CHAPITRE VIII

Une longue colonne de fumée noire montait tout droit dans le ciel bleu de Téhéran. Elle provenait d’un camion militaire renversé, qui brûlait au milieu de la place Maidan-Eidam, au sud du Bazar. Tout autour, des gamins formaient une ronde joyeuse et jetaient dans le brasier tout ce qui leur tombait sous la main.

Le corps du chauffeur était resté coincé dans la cabine, dont le pare-brise avait éclaté sous les balles. Son visage noirci par les flammes se décomposait lentement sous l’effet de la chaleur.

Trois autres corps étaient étendus au milieu de la chaussée ; deux soldats et un civil qui avait perdu ses chaussures.

Malko et Derieux débouchèrent avenue Khiaban, venant du Bazar par de petites ruelles, et s’arrêtèrent net : ils se trouvaient en plein no man’s land.

Au bout de l’avenue, vers la place Mesdan, on apercevait les uniformes bleus des policiers, qui avaient posté leurs jeeps en travers de l’avenue et se retranchaient derrière. Ils protégeaient le Palais du Goulestan et l’immeuble de la radio. S’ils lâchaient ce point stratégique, la foule pourrait se ruer par l’avenue Khayyam jusqu’au quartier des ambassades, et de là parvenir au Palais Impérial.

Au bas de l’avenue, la foule des émeutiers attendait en une masse sombre, bloquant toute la chaussée. Ils n’osaient pas avancer au-devant des armes de la police, mais on sentait qu’à la moindre poussée des leaders, ils déferleraient de nouveau.

Malko et Derieux traversèrent en courant l’espace vide et se réfugièrent derrière les débris d’une cabine téléphonique. Les vitres en avaient été brisées et l’appareil pendait lamentablement, arraché. Les émeutiers avaient même enlevé les fils, qui traînaient sur le trottoir.

— Ça sent mauvais, ici, dit Derieux. Si on remonte vers les flics, on risque de se faire allumer par un excité. Et de l’autre côté ils vont nous lyncher… Dans ce genre d’histoires, ce n’est pas une bonne carte de visite d’avoir la peau blanche.

— Tant pis, il vaut mieux aller vers la foule ! Nous y verrons plus de choses et ce n’est pas plus dangereux.

Marchant très lentement, les deux hommes se dirigèrent vers le groupe compact et hostile qui bouchait l’avenue.

Soudain un haut-parleur clama quelque chose, du côté de la police. Celle-ci avait dû recevoir des ordres.

« Reculez et dispersez-vous, criait le mégaphone. Tous ceux qui résistent seront arrêtés. »

Capot contre capot, des jeeps se mirent à descendre l’avenue. Sur chacune, il y avait un groupe de policiers casqués, armés de mitraillettes et de longues matraques.

Les premiers rangs d’émeutiers commencèrent à reculer. Les jeeps accélérèrent.

— Ils vont en prendre plein la gueule, grommela Derieux. Et nous, on est au milieu !

Soudain une arme automatique ouvrit le feu. Une longue rafale d’abord, puis plusieurs, plus courtes. Malko et Derieux plongèrent dans le caniveau. Les balles sifflaient au-dessus de leur tête.

— Ils n’y vont pas de main morte, les flics ! remarqua Derieux.

— Écoutez. Ce n’est pas eux.

Derieux releva la tête, au mépris de toute prudence. C’était vrai. Les jeeps refluaient en désordre. Plusieurs policiers étaient étendus au milieu de l’avenue. D’autres fuyaient, abandonnant leurs véhicules. Une nouvelle rafale les cloua sur le macadam.

Vous reconnaissez le bruit ? fit Malko. C’est une MG 42 qui tire. Elle doit être sur un toit…

Il y eut un grondement sourd, et tout à coup la foule se mit en marche. En quelques secondes, une masse hurlante dévala vers la police, foulant aux pieds Malko et Derieux sans même les remarquer.

Ceux-ci se relevèrent dès que la première vague fut passée et furent entraînés par le mouvement. Autour d’eux, on criait, on s’interpellait, des femmes poussaient des cris aigus. Bousculés, Malko et Derieux arrivèrent près du corps d’un policier qu’on était en train d’achever à coups de pied et de bâton. Aucun des émeutiers ne paraissait armé. Certains avaient des briques ou des gourdins, mais pas d’armes à feu.

Malko regardait autour de lui lorsqu’il vit un homme tirer tout à coup une grenade de sa poche, la dégoupiller et la jeter, de toutes ses forces, vers les rangs des policiers. Puis l’homme fit demi-tour et disparut dans la foule… Au même moment, le tac-tac d’une mitrailleuse se fit entendre, venant du nord, vraisemblablement de la Ferdowsi. Les émeutiers possédaient donc plusieurs armes automatiques.

Derieux profita d’une éclaircie dans la foule pour entraîner Malko.

— Ne restons pas là. Ça va barder. Pour le moment, les flics sont débordés, mais il y a deux régiments de blindés stationnés à Téhéran. Ils ne vont pas tarder à intervenir.

— Où voulez-vous aller ?

— Où nous étions.

Ils partirent en courant. Les ruelles menant au Bazar étaient désertes. Arrivé à une porte en bois, Derieux frappa plusieurs fois. Après quelques instants, la porte fut ouverte par un vieil Iranien qui sourit en reconnaissant le Belge.

La cour intérieure de cette petite maison était calme et fraîche. Malko et Derieux s’assirent sur des coussins et attendirent.

Ils avaient passé la nuit là. Malko y était venu un peu par acquit de conscience. Il ne croyait pas beaucoup aux révolutions sur invitation. Puis, vers huit heures du matin, ils avaient été réveillés par des cris et des bruits de foule ; des manifestants couraient dans la ruelle, criant des slogans et brandissant des pancartes.

Habillés en toute hâte, ils s’étaient mêlés aux premiers groupes de manifestants.

Ils se trouvaient dans la partie sud de Téhéran, dans les quartiers pauvres, là d’où partaient toutes les émeutes, pour remonter vers le nord, le Palais du chah, le Parlement, l’Université et les quartiers élégants. Cela, c’était une heure auparavant. Maintenant la situation avait empiré.

— On est mieux ici que dehors, soupira Derieux.

— Qu’est-ce qu’ils veulent ?

— Je n’en sais rien. D’habitude, ils sont pacifiques et se contentent de passer à tabac quelques flics, qui le leur rendent bien. Mais il n’y a jamais de morts.

— Ils ont des armes, d’habitude ?

— Non.

— Ce n’est plus le cas. On dirait que la cargaison de Van der Staern est arrivée à bon port.

— Oui, mais à quel port ?

— Eh bien, les communistes ou les autres.

— Quels autres ?

— Honnêtement, je n’en sais rien. C’est la bouteille à l’encre. Quelqu’un est en train de fomenter la bagarre, c’est certain. Mais dans quelle intention ?

Malko se leva d’un bond, époussetant son complet.

— Allons voir. Il faut savoir qui tire les ficelles.

— On risque de se faire descendre.

— Ici, nous ne servons à rien. On apprendra par les journaux ce qui s’est passé.

— Ça vaut mieux que de ne pas pouvoir les lire du tout.

— Allons, ne soyez pas si pessimiste, mon cher !

À contrecœur, Derieux suivit Malko. La ruelle était toujours déserte. Ils remontèrent en direction du Bazar, d’où filtraient une sourde rumeur et des coups de feu, isolés et par rafales. Plusieurs explosions suivirent.

— Un bazooka, remarqua Malko.

À la lisière sud du Bazar, il n’y avait pas un chat. Mais deux corps étendus et des dizaines de chaussures abandonnées montraient qu’on s’était battu. Plusieurs vitrines étaient brisées, et une autre cabine téléphonique était complètement détruite.

— Passons par le Bazar. Au moins les chars ne peuvent pas y venir, proposa Derieux. Nous ressortirons de l’autre côté, sur la Bouzarjomeri.

Ils ne croisèrent personne dans le dédale du Bazar. Toutes les boutiques avaient leur rideau de fer baissé ; l’atmosphère était sinistre.

A l’air libre, ils furent salués par une clameur sauvage : à dix mètres d’eux, un groupe de jeunes gens pendaient un policier à un arbre. Le malheureux ne se débattait même pas.

Malko se détourna, horrifié. Derieux l’entraîna.

— Filons. Ils sont dingues.

Ils prirent l’avenue Khayyam, qui monte vers le nord. Partout des autobus aux vitres brisées, des boutiques éventrées, des corps de policiers, de soldats et de civils. Derieux, du pied, retourna un soldat. Il avait reçu en plein front une balle qui avait fait une grosse boursouflure…

Des petits groupes de manifestants les dépassaient en courant. Ils hâtèrent le pas, pour ne pas se faire remarquer. Des coups de feu venaient du nord. La large avenue Ferdowsi était encombrée de gens qui allaient tous dans cette direction. De temps à autre, un type ramassait une pierre et la jetait dans une vitrine. Les changeurs et les marchands de tapis de cette avenue cossue devaient être aux cent coups.

Marchant et courant, les deux hommes parvinrent enfin au carrefour de la Chah-Reza, centre de la ville, les Champs-Élysées de Téhéran.

Les manifestants étaient partout. Par petits groupes, ils progressaient vers le nord et vers l’ouest.

— Jamais ils ne sont montés si haut, remarqua Derieux. Le chah ne doit pas être tranquille. Pour peu que sa garde lâche !

— Mais qu’est-ce qu’ils veulent ?

— Allez le leur demander ! Rien, la plupart ! Se défouler de vingt siècles de misère, en s’en prenant à des objets qu’ils ne posséderont jamais. Mais il y a des meneurs qui, eux, savent.

— Écoutez !

Derieux tendit l’oreille. Au-dessus des explosions sèches et des rafales d’arme automatique, il perçut un grondement caractéristique.

— Les chars.

Ils venaient de l’ouest, par la Chah-Reza.

Instinctivement, Derieux se mit à courir, dans la direction opposée.

— Attendez ! cria Malko. Il faut aller voir.

Ce n’était pas une bravade. Mais de là-bas venait le bruit des rafales et des bazookas. Donc, c’est là que se trouvaient les mystérieux meneurs.

Derieux secoua la tête :

— Vous êtes fou ! Un char, ça ne discute pas. Quand on sera morts, ça n’avancera personne.

Pourtant il suivit Malko.

Ils n’eurent pas à marcher longtemps. À la hauteur du Teheran-Palace, des manifestants refluaient en toute hâte, jetant leurs bâtons et leurs briques. Une barricade d’autobus et de voitures renversés obstruait l’avenue.

Derieux et Malko s’en approchèrent avec précautions. Devant, il y avait une autre barricade, où l’on tirait. Malko distingua le canon d’une mitrailleuse et le tube d’un bazooka. Il y eut une lueur brève et une fusée partit. C’est alors que Malko vit le premier char.

Il était embossé devant les grilles de l’Université et sa tourelle prenait l’avenue en enfilade. La fusée du bazooka le rata et explosa sur un arbre. Aussitôt les deux mitrailleuses du char crachèrent la mort.

Malko vit les mitrailleurs se crisper, comme frappés par une décharge électrique, et demeurer immobiles. Brusquement, le char avança, en tirant encore une courte rafale. Un autre, à gauche, le couvrait.

Il prenait de la vitesse. Malko et Derieux n’eurent que le temps de plonger dans le hall du Teheran-Palace. Personne ne les remarqua : employés et clients étaient à plat ventre.

Les deux chars passèrent devant l’hôtel, bousculèrent la barricade et continuèrent vers la Naderi. Malko releva la tête. Aucune troupe à pied ne suivait.

— Venez, souffla-t-il à Derieux.

La Chah-Reza était comme morte. Plus un manifestant. Le bruit de la bataille s’était déplacé à l’est et au sud. Mais on entendait encore de nombreux coups de feu.

Marchant avec précaution sur le trottoir, Malko parvint jusqu’à la seconde barricade. Autour de la mitrailleuse, les corps n’avaient pas bougé. Les énormes balles de 12, 7 y avaient creusé des déchirures affreuses.

Malko se pencha sur l’homme qui tenait encore la poignée de la mitrailleuse. Le visage n’existait plus. C’était un Iranien, jeune. Une autre balle avait déchiré sa veste. Par le trou, Malko aperçut un morceau de papier vert, qui accrocha son regard. Il tira, à travers la poche déchirée, et ramena une liasse de billets.

Derieux poussa un sifflement.

— Nom de Dieu !

Malko tenait à la main une liasse de billets américains de cent dollars !

Il ferma les yeux un instant et mit en marche son extraordinaire mémoire. Il faisait défiler les séries des billets volés. Celles-là faisaient partie du lot.

Derieux, retournant un autre corps, poussa une exclamation. Malko sursauta : le cadavre était celui d’un Européen.

C’était même une tête que Malko connaissait. Celle de l’homme qu’il avait croisé la veille à l’ambassade américaine. L’homme avait été frappé d’une rafale dans la poitrine, mais ses traits étaient intacts. Il serrait encore dans sa main une serviette en cuir. Un pistolet Walther avait glissé de ses doigts.

Malko arracha la serviette des doigts du mort. Derieux le tira par le bras :

— Ne restons pas là, voilà une colonne de troufions. Ils vont nous prendre pour des pillards.

Tenant toujours la serviette, Malko le suivit. Ils s’engouffrèrent dans une ruelle et prirent la direction du nord. Cent mètres plus loin, ils furent arrêtés par un barrage militaire. Un officier très poli leur demanda d’où ils venaient. Derieux répondit qu’ils avaient eu un rendez-vous d’affaires au Teheran-Palace et qu’ils cherchaient maintenant à regagner leur hôtel, le Hilton.

— Je vais mettre une jeep à votre disposition, répondit l’officier.

On les embarqua et ils prirent la route de Chimran. Il y avait des troupes partout. Au carrefour de la Maideneh, deux chars Patton étaient en batterie, avec des hommes casqués. Plusieurs camions bourrés de troupes stationnaient avenue Pahlavi.

Les bruits de la bataille ne parvenaient plus que faiblement, du sud de la ville. Les rebelles semblaient être refoulés partout.

Au Hilton, c’était la panique. Le hall grouillait d’Américaines nerveuses qui harcelaient les employés de la réception, leur posant des questions saugrenues.

Les gens se pressaient derrière les grandes baies vitrées, d’où l’on voyait tout le panorama de la ville. Plusieurs colonnes de fumée noire montaient dans le ciel limpide, au sud de la Chah-Reza. Un petit avion tournait au-dessus de la ville.

Malko prit sa clef et ils montèrent dans sa chambre.

La serviette de l’Américain n’était pas fermée à clef. Elle contenait une épaisse liasse de dollars et une feuille de papier calque pliée en quatre. Malko la déplia et l’étala sur le lit.

C’était un plan de Téhéran, sur lequel on voyait plusieurs ronds bleus et rouges, avec des annotations et des noms. Tous étaient situés dans le sud de la ville, au carrefour d’avenues importantes.

— Voilà l’emplacement des groupes armés, dit Malko. Ils disposaient donc de douze armes automatiques, au moins. Ceux-là devaient agir comme provocateurs. C’est facile à vérifier.

Il se pencha sur la carte. Au bas de l’avenue Khiaban, là où ils se trouvaient deux heures plus tôt, il y avait un petit cercle rouge et un nom : la mitrailleuse qui avait tiré sur la police près de Malko.

— Voilà donc pourquoi ils avaient besoin d’armes et d’argent, murmura Malko. Ils ont payé comptant des mercenaires, pour encadrer les manifestants. Khadjar voulait prendre le pouvoir de cette façon. Ça n’a pas marché…

Derieux secoua la tête.

— Ça ne colle pas. Khadjar sait très bien que deux régiments blindés de la Garde Impériale stationnent en permanence à l’extérieur de la ville, et qu’ils peuvent intervenir en deux heures. Contre eux les mitrailleuses et même les bazookas ne font pas le poids. Il n’espérait pas liquider le chah de cette façon.

— Alors qu’est-ce qu’il a cherché ?

— Je ne vois pas exactement. Peut-être tout simplement créer des désordres, pour pouvoir liquider tranquillement les éléments modérés qui pourraient plus tard s’opposer à lui. C’est bien dans sa manière. Nous verrons cela en lisant les journaux : ils sont à sa botte.

— Vous devez avoir raison. En tout cas, une chose est certaine : Schalberg et Khadjar marchent la main dans la main contre le chah. Ce n’est pas lui qui leur a demandé de tirer sur ses propres chars…

— Vous savez, dans ce pays, rien n’est impossible.

— Quand même ! Il faut prévenir le chah de ce qui se trame. Redescendons en ville. Allons voir ce qu’est, devenue votre voiture.

— Bonne idée. Il ne doit pas en rester grand-chose.

Ils eurent beaucoup de peine à trouver un taxi qui acceptât de les descendre dans Téhéran. Dès qu’ils eurent atteint les lisières de la ville ils tombèrent sur des barrages. À chacun d’entre eux, Derieux montrait ses papiers et expliquait qu’il allait chercher sa voiture.

Ils parvinrent ainsi jusqu’à la poste. La place grouillait de soldats. Un Patton achevait de brûler au début de la rue Lalézar. Un camion bâché passa près d’eux, et Malko eut le temps de voir qu’il était plein de corps entassés en désordre.

— Ça a été sanglant, murmura-t-il.

Leur chauffeur les débarqua avant le Bazar, en face de l’immeuble de la radio. Il ne voulait pas aller plus loin. Ils se faufilèrent à pied entre les patrouilles et arrivèrent jusqu’au Bazar.

La Mercedes n’était plus qu’un tas de ferraille renversée. On y avait mis le feu avant de s’en servir comme barrage antichar.

— Tant pis. Vous m’en paierez une autre. Vous avez de quoi.

Malko sourit.

— D’accord. Après tout, le Trésor ne sait pas que j’ai retrouvé une partie des dollars. À cinq ou six mille près ! Allons au Palais. Vous connaissez quelqu’un ?

— Oui, Rhafa, le porte-parole. Mais c’est un pourri. Vous devriez passer par l’ambassade.

— Pas indiqué ! Schalberg y est trop puissant. Je préfère atteindre le chah directement.

— Comme vous voudrez.

Ils se remirent en marche. Malko avait laissé la précieuse serviette dans sa mallette, à l’hôtel.

Il n’y avait plus un taxi dans les rues. Des débris jonchaient la chaussée. Les vitrines étaient brisées, d’autres avaient baissé leur rideau de fer. En vingt minutes, ils parvinrent à la rue Pasteur, qui conduit au Palais du Chah. Un barrage les arrêta tout de suite. Il fallut parlementer. Il y avait des troupes partout. À travers les grilles du Palais, on les voyait camper sur les pelouses.

Malko et Derieux mirent encore vingt minutes pour parcourir les cent mètres de la rue. Trois chars gardaient la petite place du Palais. Un géant de plus de deux mètres, sergent de la Garde Impériale, leur barra le passage.

— Je dois voir le général Nessari, dit Derieux.

C’était le général commandant la Garde. L’autre les laissa passer. Dans le jardin, ils obliquèrent et filèrent vers le bureau de Rhafa, où on les introduisit tout de suite.

Rhafa était un petit homme tiré à quatre épingles, l’air chafouin derrière de grosses lunettes et la voix onctueuse. Il s’intéressait de très près au personnel féminin de son bureau et cumulait les fonctions de porte-parole avec celles d’agent secret et d’attaché culturel. Sa force venait de ce qu’il voyait le chah tous les matins et de sa servilité.

Il écouta les explications de Derieux avec componction, en prenant quelques notes rapides en persan.

— Je vais transmettre votre requête immédiatement, dit-il à Malko. Je verrai Sa Majesté demain matin. Que dois-je indiquer, pour le motif de cette entrevue ?

— Une raison urgente, grave et confidentielle, répondit Malko. Je suis ici en mission spéciale, pour le gouvernement des États-Unis.

Pour frapper un grand coup, il tira ses lettres de créance et les lui montra. Rhafa cligna des yeux et rendit le papier, la voix encore plus douce.

— Pourquoi ne passez-vous pas par la voie diplomatique, monsieur Linge ? Vous paraissez muni d’un mandat officiel.

— J’ai mes raisons, coupa sèchement Malko. Des raisons qui intéresseront Sa Majesté.

Rhafa n’insista pas. On apporta des tasses de thé. Rhafa trempa poliment ses lèvres dans la sienne et tendit la main à Malko.

— Téléphonez-moi demain matin, vers onze heures. Je saurai quelque chose. À quel hôtel êtes-vous ?

— Le Hilton.

— Très bon hôtel. À demain.

Une secrétaire minuscule et poilue les raccompagna.

— Si vous avez votre rendez-vous demain, je suis le pape, dit Derieux, dès qu’ils furent sortis.

Malko ne répondit pas. Rhafa ne lui inspirait pas confiance.

— Rentrons à l’hôtel, proposa-t-il à Derieux. Je voudrais mettre en sûreté les documents et l’argent.

— Je connais un endroit.

Ils durent marcher plus d’un kilomètre avant de trouver un taxi. Tout le nord de la ville était calme, mais il y avait des camions de troupes partout. Au passage, Derieux acheta l’Éttaalat, qui venait de sortir. Une grande manchette barrait la page :

Des émeutiers communistes tentent de prendre le pouvoir.

L’article expliquait que les membres du Toudeh, à l’aide d’armes de contrebande, avaient essayé, avec la complicité d’éléments syndicalistes, d’envahir les commissariats de police dans le sud de la ville. Au cours des bagarres, plusieurs meneurs du Front National avaient été arrêtés. L’armée était restée fidèle au régime et avait maté la rébellion.

— Khadjar a fait d’une pierre deux coups, murmura Derieux. Il a préparé l’opinion pour son coup, en soulignant les dangers que les communistes font courir au pays, et il a liquidé les modérés qui auraient pu s’opposer à lui.

— Heureusement que j’ai les dollars et le plan !

— Vous pouvez être sûr qu’en ce moment le cadavre du gars blond est en train de se dissoudre dans de la chaux vive. C’était la seule preuve tangible, et encore !

Le Hilton était gardé par un groupe de soldats avec une mitrailleuse. Ils toisèrent le chauffeur, pleins de soupçons, puis se déridèrent en voyant des Européens.

— Attendez-moi, en bas, dit Malko. Je vais chercher mes petits trésors et je reviens.

Rien n’avait bougé dans la chambre. Il prit sa valise et redescendit. Derieux avait déjà un taxi. Arrêtés à trois cents mètres de chez le Belge, ils continuèrent à pied.

Dès qu’ils furent entrés, Derieux prit la valise et disparut. Il revint dix minutes plus tard, alors que Malko en était à sa troisième vodka.

— Maintenant vous pouvez être tranquille.

— Où l’avez-vous mise ?

— Il y a une petite cache au fond de ma citerne. J’ai mis votre valise dans un sac étanche en caoutchouc, et j’ai rempli la citerne. Il y a maintenant trois mètres d’eau par-dessus votre fortune.

— Très bien.

L’esprit tranquille, Malko partagea le repas du Belge : des filets d’esturgeon. La radio donnait sans cesse des informations concernant les émeutes. On se battait encore. Derieux eut un coup de fil.

— Il paraît qu’on a creusé des tranchées au bulldozer pour enterrer les cadavres, annonça-t-il. Khadjar ne fait pas le détail.

— Vous croyez que c’est vrai ?

— Plutôt au-dessous de la vérité. On ne saura jamais combien on a tué de gens aujourd’hui. Et ce n’est pas Khadjar qui nous le dira.

À dix heures, Malko rentra se coucher. Des lueurs rouges éclairaient encore le sud de la ville. Des maisons brûlaient. Le Hilton était bien rassurant, après tous les cadavres de la journée.

Malko s’endormit du sommeil du juste.

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