En voyant le pistolet à silencieux passé dans la ceinture de Malko, l’ambassadeur Kiljoy eut un haut-le-corps. Malko ne lui laissa pas placer un mot.
— Monsieur l’ambassadeur, dit-il avec une politesse glaciale, je vous donne l’ordre de me conduire à votre ambassade sous votre protection personnelle, afin que je puisse m’y mettre en communication directe avec la Maison-Blanche.
— Mais, mais…, bredouilla le diplomate.
— Taisez-vous. En tant que représentant du gouvernement américain, vous allez mettre le général Schalberg en état d’arrestation dans les locaux de l’ambassade. Et vous allez vous arranger pour que le chah me reçoive immédiatement. Je vous signale que, par la faute de votre coupable imbécillité, un attentat fomenté par nos propres services et par certains militaires iraniens n’a été déjoué que de justesse. L’équipage de cet avion en est témoin. Je vous suis. Et n’oubliez pas que vous êtes couvert par la protection diplomatique.
Kiljoy secoua la tête, comme s’il sortait de l’eau.
— Monsieur Linge, commença-t-il.
Malko ne le laissa pas continuer.
— Dépêchons, fit-il en le prenant par le bras. Vous allez vous en tirer par une mutation dans un bled perdu. Veillez à ce que rien de fâcheux n’arrive à l’équipage de cet avion.
Kiljoy ne répondit pas. Il était dépassé. Malko le suivit sur la passerelle, la main sur la crosse de son pistolet. Mais aucun Iranien ne bougea. Quand il fut sur la banquette arrière de la Cadillac, Malko poussa quand même un « ouf »…
À toute vitesse, la grosse voiture se fraya un passage à travers la ville et entra dans l’ambassade sur les chapeaux de roue.
Sans mot dire, les deux hommes allèrent au cabinet de l’ambassadeur. Malko s’assit carrément au bureau de celui-ci et entreprit de rédiger un câble, qu’il tendit à Kiljoy.
— Faites partir ceci de toute urgence, par le télex, et convoquez Schalberg.
L’ambassadeur sortit du bureau. Il fut de retour dix minutes plus tard :
— Le câble est parti, dit-il d’un ton sinistre. Et le général n’est pas à l’ambassade. J’ai donné l’ordre aux Marines de garde de me l’amener dès qu’il arriverait.
— Merci, dit Malko. Je voudrais me reposer un peu sur votre divan. S’il y a une réponse au câble, vous me réveillerez quand elle arrivera. Occupez-vous du chah, maintenant.
Sous les regards effarés du diplomate, il retira ses chaussures, posa son pistolet à côté de lui et s’allongea sur le divan de cuir noir. Cinq minutes plus tard, il dormait.
— Votre Altesse, Altesse, réveillez-vous !
Malko ouvrit un œil, baigné d’une douce rêverie. Il aimait qu’on lui donne ce titre.
L’ambassadeur était penché respectueusement sur lui, comme un valet bien stylé.
Avec effort, Malko se redressa. Il prit le papier que lui tendait le diplomate et le lut. C’était la réponse au câble. Il comprit aussitôt pourquoi Kiljoy était aussi affable. Les premières lignes lui ordonnaient de se mettre aux ordres de Malko – c’était répété – totalement. Et c’était signé du Chef du State Department…
— Sa Majesté nous attend au Palais quand vous voudrez. C’est une audience spéciale.
Un faible sourire éclaira le visage de Malko. Elle venait enfin, cette audience !
— Allons-y, dit-il en relaçant ses chaussures. Pas de nouvelles de notre ami Schalberg ?
— Non.
Il était plutôt penaud, Kiljoy ! Malko, ni lavé, ni changé, rayonnait quand même.
La Cadillac noire attendait dans la cour. Les deux hommes se turent durant tout le trajet. À leur arrivée, un général de la Garde Impériale se précipita.
— C’est le général Nessari, murmura le diplomate. Il commande toutes les troupes personnelles du chah.
Escorté de l’Iranien, ils traversèrent le parc, pour se rendre au Palais de Marbre où le chah les attendait. Tous les cinq mètres, il y avait un géant avec une mitraillette, le visage de pierre. Devant le bureau du chah, deux officiers montaient une garde vigilante. Ils annoncèrent Malko et Kiljoy.
La pièce était assez banale, sauf le bureau, entièrement en marqueterie de nacre, avec, bien entendu, un téléphone rouge ! Comme les vrais Grands…
— Asseyez-vous, messieurs, dit le chah en anglais.
Malko fut tout de suite impressionné par le charme qui se dégageait du souverain. Il avait l’air lucide, mais un peu désabusé, avec une pointe d’humour. Ses cheveux gris étaient très soigneusement coiffés. Deux gorilles en civil se tenaient dans un coin de la pièce.
Kiljoy présenta Malko et expliqua le but de sa mission. Intéressé, le chah se tourna vers Malko.
— D’après ce que j’ai compris, vous m’avez sauvé la vie, tout à l’heure. Je vous en remercie.
Malko s’inclina poliment et commença son histoire. Sa prodigieuse mémoire lui permit de ne rien omettre. Plus il parlait, plus l’ambassadeur se tassait sur sa chaise. Le chah écoutait, posait quelques questions et prenait des notes. À un moment, il écrivit sur un bout de papier, qu’il donna à l’un des gorilles, qui sortit aussitôt.
Quand Malko termina son récit, il faisait nuit. Le chah resta un moment silencieux, puis dit :
— Monsieur Linge, je pense que vous avez raison. Je convoque le général Khadjar, afin de lui demander des explications. S’il est coupable il sera jugé par un tribunal militaire. Mais ce que vous me dites correspond avec ce que je savais déjà, par d’autres sources. – Il sourit : – Nul n’est prophète en son pays… Quant à vos ressortissants, M. l’ambassadeur s’en occupera lui-même.
Kiljoy approuva énergiquement. Il avait hâte de se racheter.
Le chah se leva. L’entretien était terminé. Il serra longuement la main de Malko. Dehors, Kiljoy lança :
— Vous avez été formidable !
— J’espère qu’il va mettre la main sur nos deux généraux. Ils sont capables de n’importe quoi. Ramenez-moi à mon hôtel. J’ai besoin de prendre une douche.
La Cadillac grimpa allègrement jusqu’au Hilton. Au moment où ils arrivaient, ils furent doublés par une Chrysler bleue, d’où sortit le général de la Garde qu’ils avaient vu au Palais. Il entra avant eux et fila à la réception. Quand Malko prit sa clef, le gérant se cassa en deux.
Malko prit congé de Kiljoy et monta. Il se jeta sous sa douche, passa une chemise propre, se parfuma et sortit.
Il demeura en arrêt dans le couloir. Deux soldats en armes faisaient les cent pas devant sa porte. En le voyant, ils claquèrent des talons. Un peu abasourdi, l’Autrichien prit l’ascenseur. Le liftier brûla tous les étages et le déposa dans le hall.
Le directeur, avec mille courbettes, se précipita vers Malko.
— Vous êtes l’invité de Sa Majesté, qui nous a recommandé de veiller particulièrement à votre confort. Voulez-vous dîner dans un cabinet particulier ?
Amusé, Malko déclina l’invitation. Il alla s’asseoir à une table près de la vitre. On ne lui apporta pas de menu. Cinq minutes plus tard, un maître d’hôtel déposait sur la table une boîte de caviar blanc.
— C’est un cadeau de Sa Majesté, murmura-t-il. Extrêmement rare.
C’est la première fois que Malko en voyait. Il le goûta, intrigué : exactement le même goût que le béluga ! Mais le chah avait la reconnaissance rapide… Au troisième toast, Malko repéra dans son dos, deux gorilles presque aussi visibles que les deux troufions du couloir. Il devait y avoir un char dehors. Écœuré de caviar, il toucha à peine au délicieux chaslik. Il était un peu triste. Il avait appelé la chambre d’Hildegard sans obtenir de réponse. Ce soir, il aurait bien pris un peu de détente.
Après le café turc, il décida d’aller se coucher. Il était crevé. D’ailleurs, à peine déshabillé, il tomba sur son lit comme une masse.
La sonnerie du téléphone le réveilla. Il attrapa, au jugé, le combiné.
— Kiljoy à l’appareil, claironna la voix du diplomate. Réveillez-vous, mon cher, il y a du nouveau !
— Les Russes attaquent ?
— Ne plaisantez pas. Khadjar a failli être arrêté ce matin.
— Quelle heure est-il ?
— Midi. Il a tiré sur les deux officiers qui l’ont interpellé et les a grièvement blessés. Puis il s’est réfugié dans la salle du trésor de la banque Melli. Là où se trouvent tous les bijoux qui garantissent la monnaie iranienne.
— Est-ce qu’il est seul ?
Kiljoy hésita un instant.
— Non, hélas ! Schalberg est avec lui, ainsi que deux de nos hommes et l’adjoint de Khadjar. Ils sont tous armés. La police cerne la banque. Ça va être difficile de les avoir. La salle est blindée, avec des portes d’acier d’un mètre d’épaisseur. J’y vais tout de suite. Voulez-vous me rejoindre là-bas ?
— Je m’habille et je viens.
Pour une fois, Malko ne prit pas de douche. Il mit quand même une chemise propre et dévala le couloir ; sans arme, cette fois. Il n’en avait vraiment pas besoin. Les deux gorilles bondirent de leur banquette dans le hall, et lui emboîtèrent le pas. À la porte, un troisième homme l’aborda.
— Monsieur Linge, votre voiture est ici.
C’était une somptueuse Chrysler bleu pâle, sans numéro, avec un chauffeur en livrée. Malko monta, et les deux gorilles se tassèrent à l’avant.
— À la banque Melli, ordonna Malko, rue Ferdowsi.
La Chrysler vira sec, et Malko dut se retenir pour ne pas être éjecté. Le chauffeur appuya sur un bouton, qui déclencha une sirène, semblable à celle des policiers américains.
Il ne leur fallut guère plus de dix minutes pour arriver à destination. Le chauffeur stoppa devant un barrage militaire. La banque était un peu plus loin, à cent mètres. À peine Malko eut-il mis pied à terre que Kiljoy se précipita :
— Je suis content de vous voir. Sa Majesté désire s’entretenir avec vous.
— Où ?
— Ici. Le roi s’est déplacé personnellement pour surveiller l’arrestation. Il vous attend là-bas, dans sa voiture.
En effet, la Rolls-Royce grise était garée en face de la banque, protégée par un cordon de troupes.
— Depuis combien de temps est-ce que cela dure ? demanda Malko.
— Près de trois heures. Et cela peut durer encore longtemps. La salle où ils sont réfugiés est inexpugnable, en sous-sol, protégée par l’épais blindage. La porte a un mètre d’épaisseur. Pensez que tous les bijoux garantissant la valeur du rial se trouvent là !
Ils étaient arrivés à la voiture. Le chah, assis à l’arrière, fumait. Il fit signe à Malko de le rejoindre.
— Vous aviez entièrement raison, monsieur Linge, dit-il en guise de « bonjour ». Le général Khadjar a trahi ma confiance.
Malko inclina la tête modestement.
— Vous avez rendu un grand service à mon pays, continua le souverain, et je le ferai savoir à qui de droit.
Il se tut un instant, puis continua.
— Vous avez aussi droit à toute ma reconnaissance, monsieur Linge. Je voulais vous le faire savoir moi-même.
Il tendit la main à Malko.
— Merci. Avant que vous ne quittiez l’Iran, j’aimerais vous avoir à ma table. Je vous ferai prévenir. Je dois maintenant aller au Palais, régler certaines affaires. Au revoir, monsieur Linge.
— Mais, coupa Malko, et le général ?…
Le chah sourit.
— Le problème est réglé. Au mieux de l’intérêt général.
Malko, intrigué, claqua la lourde portière, et rejoignit Kiljoy.
La Rolls démarra silencieusement Aussitôt, les soldats commencèrent à se rassembler et, visiblement, se préparèrent au départ.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Kiljoy.
— Je ne comprends pas. Le chah est très détendu. On dirait que tout cela ne l’intéresse plus. Regardez.
Autour d’eux, les militaires et les policiers pliaient bagages. Il ne resta bientôt plus que quatre policiers en faction, devant la porte du bâtiment où se trouvait la salle du Trésor.
Kiljoy et Malko s’approchèrent et on les laissa passer.
Un écriteau collé sur la porte, portait en anglais et en persan cette inscription : « Fermeture provisoire. »
Perplexes, les deux hommes s’éloignèrent. Tout à coup Malko pensa à Derieux. Le malheureux devait toujours croupir dans son trou. L’Autrichien renvoya sa voiture, demanda à Kiljoy de lui prêter la sienne et son chauffeur : inutile de mettre les sbires du chah sur la piste du vieux médecin.
En dépit de son extraordinaire mémoire, Malko eut du mal à retrouver l’endroit. Il frappa et la vieille vint ouvrir. Il dut lui-même déplacer la table et soulever la trappe. L’échelle était en place.
Le colt à silencieux le couchait en joue quand il atterrit dans la pièce du bas. Derieux sourit et reposa l’arme.
— Vous auriez dû vous annoncer, dit-il. Un peu plus et je vous flinguais à vue. Alors ? Quoi de neuf ?
— Nous sommes des héros nationaux, dit Malko.
Il s’assit sur le lit et raconta ce qui s’était passé depuis la veille, en soulignant que le chah savait le rôle important que Derieux avait joué.
Le Belge souriait de toutes ses dents.
— Pour une fois, les bonnes actions rapportent. C’est le genre de service que le chah n’oublie pas. A moi la belle vie ! Je vais enfin pouvoir importer mon opium du Pakistan sans crainte de me faire piquer…
Malko essaya en vain de prendre l’air réprobateur. Il alla chercher son chauffeur. À deux, ils montèrent Derieux dans la voiture.
— Je me demande quand même ce que le chah mijote, pour Khadjar et Schalberg, murmura Derieux.
— Il veut peut-être les affamer.
— Non. Il aurait laissé des troupes, en cas de sortie.
La voiture remontait lentement la rue Lalézar. Malko aperçut un marchand de journaux qui brandissait le Téhéran-Journal en hurlant quelque chose. Il l’appela, par la glace baissée.
Une manchette barrait toute la première page :
« Terrible accident à la banque Melli »
« Le général Khadjar, accompagné du général américain Schalberg et de plusieurs de leurs collaborateurs, noyés accidentellement au cours d’une visite dans la salle du Trésor. »
L’article expliquait qu’au cours d’une démonstration du système de sécurité, une fausse manœuvre avait provoqué la fermeture des portes et l’inondation de la salle, mesures prévues pour empêcher la fuite d’éventuels voleurs… Le responsable serait sévèrement puni.
Une longue notice nécrologique magnifiait ensuite les mérites des deux généraux. Le chah présentait ses condoléances personnelles aux veuves, et le général Schalberg était décoré du zol-fanaghar de première classe, la plus haute dignité persane. Aucune décoration pour le général Khadjar : il les avait déjà toutes.
L’enterrement était fixé au surlendemain, proclamé férié et jour de deuil national. Bien entendu, le chah conduirait lui-même les funérailles.
— Il a bien fait les choses, remarqua Derieux. Noyés comme des rats et enterrés comme des princes ! Le chah sait vivre. Ils n’en auraient peut-être pas fait autant pour lui.
Ce fut toute l’oraison funèbre de Khadjar et Schalberg. Malko déposa Derieux chez lui et se fit conduire à l’hôtel. Il avait encore beaucoup à faire.
Ses gardes étaient toujours là. A peine était-il dans sa chambre qu’il eut une bonne surprise. Le téléphone sonna ; c’était Tania.
— Je suis heureuse que tu t’en sois tiré, dit-elle. Tu sais, c’est un peu grâce à moi. C’est dommage pour Teymour ! C’était un si bel homme…
Comme Malko, suffoqué de tant de cynisme, ne répondait pas, elle continua.
— Et notre promenade au Karaj ? Ma proposition tient toujours, tu sais ! Je suis libre demain soir, puisqu’il y a des vacances pour l’enterrement de Teymour.
Une idée réjouissante vint à l’esprit de Malko.
— Entendu, répondit-il. Viens me prendre ici demain soir. J’aurai pour toi une surprise.
— D’accord, fit Tania, ravie. À demain. Je me ferai très belle.
Malko raccrocha, avec un curieux sourire.
L’eau du lac Karaj n’avait pas une ride. Les parois rocheuses énormes qui l’entouraient le faisaient paraître tout petit. L’air vif, le ciel bleu, une brise légère, tout cela donnait envie de courir et de nager.
— Qui va faire le déjeuner ? demanda malicieusement Malko. J’ai une faim de loup.
— Je ne m’y connais pas beaucoup en cuisine, minauda Hildegard, moulée dans un pantalon bleu ciel et un pull cachemire.
Tania ne dit rien, mais alla au coffre de la voiture chercher le panier du pique-nique.
Malko la regardait avec une folle envie de rire. Il se rappelait la tête qu’elle avait faite, une heure plus tôt, en le voyant arriver avec Hildegard.
Le week-end amoureux de Tania ne se passerait pas tout à fait comme elle l’avait imaginé. Il y avait deux chambres dans sa maison : une pour elle, l’autre pour Malko et Hildegard.
La jeune Iranienne, en passant devant Malko bomba la poitrine et le frôla de sa hanche. Il eut un instant de regret pour sa muflerie. Mais il se dit tout de suite qu’Hildegard allait partir le lendemain, et que Tania restait.
Elle ne l’en aimerait que plus.