CHAPITRE III

Hildegard n’était pas seule ; Malko s’aperçut avec déplaisir qu’il en était vexé. La jeune Allemande était étendue sur une chaise longue au bord de la piscine, et un homme, que Malko ne voyait que de dos, était assis à ses pieds.

— C’est à vous ça ? demanda Derieux à Malko, en désignant Hildegard. Vous allez vite ! Ici, ça vaut de l’or, une créature de cet acabit.

En voyant arriver Malko, Hildegard agita joyeusement le bras. Son compagnon se leva, comme poussé par un ressort. Il était rouge comme une écrevisse et son maillot délimitait de petits bourrelets de graisse autour de sa taille.

— Je m’appelle Van der Staern, dit-il à Malko. Je me suis permis de parler à mademoiselle parce que la vie est bien triste dans cet hôtel.

Il n’avait pas besoin de se présenter : c’est comme s’il avait eu un drapeau belge peint sur le ventre. Il parlait comme les imitateurs de café-concert.

Les yeux d’Hildegard pétillèrent en regardant Malko. Lui ne voyait que ses jambes. Longues et fines, avec des cuisses charnues. C’était agréable de se dire qu’on en profiterait encore !

Van der Staern débordait de prévenances. Il avait précipité une chaise sous Malko et tenait la main de Derieux comme si c’eût été un lingot d’or. Il était vraiment sevré d’affection.

— Je vous invite tous à déjeuner, proclama-t-il. Ici au bord de la piscine. Je m’occupe de tout.

Avant qu’ils aient eu le temps de répondre, il avait filé comme une flèche à la recherche du maître d’hôtel.

Résigné, Malko alla se changer. Derieux commençait déjà à faire de l’œil à Hildegard. Quand il redescendit, la table était mise. Hildegard s’étira et fit quelques pas au bord de l’eau, déchaînant la concupiscence impuissante du personnel. Malko se demandait sous quel prétexte mondain il pourrait l’entraîner faire la sieste après le déjeuner.

Le Belge avait bien fait les choses. On apporta deux boîtes d’une livre de caviar Bélouga, la spécialité du pays. Avec les tapis, c’est d’ailleurs tout ce que l’Iran avait à offrir.

Malko était frappé par la couleur de peau de Van der Staern. On aurait dit qu’il avait été trempé dans l’eau bouillante. Il devait souffrir affreusement, car de grands lambeaux de peau se détachaient de son dos. Il surprit le regard de Malko :

— Je sais, ce n’est pas beau, soupira-t-il. Mais je ne suis pas habitué, savez-vous. J’habite Anvers. Quand je suis arrivé ici, j’ai cru que je pourrais bronzer un peu pour épater les copains de l’étude, à mon retour.

— De l’étude ? coupa Malko.

— Oui, se rengorgea Van der Staern. Je travaille chez Me Bosch, notaire à Anvers depuis trois générations. Je suis son premier clerc, ajouta-t-il modestement.

— Vous êtes parti avec la caisse au pays des Mille et Une Nuits ? demanda Malko, mi-figue, mi-raisin.

L’autre bondit sous l’outrage :

— Monsieur, je travaille depuis dix ans chez Me Bosch ! Il a entière confiance en moi…

— Justement…, continua Malko.

Van der Staern ignora l’adverbe :

— Non, j’accomplis la plus importante mission de ma carrière.

— Ici ?

— Oui, c’est une bien triste histoire. Me Bosch avait prêté de l’argent à un honorable commerçant d’Anvers, pour effectuer une transaction concernant une importante cargaison de blé. Acheté en Argentine, il transitait par Anvers, pour être revendu en Iran. Tout était parfaitement correct et Me Bosch a avancé les fonds. Et même, ajouta Van der Staern douloureusement, l’attaché commercial iranien avait moralement couvert l’opération !

Il s’arrêta pour engouffrer une cuillerée à soupe de caviar.

— Alors ? demanda Derieux, hilare, flairant l’énorme escroquerie.

— Alors, le blé devait être acheminé par chemin de fer et passer la frontière à Khurramchahr. Jusque-là, tout s’est bien passé. Notre client a reçu de son correspondant d’ici un télégramme disant que les autorités iraniennes refusaient au dernier moment la licence d’importation et que de toute façon, les acheteurs n’avaient pas beaucoup d’argent en ce moment !

— Qui sont les acheteurs ?

— Des groupes officiels iraniens.

— Et le blé, alors ?

Van der Staern leva les bras au ciel et faillit s’étrangler avec son caviar.

— Le blé ! Il pourrit, monsieur ! Depuis huit jours, il se trouve sous un soleil torride, dans les docks de Khurramchahr. Il germe, il gonfle, il va éclater, il verdit, il jaunit, c’est affreux. Et je ne peux rien faire.

« J’ai tout essayé, on dirait qu’un mauvais génie ne veut pas de mon blé en Iran. Il manque toujours une signature, ou le fonctionnaire que je dois voir est introuvable. L’un d’eux m’a même demandé de l’argent pour me donner une autorisation.

— Vous le lui avez versé ? coupa Derieux.

— Non, bien sûr. J’ai même signalé le cas à mon ambassade.

— Et vous avez eu l’autorisation ?

— Non.

Derieux ricana en silence. Son blé allait rester à Khurramchahr assez longtemps pour mûrir et être récolté, avec ces méthodes-là !

— Mais quel est votre rôle, au juste ? demanda Malko.

Il avait pris le genou d’Hildegard sous la table et sa bonne humeur était revenue.

— Notre créancier a abandonné ses droits à Me Bosch, et désormais le blé nous appartient. Je suis chargé de le négocier au mieux. Mais quelle histoire ! Ce pays est impossible. J’avais l’adresse de l’acheteur. Je pensais trouver une maison sérieuse, ayant pignon sur rue, des employés, des références bancaires.

Il baissa la voix de honte.

— C’est un marchand du Bazar ! À Anvers je n’oserais même pas lui vendre cent francs de marchandise à crédit, savez-vous ! Il n’a pas de compte en banque et il sait tout juste lire. Quant à son magasin, si on peut appeler ça un magasin… Une échoppe noirâtre, faite de morceaux de caisses, au fond de l’allée la plus minable du Bazar. Il n’y a même pas de sièges. Je me suis assis sur une caisse retournée. Et ce monsieur avait acheté du blé pour quatre-vingt mille dollars ! Quand je lui ai demandé quelles étaient ses disponibilités, il a tiré de sa djellaba un paquet de billets crasseux, attachés par un élastique. C’était son capital.

« Je l’ai menacé de saisie. Il m’a dit que sa boutique ne valait pas plus de trois mille tomans et que, de toute façon, on ne saisissait jamais en Iran…

« Je n’ai pas osé le brusquer trop. C’est mon dernier espoir. Il paraît que ses acheteurs habituels n’ont plus d’argent, mais il a en vue un type qui me prendrait tout le stock à un prix raisonnable. Je dois aller le voir demain.

Derieux fit une grimace :

— Demain… Farda… pass farda. C’est le premier mot qu’on apprend en Perse. Ici, on ne dit jamais « non ». C’est toujours farda. Mais ça revient au même.

La remarque n’affaiblit pas l’optimisme du Belge ; la vodka y était pour beaucoup. Le déjeuner se termina dans l’euphorie. Malko n’avait d’yeux que pour Hildegard. Elle faisait un numéro de chatte très au point, croisant et décroisant ses jambes fuselées, laissant couler sur toute la table des œillades langoureuses. Van der Staern aurait rougi s’il avait pu. Il fut d’ailleurs le premier à s’excuser. Derieux se leva aussitôt après.

— Je vais aller traîner un peu en ville, dit-il à Malko, histoire de savoir les bruits qui courent. On se verra demain, après votre rendez-vous avec Schalberg. Pas la peine de précipiter les choses !

Quand Malko revint à la piscine, Hildegard était déjà montée. Il fonça et arriva en même temps qu’elle devant sa chambre. Le reste se passa très bien. Elle voulait prendre une douche, et il la rejoignit. Trempés, ils s’écroulèrent ensuite sur le lit.

Ils se retrouvèrent ensuite en bas pour aller dîner au Colbeh, la boîte chic de Téhéran, dans l’hôtel Darband, en face du Palais d’été. Un taxi les y amena. Au moment où ils traversaient le hall, un équipage de la Scandinavian Airlines System se regroupait dans un coin, prêt au départ. Il y avait quatre hôtesses blondes. Hildegard poussa un cri :

— Margaretha !

La plus grande des blondes se détacha du groupe et vint se jeter dans les bras de l’Allemande. Hildegard expliqua à Malko :

— Margaretha c’est ma grande copine. Elle travaille à la SAS mais nous avons habité ensemble à New York.

Malko s’inclina et invita la jeune Suédoise à prendre un verre. Il était soucieux : il devait à tout prix raconter le vol des dollars à Washington, sans passer par l’ambassade. Impossible d’envoyer un câble en clair. Il ne fallait pas compter sur le téléphone : déjà d’un quartier de Téhéran à l’autre ça ne marchait pas toujours. Hildegard filait sur Bangkok le lendemain. À moins que…

— D’où venez-vous ? demanda-t-il à la Suédoise.

— De Tokyo, en deux fois, répondit la jeune fille. J’ai d’abord fait Hong Kong et Manille, puis deux jours de repos à Bangkok. Ensuite, Calcutta et Karachi, puis Téhéran.

— Vous allez en Europe ?

— Oui. Notre Coronado décolle à 2 h 05 cette nuit. Nous serons à Copenhague demain matin à dix heures, après deux stops à Rome et à Zurich.

— Bigre ! Ça va vite, dit Malko.

Flattée, la jeune fille ajouta :

— Oui, le Coronado, c’est le plus rapide de tous les jets, 950 de vitesse de croisière…

Malko réfléchissait. Il attaqua Margaretha :

— Pourriez-vous me rendre un très grand service ?

— Bien sûr. Si c’est possible.

— Pouvez-vous téléphoner à quelqu’un en arrivant à Copenhague ? Ou mieux, passer le message à une hôtesse qui part pour New York. Qu’elle appelle un numéro à Washington, en arrivant ?

Margaretha hésitait un peu. Hildegard intervint :

— Accepte, dit-elle. C’est un ami et le règlement ne l’interdit pas…

— Bon, d’accord. Elle fouilla dans son sac. Attendez, je vais vérifier les horaires Copenhague-New York. – Elle feuilleta un horaire de poche. – Voyons, le dimanche nous avons seulement notre vol quotidien, SK 915, qui quitte Copenhague à 15 h 45 et arrive à New York à 19 h 15.

J’aurai le temps de voir une hôtesse. Donnez-moi votre message.

— Parfait, dit Malko. Si vous ne pouviez le transmettre, je prends votre adresse et un ami à Copenhague vous appellera.

Elle griffonna son nom et son adresse. Malko empocha le papier. Il allait immédiatement envoyer un câble au troisième secrétaire d’ambassade, celui chargé des affaires un peu spéciales. Un certain chiffre après la signature indiquait qu’il s’agissait d’un agent « noir » de la CIA.

Malko donna à Margaretha un papier où quelques phrases étaient écrites : le résumé de la situation. Puis, ils regardèrent s’embarquer tout l’équipage de la SAS.

Ils passèrent ensuite la soirée au Colbeh et dînèrent en face de deux pilotes israéliens noyant leur ennui dans le gin tonic. Hildegard se levant à six heures, ils ne rentrèrent pas tard. Avant de se coucher, Malko expédia de l’hôtel son câble : « Contacter d’urgence hôtesse Margaretha Johnson arrivant par vol « Royal Viking » Tokyo-Copenhague 10 heures dimanche. » Suivaient les coordonnées de la jeune fille. Avec ça, si le rapport n’arrivait pas…

Il rejoignit ensuite Hildegard qui l’attendait en ravissante chemise de nuit bleue.

Au moment où Malko allait s’endormir, un grondement sourd fit trembler les vitres. Malko regarda sa montre : 2 h 10. Exact comme une horloge, le Coronado de la SAS s’envolait pour Copenhague, avec son message.


Le général Schalberg était un géant au crâne rasé à la Yul Brynner. Ses yeux bleus en amande n’avaient pas plus d’expression qu’un morceau de verre et il fumait sans arrêt de longues cigarettes, plantées dans un fume-cigarette d’ambre.

Son accueil avait été extrêmement affable. Une longue Chrysler noire était venue chercher Malko à l’hôtel, conduite par le premier Iranien rasé qu’il ait vu. Schalberg était déjà dans son bureau quand on avait introduit le visiteur. Les deux hommes s’étaient jugés en une seconde.

Malko, enfoncé dans un profond fauteuil, était dominé par le général. Vieux truc pour donner à l’adversaire un complexe d’infériorité. L’Autrichien raconta toute son histoire et attaqua :

— Pourquoi personne n’est-il venu me chercher à Mehrabad ? Nous aurions encore les dix millions de dollars.

Le général serra les lèvres.

— Le câble chiffré est bien arrivé, mais il est resté sur mon bureau. J’étais allé voir des agents iraniens qui, dans le Nord, avaient pu s’infiltrer en Union soviétique. Washington aurait dû me prévenir plus tôt.

C’était plausible. Mais il avait pu aussi partir après avoir reçu le câble.

— Ne vous tracassez pas, continua le général. Je prends tout sur moi. J’enverrai un rapport dès ce soir.

— Et vous n’avez aucune idée de la façon dont ces gens ont pu être prévenus ? continua Malko.

— Le câble est resté deux jours sur mon bureau… La somme pouvait tenter beaucoup de gens. Nous verrons bien s’il y a une brebis galeuse dans notre service. Je vais en parler à mon ami le général Khadjar.

C’était la phrase que Malko attendait.

— Pourrais-je le rencontrer avec vous ? demanda-t-il. C’est un homme passionnant, paraît-il.

Schalberg ne tiqua presque pas.

— Bien sûr ! J’y vais maintenant. Accompagnez-moi.

Debout, il dominait Malko de près de vingt centimètres. Ils prirent l’ascenseur. Les bureaux du général se trouvaient dans un petit bâtiment ultramoderne, de trois étages, dans la cour de l’ambassade. Tous les services essentiels y étaient groupés. Rien ne se décidait d’important sans que le général en fût prévenu. Il avait d’ailleurs beaucoup plus de contacts avec les Persans que l’ambassadeur, qui s’embêtait à mourir et ne pensait qu’à séduire les élégantes Persanes en leur promettant des décorations américaines.

La Chrysler les attendait. Dans la voiture, Schalberg fut encore plus détendu.

— Vous avez l’intention de passer quelques jours en Iran, maintenant que votre mission est terminée ? Je peux mettre une voiture avec chauffeur à votre disposition, pour aller sur la Caspienne, ou sur le golfe Persique.

— Je ne dis pas non. Mais je veux d’abord voir Téhéran.

— Ça vous prendra deux heures. Il n’y a rien. Ispahan et Chiraz valent le coup.

Ils étaient arrivés devant le bâtiment que Malko connaissait déjà. Bien que le général fût en civil, les deux sentinelles se figèrent au garde-à-vous.

Le bureau du général Khadjar était au premier étage. Pour y parvenir, ils passèrent devant cinq hommes armés de mitraillettes, qui se tenaient en quinconce dans le couloir. Il y avait ensuite une pièce où se prélassaient deux gorilles aux poches alourdies d’artillerie.

La porte était ouverte, et Schalberg entra sans frapper. Vêtu d’une irréprochable tunique blanche, le général Khadjar assis à son bureau, était encore plus impressionnant que sur ses photos. La peau était très mate, la moustache et les cheveux noir corbeau. Les yeux bougeaient sans arrêt. Il sourit à Malko, découvrant des crocs blancs de fauve. En anglais, Schalberg présenta Malko et expliqua l’histoire de la serviette disparue. Khadjar hocha la tête.

— Je suis déjà au courant. Son Altesse Malko Linge a déjà eu affaire à nos services. Je le tiendrai au courant.

Teymour Khadjar était à la hauteur de sa réputation.

Il paraissait un peu agacé que son ami lui eût amené Malko. Celui-ci remarqua qu’un des tiroirs du bureau était entrouvert, à portée de la main droite de Khadjar. Le général était décidément un homme prudent.

Malko sentait nettement qu’il était de trop. Il décida de voler au secours de Schalberg, qui paraissait bien embarrassé.

— Général, dit-il à Khadjar, je suis sûr que vous ferez l’impossible pour retrouver mes voleurs et je vous en remercie. Je voudrais seulement vous demander un service, qui n’a rien à voir avec cette affaire. J’ai connu, il y a quelques années, un officier iranien en stage aux USA. Il s’appelait Tabriz. Pourriez-vous me dire s’il est à Téhéran ?

— Bien sûr.

Khadjar appuya sur le bouton de l’interphone et dit une phrase rapide en persan. Malko vérifia ainsi qu’il cherchait vraiment le lieutenant Tabriz.

— Asseyez-vous quelques instants, proposa Khadjar. On va me renseigner.

On apporta l’inévitable thé. Brûlant. Malko attendait anxieusement. C’était sa seule chance de coincer Khadjar, ou du moins de le mettre dans l’embarras.

L’interphone grésilla. Khadjar prit un crayon et nota. Puis il tendit le papier à Malko.

— Voici l’adresse du lieutenant Tabriz. N’importe quel taxi vous y conduira facilement.

Malko prit le papier et regarda Khadjar bien en face :

— Je voudrais que vous veniez avec moi, Général.

— Avec vous ?

Pris à contre-pied, Khadjar était sincèrement surpris. Il interrogea du regard Malko.

— Oui, fit l’Autrichien, je me sentirais plus en sécurité. Je vous ai fait un petit mensonge : C’est le lieutenant Tabriz qui m’a attaqué l’autre soir. Il pourra certainement aider votre enquête…

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