au café, Mitchell dit :

— Mon cher Malko, je suis dans un merdier épouvantable.

L’Autrichien rit.

— Quelle misère vous ont encore faite nos amis de Moscou ?

— Eux, rien.

— Les Chinois alors ?

— Non. Pire.

— Vous n’êtes pas encore arrivés sur la lune, pourtant. Et de Gaulle a pris sa retraite.

— Écoutez, ce que je vais vous dire est tellement secret que nous devrions aller au milieu du désert du Nouveau-Mexique pour être en paix.

« Il y a deux jours j’ai été convoqué par le Président. Il venait de recevoir de Moscou une communication ultra-secrète, par le fameux téléphone rouge. Les services de renseignements soviétiques l’avertissaient que les responsables de la CIA à Téhéran préparaient une bonne petite révolution, avec, à la clef, l’assassinat du chah et son remplacement par un homme à eux.

— Simplement !

— Attendez ! Les Russes ne se sont pas bornés à lui donner ce tuyau. Ils ont clairement fait comprendre que si l’on ne mettait pas bon ordre à cela, ils considéreraient le renversement du chah comme un acte d’agression et profiteraient de leur traité de 1948 pour envahir le nord de l’Iran ; ensuite, ils tireraient la conclusion que lui, Président des États-Unis, n’avait pas le contrôle de ses services. Vous voyez d’ici les conséquences…

« Le Président était fou furieux. Il m’a donné quinze jours pour tirer l’histoire au clair, et agir, si besoin est.

« Or, je suis coincé. Le type qui est en poste à Téhéran est le général Schalberg. Un dur. C’est lui qui a renversé Mossadegh en 1952. Il connaît l’Iran comme sa poche.

— Pourquoi ne le rappelez-vous pas ?

— Difficile ! On n’a aucune raison valable. S’il sent le vent et que l’histoire soit vraie, il risque de créer un incident. Et alors…

— Et si c’était une astuce des Russes ?

— Possible. Schalberg est une de leurs bêtes noires. Ce serait un moyen astucieux de le mettre sur la touche. Et on ne pourrait jamais rien prouver, puisqu’on l’aurait prétendument empêché de faire son coup. Seulement c’est un risque qu’on ne peut pas prendre.

— Alors qu’est-ce que vous voulez de moi ?

— Que vous alliez à Téhéran.

— Demander poliment à Schalberg s’il se prépare à assassiner le chah, et moi avec ?

— Non. J’ai un prétexte pour votre voyage. Justement, à Téhéran, la CIA a besoin de fonds secrets. Vous savez que l’aide aux pays sous-développés ne passe pas toujours par les banques… C’est difficile, d’envoyer un mandat télégraphique de dix millions de dollars.

— Dix millions ! Il y a quelques canailles qui ne doivent pas être très sous-développées, à Téhéran !

— Ne m’en parlez pas. Il y a deux ans, un général valait dix mille dollars par an ; aujourd’hui il en vaut le double. Et on ne sait même pas ce qu’il commande réellement.

— Bref, comme c’est risqué d’envoyer une somme pareille par la valise diplomatique, personne ne s’étonnera qu’on emploie un courrier sûr et spécial.

— Et à qui sont destinés ces dix millions ?

— Au général Schalberg.

— Ah bien, parfait ! C’est une bonne carte de visite.

— Après, vous pouvez parfaitement passer une semaine de vacances en Iran…

— Mais, dites-moi, pour faire une révolution, il faut des armes et de l’argent…

— Justement. Ces fonds ont déjà une destination précise. Et ce n’est pas Schalberg qui les distribue. Nous lui tendons donc un peu la perche.

— La perche ou la potence ?

— Allons, pas d’humour noir. Vous êtes prévenu, c’est tout. Prenez vos précautions. Simplement, s’il vous arrive quelque chose, nous saurons que les Russes n’ont pas raconté des blagues.

— Bon. Et en admettant que vos petits camarades ne me bousillent pas, pour me prendre ces beaux dollars, qui va m’aider à débrouiller ce sac d’embrouilles ?

— Personne. Ce genre d’affaire est du ressort de Schalberg. Autant dire qu’il vaut mieux se passer de son aide. Le seul point de chute, c’est un journaliste belge qui travaille parfois pour nous et qui nous a donné de bons tuyaux quand il était en Égypte. Il s’appelle Jean Derieux et il bosse un peu pour tout le monde. Il vaut mieux ne pas avoir en lui une confiance illimitée, mais il connaît le pays et peut être utilisé à pas mal de choses.

— Je pourrais aussi demander un coup de main aux Russes. Au point où nous sommes ! Puisqu’ils en savent plus long que nous sur nos propres services…

— Contentez-vous de Derieux.

— Et après, qu’est-ce que je fais ? Je vous envoie Schalberg dans une caisse ?

— Vous avez carte blanche. Vous m’entendez : carte blanche. Si l’histoire est exacte, il faut empêcher à tout prix Schalberg de réaliser son projet. Même si vous devez… l’éliminer.

— Avant de rédiger mon testament, je voudrais savoir combien je laisse. Qu’est-ce que cette histoire va me rapporter ?

La discussion avait alors plongé dans des détails sordides. Avant son départ, Malko avait reçu la précieuse serviette noire. Jamais il n’avait vu autant d’argent. C’est triste d’être honnête, parfois.

Contrairement à ses habitudes, il avait pris une arme, un 38 police « offert » avec la serviette. William Mitchell l’avait accompagné à l’avion, pour lui donner ses dernières instructions.

— J’ai vu le Président. Il vous souhaite bonne chance. Vous devez réussir. Et si vous ne pouviez agir tout seul, vous avez l’ordre de mettre vous-même le chah au courant. Notre ambassadeur vous obtiendra une entrevue. Mais ne faites cela qu’en dernier ressort. C’est une telle humiliation !

Sur ces bonnes paroles, Malko avait gagné son siège de première et s’était endormi. Le voyage n’avait commencé à devenir intéressant qu’à Paris, avec l’apparition de la ravissante Hildegard.


Les yeux ouverts dans le noir, Malko regarda la forme étendue près de lui. Une faible clarté filtrait à travers les rideaux. Il devait être près de trois heures du matin. La journée allait être dure.

Hildegard bougea et sa jambe vint s’appuyer contre celle de Malko. C’était doux et chaud. Malko n’avait plus du tout envie de dormir. Mais Hildegard, elle, dormait, avec de petits soupirs charmants.

Il n’y avait qu’une chose à faire. Tout doucement, il se souleva, attrapa la base de la lampe de chevet, et la poussa vers le bord de la table de nuit. Puis, d’une secousse, il l’envoya par terre, tout en se recouchant.

Cela fit un bruit épouvantable.

La jeune Allemande se dressa en sursaut et cria. En gesticulant elle rencontra le corps de Malko. D’un seul élan, elle se précipita dans ses bras.

— Qu’est-ce qu’il y a ? murmura-t-elle. J’ai entendu du bruit.

— Je ne sais pas, fit Malko, je dormais.

— J’ai peur.

— Ça doit être un oiseau qui a heurté la fenêtre. N’aie pas peur.

Il resserra un peu son étreinte. À présent, tout le corps d’Hildegard était contre le sien. La tête était nichée au creux de son épaule et il respirait l’odeur de ses cheveux. Très lentement il commença à caresser le dos de la jeune femme.

— Rendors-toi, murmura-t-il.

Mais il continua sa caresse. Et peu à peu sa main descendit. Il sentit le jeune corps frémir, se coller contre le sien.

Il ne resta plus qu’à faire glisser vers le haut la petite chemise de nuit. Hildegard ne disait pas un mot, mais ses bras s’étaient refermés autour de Malko.

Le reste fut une question d’épiderme.

Beaucoup plus tard, alors que le jour se levait et que Hildegard s’était rendormie, Malko ramassa la lampe et la remit en place.


À neuf heures du matin, il faisait déjà une chaleur épouvantable. Malko avait pris son petit déjeuner dehors, près de la piscine, au milieu d’un groupe de businessmen américains. Hildegard dormait encore. Il avait quitté la chambre sur la pointe des pieds. Douché, rasé, vêtu d’un irréprochable complet d’alpaga noir – il était un peu maniaque – il se sentait mieux.

Il alla à la réception et demanda le téléphone. Mitchell lui avait donné tous les numéros utiles. Chez Schalberg, cela ne répondait pas. Il essaya plusieurs autres numéros et l’ambassade. Finalement il obtint une voix endormie qui lui dit que le général était parti dans l’intérieur du pays pour trois ou quatre jours.

Or il devait remettre cet argent à Schalberg en main propre !… Il y avait bien un fonctionnaire de l’ambassade au courant des questions de sécurité, mais il ignorait lequel.

Autre problème : ses liaisons avec Washington. Là encore, impossible de passer par le général !

En attendant, il fallait mettre cette sacrée serviette en sûreté. En admettant que Schalberg fût vraiment hors de Téhéran. Malko décida que le mieux serait de la confier à une banque. Il quitta la piscine pour aller à la réception. Un employé iranien lui dit que la banque Melli, sur la Ferdowsi, louait des coffres.

— Vous pouvez m’appeler un taxi ?

— Certainement.

L’employé l’accompagna jusqu’à la porte. Il claqua des doigts. Une vieille Mercedes 190 diesel se détacha du parking et vint s’arrêter devant la porte. Le chauffeur, pas rasé comme tous les Iraniens, n’avait pas l’air rassurant, mais cela ne voulait rien dire. De toute façon, Malko pensa qu’il n’avait rien à craindre en plein jour.

Il monta dans le taxi, qui démarra immédiatement. La route descendait jusqu’au centre-ville ; le chauffeur, pour économiser son essence au maximum, coupait sans cesse les gaz.

La circulation était intense. De vieux camions, des autobus surchargés, croisaient des taxis bringuebalants, rapiécés et couverts de slogans peints au blanc d’Espagne. Des femmes voilées attendaient sur le bord de la route qu’un taxi collectif veuille s’arrêter. Quelques somptueuses Cadillac glissaient dédaigneusement au milieu de cette foule, avec de jolies femmes ou des hommes d’affaires. Bien que l’importation de voitures étrangères neuves fût, en principe, interdite depuis trois ans, tous ceux qui avaient leurs entrées au Palais se piquaient d’avoir le dernier modèle de Chrysler ou de Cadillac ; elles coûtaient un peu plus cher, voilà tout.

La Ford qui suivait le taxi de Malko avait bien six ans. Il l’avait repérée dès le départ du Hilton, à cause de son pare-brise largement fendu. Il y avait deux hommes à bord. La voiture était trop loin pour que Malko pût identifier ces personnages.

Ils ne lui voulaient certainement pas du bien. Et moins encore à sa précieuse serviette. Il avait hâte d’arriver à la banque. Pourtant, au milieu de toute cette circulation, il se sentait en sécurité.

Le taxi passa avec difficulté le carrefour de la Chah-Reza, l’avenue centrale de Téhéran. L’autre était toujours derrière.

La banque Melli était en vue. Mais il y avait quelques pas à faire pour y arriver. Malko donna ses cinquante riais au chauffeur et regarda autour de lui, avant de descendre. La Ford au pare-brise cassé s’était arrêtée juste derrière lui. Les deux hommes n’étaient pas descendus. Malko les reconnut : c’était les deux gorilles qui l’avaient kidnappé la veille au soir.

Deux flics en uniforme bleu se doraient au soleil devant l’entrée de la banque. Malko les appela :

— Ara.

Ça veut dire « par ici » en persan. Ils le regardèrent d’abord sans bouger, puis, devant ses grands gestes, consentirent à se déplacer lentement. En persan, Malko leur expliqua que sa serviette contenait quelque chose de précieux et qu’il désirait être escorté jusqu’à l’intérieur de la banque.

Un peu étonnés, ils l’encadrèrent docilement. Malko fut quand même plus rassuré. Les autres n’oseraient pas s’attaquer à deux flics en uniforme en plein jour.

Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Les deux hommes sortaient tranquillement de la voiture et lui emboîtaient le pas ; leur attitude n’était pas du tout menaçante.

Le hall était glacé et sombre. Malko demanda tout de suite le bureau du directeur. On l’y conduisit. Il s’assit dans une petite antichambre, et aussitôt un vieil huissier lui apporta une tasse de thé vert sur un petit plateau d’argent.

Cinq minutes plus tard, une autre porte s’ouvrit et un Iranien grand et distingué lui fit signe d’entrer. Malko ne se le fit pas dire deux fois. Serrant sa serviette sur son cœur il s’avança dans le bureau et s’arrêta pile.

Les deux gorilles étaient là, chacun assis sur une chaise, comme des clients honnêtes.

Le directeur ne laissa pas à Malko le temps d’ouvrir la bouche.

— Ces messieurs désirent vous parler, dit-il à Malko en anglais. Il paraît que vous auriez introduit illégalement des devises en Iran.

C’était ça !

— De quel droit se mêlent-ils de cette affaire ? protesta Malko.

— Ces gentlemen sont de la police.

On y venait. Malko tira de sa poche son passeport diplomatique et le montra au directeur :

— Je suis diplomate et personne ici n’a le droit de m’arrêter. Sinon cela risque de vous coûter très cher.

Il tendit le passeport à un des gorilles. Celui-ci le regarda longuement et le rendit à Malko.

— Il n’est pas question de vous arrêter, monsieur Linge, dit-il en excellent anglais. Je veux seulement voir ce qu’il y a dans votre serviette. Est-elle couverte par l’immunité diplomatique, elle aussi ?

Malko se rembrunit ; il aurait dû y penser. Avec le cachet de la valise diplomatique, les deux « policiers » n’auraient plus eu qu’à aller se rhabiller.

— Je suis couvert par l’immunité diplomatique, se contenta-t-il de répéter. Téléphonez immédiatement à l’ambassade.

— Ouvrez d’abord votre serviette, dit le gorille. Ou bien nous forçons la serrure.

Ce n’était plus la peine de bluffer. Malko prit sa clef et ouvrit la serviette sur le bureau du directeur. Le gorille s’en empara et la renversa. De nouveau les liasses se répandirent. Le directeur eut un haut-le-corps.

— Avez-vous une autorisation pour faire entrer ces dollars en Iran ? demanda doucement le gorille.

Il valait mieux changer de tactique. Malko se tourna vers le directeur et dit sèchement :

— Monsieur, je vous ordonne de faire arrêter ces deux hommes immédiatement et d’appeler mon ambassade. Ce sont des gangsters. Ils ont attaqué hier soir un autobus pour voler cette serviette.

Le directeur était visiblement ennuyé.

— Ces messieurs sont de la police secrète, articula-t-il péniblement. Ils m’ont montré leurs cartes. Je ne peux rien faire contre eux. D’autant que vous paraissez ne pas être en règle.

C’était sans réplique.

Tranquillement, le gorille remettait les liasses de billets dans la serviette. Malko le regardait, fasciné. Sa mission commençait bien ! Se faire faucher dix millions de dollars appartenant à l’État américain ! Il était bien coincé !

— Qu’est-ce que vous faites ? rugit-il.

— Je confisque ces devises, répliqua paisiblement le gorille.

— Je vais avec vous, fit Malko. C’est du vol pur et simple.

— Impossible. Je n’ai pas le droit de vous emmener. Vous êtes couvert par votre passeport diplomatique.

— C’est vrai, ça ! remarqua le directeur.

— Présentez-vous au quartier général de la police dans la journée, précisa le flic.

— Pas question, contra Malko. Je vous suis maintenant.

— Impossible, répéta le gorille, sérieux comme un pape. Nous allons procéder à des vérifications.

Il fit un geste à son camarade, qui n’avait pas ouvert la bouche depuis le début. Ce dernier se leva et sortit. Deux minutes plus tard il était de retour avec un des deux flics en uniforme. Il lui donna un ordre en persan. L’autre se plaça près de la porte et regarda Malko d’un air menaçant.

— Ce policier a l’ordre de ne pas vous laisser sortir d’ici avant dix minutes, conclut le gorille bavard. Par tous les moyens.

Malko bouillait. Il vit la précieuse serviette disparaître, balancée gentiment à bout de bras. Dix mille contribuables américains avaient payé leurs impôts pour rien. Dès que les deux gorilles eurent disparu, il éclata.

— Vous êtes complice de ce vol, protesta-t-il. Je préfère vous dire que mon ambassade ne va pas se laisser faire. Vous, un directeur de banque !

Il n’en menait pas large, le directeur.

— Ces hommes m’ont menacé, gémit-il. Ils appartiennent vraiment à la police secrète. Vous ne savez pas de quoi ils sont capables. Leur chef est le général Teymour Khadjar. Il a rempli le cimetière de Téhéran. Je ne pouvais rien faire.

Khadjar ! C’était justement l’ami de Schalberg. À eux deux ils avaient renversé Mossadegh et noyé ensuite dans des flots de sang le parti procommuniste Toudeh. Les gens qui habitaient près du quartier général de la police secrète ne pouvaient plus dormir à cause des cris qui s’échappaient de l’immeuble. On racontait que Khadjar, quand il avait des insomnies, descendait lui-même dans les caves et torturait un prisonnier à mort pour calmer ses nerfs. Sa spécialité, c’était la massue de jongleur. Il écrasait les os en commençant par les doigts et en finissant par la tête.

Malko avait vu des photos de lui. C’était un colosse toujours très élégant dans son uniforme blanc, le visage barré d’une moustache noire soigneusement taillée.

— Si vous êtes vraiment diplomate, cela s’arrangera, continua le directeur. Ils ne peuvent rien vous faire. Évidemment, pour cet argent…

— Vous avez déjà vu des trafiquants déposer dix millions de dollars dans une banque ? grinça Malko. Même ici, ça ne se fait pas !

Sur ces paroles vengeresses, il sortit. Le flic s’effaça poliment, borné et discipliné ; les dix minutes étaient passées.

Pour se détendre, Malko marcha un peu. On ne voyait presque pas d’Européens. Plusieurs fois, il fut harponné par des marchands de tapis. C’est un tapis de prière qu’il lui aurait fallu !…

Il était fou de rage. Il s’était fait avoir comme un enfant. Le coup des policiers, faux ou vrais était sans parade. Pour la première fois depuis longtemps, il se sentait perdu et impuissant dans ce pays. C’était comme de s’attaquer à des sables mouvants.

Le soleil chauffait de plus en plus. Il chercha un bar. Bien entendu, cela n’existait pas. Il n’y avait que des cafés crasseux, où on débitait de l’abali, un mélange répugnant de limonade et de yaourt, ou de la bière locale.

Soudain, il pensa au journaliste barbouze recommandé par Mitchell. C’était le moment ou jamais de faire le compte de ses amis.

Il entra dans un café :

— Téléphone, khodias ?

Le patron lui désigna un appareil posé sur le comptoir. Malko fit le numéro. Une voix répondit en iranien :

— Baleh ?

— Harroyé Derieux, befar me ?

— C’est moi.

Cette fois c’était du français. Avec une pointe d’accent indéfinissable.

— Je suis un ami de Mr Mitchell, de Washington. J’aimerais vous voir.

— Venez. Vous avez l’adresse ?

— Oui. Je saute dans un taxi et j’arrive.

Il laissa une pièce de cinq riais et sortit. Un taxi passait. Malko lui donna l’adresse du Belge : 62 Ksuche Soraya.

C’était au nord, à la limite des quartiers chics, sur la route du Hilton. Il fallait sortir de la ville. Le taxi roula près de vingt minutes, puis tourna dans une rue sommairement empierrée, en face d’une villa entourée d’un haut mur.

Malko sonna. De furieux aboiements lui répondirent. Des pattes crissèrent sur le gravier et le museau d’un gros chien se glissa sous la porte, découvrant des crocs menaçants.

La porte s’ouvrit. Malko recula instinctivement. Mais le chien était tenu en laisse par un grand type blond, avec une grosse moustache en friche et un œil qui louchait affreusement. Une tête plutôt sympathique.

— N’ayez pas peur, dit-il jovialement, il ne mord que les jardiniers. C’est un chien très bien élevé. Tenez, regardez.

Il lâcha le collier du chien et dit : « Va Turc. » Le chien fila vers un jardinier, qui détala comme une flèche vers la maison. Derieux riait à gorge déployée.

— Vous savez qu’il m’en a abîmé un une fois, le salaud ! Mais j’ai les meilleurs jardiniers de Téhéran. Ils savent que, s’ils se laissent aller à leur naturel paresseux, ils se font bouffer.

Charmante mentalité ! Malko suivit son hôte dans la villa. C’était assez sommaire, mais il y avait une grande piscine.

— On va se taper un petit Champagne, proposa Derieux.

Il disparut et revint avec une caisse dont il entreprit de faire sauter le couvercle. En grosses lettres noires il était inscrit sur la caisse : Destinataire ambassade d’Allemagne à Téhéran.

Derieux sourit largement et expliqua :

— J’achète mon Champagne chez les douaniers iraniens. C’est là qu’il est le meilleur. Ils prélèvent systématiquement le quart des bouteilles qui arrivent. Et ils me l’apportent directement ici.

Il remplit deux coupes.

— Dégueulasse ! Décidément, les diplomates allemands ne savent pas vivre. La prochaine fois, j’exigerai celui de l’ambassade de France. C’est du Moët et Chandon. Bien, quel bon vent vous amène ? Je suppose que vous n’êtes pas en vacances à Téhéran.

Malko hésitait. Le bonhomme ne lui inspirait pas une confiance illimitée. Un peu trop jovial et bavard. Mais il n’avait pas tellement le choix. Il décida de raconter d’abord l’histoire de la serviette. Quand il eut fini, Derieux hocha la tête.

— Vous n’avez pas beaucoup de chances de revoir votre fric. Surtout si ce sont des vrais policiers. Khadjar est une terreur, et surtout ce n’est pas le gars à laisser passer dix millions de dollars. Ils trouveront bien un prétexte légal pour conserver le fric.

— Mais si je demande à Schalberg d’intervenir ?

— Autant aller brûler un cierge à Lourdes. Lui et Khadjar sont comme cul et chemise. Il y a trop de cadavres entre eux. Depuis dix ans, ils gouvernent le pays par l’intermédiaire du chah. Chaque fois que quelqu’un les gêne, il meurt de mort violente.

— Et le chah, qu’est-ce qu’il fait là-dedans ?

— Il compte les morts. Jusqu’ici, cela lui rend plutôt service. Le budget iranien est trop pauvre pour nourrir les prisonniers politiques. Mais j’ai l’impression qu’il ne tourne pas le dos à Khadjar quand il le reçoit.

— Vous croyez à une révolution ?

— Vous savez, nous sommes en Orient. Les choses ne sont pas simples. Il n’y a pas de parti politique. De temps en temps, un type décide de se sucrer en grand et déclenche le baroud. Il finit Premier ministre, roi, pendu ou fusillé. Le reste c’est du folklore.

Malko écoutait, songeur. Derieux paraissait bien connaître le pays et plein de bon sens. Il pourrait peut-être lui rendre de sérieux services.

— Mais, dites-moi, enchaîna le journaliste, vous n’êtes pas venu me voir simplement pour me raconter vos malheurs. Je ne suis pas le bureau des objets perdus…

— Voilà, se lança Malko, j’ai en effet une mission archi secrète. C’est pour cela que Washington m’a donné votre nom.

— Mais vous avez vos gars, ici !

— Justement. On a l’impression, à la CIA, que Schalberg se préoccupe un peu trop des intérêts de son ami Khadjar et pas assez des nôtres. Je suis chargé de faire le point à ce sujet.

— Si vous n’êtes pas très prudent, cela risque d’être un point final, pour vous et pour moi.

— Je suis prudent. Est-ce que vous acceptez de m’aider ?

— Combien ?

Malko n’avait pas prévu une question aussi brutale. Mais ce n’était pas le moment de biaiser.

— Cinq cent mille dollars si vous me ramenez la serviette et son contenu. Pour le reste, je vous donne un forfait de dix mille dollars, plus vos frais. Mais il faut me faire confiance. Je ne peux pas vous payer tout de suite. Vous savez pourquoi.

Derieux fit mine de réfléchir.

— D’accord, marchons comme cela. Mais, pour les cinq cent mille, il n’y a pas beaucoup d’espoir.

— Je sais. Mais cela nous procure un excellent alibi pour votre intrusion dans cette histoire. Puisque Schalberg n’est pas à Téhéran aujourd’hui, je lui dirai que j’ai fait appel à vous en son absence. D’accord ?

Le Belge bourra sa pipe et hocha la tête.

— Ça se tient. Espérons qu’ils ne fouilleront pas trop loin. Pour commencer nous allons faire officiellement un tour chez Khadjar. Attendez-moi une seconde, je m’habille.

Malko se plongea dans la lecture d’un vieux Life. L’autre ne fut pas long. Ils prirent place dans la Mercedes 220 du Belge. Le chien les accompagna jusqu’à l’entrée de la grand-route.

De nouveau, la chaleur les prit à la gorge ; il y avait au moins 40 degrés. Les flics, aux carrefours, étaient abrités sous de petites tentes de toile et dirigeaient mollement une circulation terrifiante. La voiture descendait vers le sud de la ville. Enfin, le Belge s’arrêta sur une place, encombrée d’étals de marchands de pastèques.

— C’est là, fit-il. On va demander à voir Khadjar. Sortez votre passeport diplomatique.

L’inévitable huissier barbu et pas rasé les accompagna jusqu’à une salle d’attente. Seule différence signalant qu’on se trouvait dans un bâtiment officiel : il portait à la ceinture un énorme pistolet, passé directement entre le pantalon et le ceinturon.

— À propos, dit Malko il faudra que vous me procuriez une arme. On m’a pris la mienne.

Derieux fut très grand seigneur.

— Vous choisirez chez moi ce qu’il vous faut.

Décidément, c’était un garçon bien accueillant !

Ils attendirent près d’une heure. Malko bouillait.

Enfin l’huissier revint et introduisit les deux hommes dans un grand bureau. À en juger par les galons et les décorations qui constellaient l’uniforme de celui qui les reçut, il devait être au moins maréchal de la Cour. Malko fut déçu quand il se présenta :

— Major Hosrodar.

Derieux le connaissait. Ils échangèrent des salamalekoum pendant cinq minutes. Enfin Malko put s’expliquer. L’autre l’écouta sans sourciller.

— Je ne suis au courant de rien, dit-il en feuilletant distraitement le passeport de Malko. Je vais me renseigner immédiatement. Attendez-moi ici, je vous prie.

Il parlait un anglais parfait. Après une petite courbette, il s’éclipsa.

— Il y a un loup, fit Derieux à voix basse. C’est le bras droit de Khadjar. Si ce sont vraiment ses flics, il doit le savoir. Et si ce n’en est pas, il pourrait fort bien enquêter devant nous par téléphone…

— Vous pensez que Khadjar a voulu mettre dix millions de dollars dans sa poche ?

— C’est le genre de pourboire qu’il apprécie. On va voir.

On leur apporta du thé. Vingt minutes plus tard, le major Hosrodar revint, l’air soucieux. Il se rassit derrière son bureau, avant de s’adresser à Malko.

— Comme vous le pensiez, commença-t-il, vous avez malheureusement eu affaire à de vulgaires escrocs. Il n’y a aucune trace dans nos services d’une opération quelconque vous concernant. Je vais donc vous aiguiller sur l’officier chargé des enquêtes criminelles.

Il se leva, et adressa quelques phrases en persan à Derieux lui expliquant à quel bureau il fallait s’adresser.

Les deux hommes s’engagèrent dans un dédale de couloirs crasseux, puant l’urine et la sueur. Ils trouvèrent enfin une porte vitrée avec le nom du capitaine Shid.

Re-thé ; re-courbettes ; re-explications. Le capitaine Shid était un homme affable et souriant. Oui, son vénéré supérieur, le major Hosrodar, lui avait parlé de l’affaire. Il était désolé d’une pareille mésaventure, mais dans une grande ville, n’est-ce pas ?… Lui, personnellement, était décidé à agir avec efficacité. Il avait l’air si décidé que Malko, un instant, reprit espoir ; l’autre exposa alors son plan.

— Vous connaissez la voiture utilisée par les deux escrocs, d’après vos déclarations. Je vais donc vous donner deux de mes hommes en uniforme. Je vous conseille de vous placer au carrefour de la Chah-Reza et de la Ferdowsi. La voiture finira par y passer. Quand vous la reconnaîtrez, vous la désignerez à mes hommes qui la siffleront. Elle s’arrêtera et il n’y aura plus qu’à appréhender les criminels.

Malko en resta une bonne minute sans voix ; il regarda le capitaine pour voir s’il plaisantait, mais l’officier était parfaitement sérieux.

— Mais, mais, protesta Malko, vous n’allez pas mener une enquête normale ?

L’autre eut un geste apaisant :

— Si, si. Mais nous avons bien peu d’éléments. Si, au moins, je savais le nom de ces deux hommes !…

— Vous ne croyez pas que le directeur de la banque Melli…

— Ils ont sûrement donné de faux noms, puisqu’ils avaient de fausses cartes de police.

Rien à répliquer. Malko se voyait mal déambulant dans Téhéran avec deux flics iraniens à ses chaussures.

— Je vous remercie mille fois de votre aide dit-il. Mais je crains de ne pas avoir le temps de me poster au carrefour. Peut-être pourriez-vous y mettre vos deux hommes sans moi ?

Le capitaine sourit sans répondre. L’entretien en resta là.

Il valait mieux que Malko s’en aille ; il aurait cassé quelque chose. Quand il fut dans la voiture de Derieux, il explosa :

— Pourquoi n’avez-vous rien dit ? Ce type s’est foutu de nous comme il n’est pas permis. Il y a quand même dix millions de dollars en jeu.

Derieux haussa les épaules et freina sec, pour éviter un taxi.

— Pas la peine. Ils nous ont eu à l’iranienne. Ici, on ne s’entend jamais dire « non ». Mais on a très vite l’impression de devenir cinglé. Dans n’importe quel pays, si le chef de la police vous avait proposé ça, vous l’auriez balancé par la fenêtre. Ici, vous le remerciez.

« C’est sans bavures. Le directeur de la banque ne dira rien, terrorisé par la « gestapo » de l’oncle Khadjar. Vos gars sont déjà en « mission » sur la frontière du Pakistan, ou dans un coin comme ça, et la police déploie toute sa bonne volonté… Mais, il y a un truc qui me chiffonne…

— Quoi ?

— Khadjar paraît remarquablement bien renseigné. Votre ami Schalberg pourrait bien toucher sa petite commission sur les dollars.

— J’ai encore une petite carte à jouer, dit Malko, songeur. Mais il faut que j’attende le retour de Schalberg. Nous verrons Khadjar ensemble.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Je vous laisse la surprise. Et puis, inutile que je vous le dise, ce serait dangereux pour vous.

Derieux n’insista pas.

— On va se vider une vodka-lime au Hilton, proposa-t-il. On fera notre plan de combat. À cette heure-ci, il fait trop chaud. Même les révolutions s’arrêtent.

Malko accepta avec joie. Hildegard devait être réveillée. Comme elle repartait le lendemain, autant en profiter. Ils arriveraient au Hilton juste pour le déjeuner. Un message attendait Malko dans sa case : « Le général Schalberg vous attend demain à son bureau. Une voiture passera vous prendre à 10 heures. »

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