Les liasses de dollars étalées sur le lit réchauffèrent le cœur de Malko. Il avait renoncé à jamais les revoir. Cependant, cet argent ne lui appartenait pas encore. Il était difficile de dire poliment au Belge : « Rendez-moi mon argent. »
Une chose tracassait sérieusement Malko. Il interrogea Van der Staern :
— Ces dollars paraissent très bons. Mais, dites-moi, pourquoi diable vous paie-t-on si cher du blé, qui, de votre propre aveu, est à moitié pourri et sans grande valeur ?
Van der Staern sourit :
— Les consommateurs d’ici doivent être moins difficiles qu’en Belgique. On peut encore faire de très bonnes galettes avec ce blé moisi. Au prix où ils les vendent, ils s’y retrouvent encore. De toute façon, ce n’est ni mon affaire, ni la vôtre. Est-ce que vous pouvez m’aider pour ces dollars, oui ou non ?
— Certainement. Mais je dois prendre certaines précautions. En ce qui concerne la provenance, surtout. Aussi j’aimerais bien rencontrer votre vendeur. Vous pouvez me présenter comme un acheteur éventuel de blé, par exemple.
— Vous ? Un Européen !
— Et alors ? Dites que je suis l’intendant d’un camp de travaux publics et que j’ai des gens à nourrir.
Van der Staern hésitait. Visiblement l’idée ne l’enchantait pas, mais il avait envie de se débarrasser de ses dollars.
— Bon, conclut-il. Nous allons y aller. Je passe au coffre déposer mes billets et je vous retrouve en bas.
Malko alla dans sa chambre et en profita pour changer de costume. Le sien était un peu froissé. Il essaya d’appeler Derieux, mais le numéro était occupé.
Ils prirent une Mercedes, louée par le Belge. Personne ne les suivit. Il leur fallut près de trois quarts d’heure pour arriver à la grande porte du Bazar. L’animation était extraordinaire et pour avancer il leur fallait fendre une foule compacte. Un peu partout, des drapeaux noirs étaient accrochés aux boutiques. Van der Staern les regarda avec méfiance.
— Vous savez ce que c’est ? demanda Malko.
— Non.
— C’est pour signaler les maisons où il y a la peste…
— La peste ! Mais, bon sang !…
Malko éclata de rire.
— Allons, je vous fais marcher. Vous pensez bien que je ne serais pas là non plus. Le noir est seulement la couleur de l’iman qui vient bénir ces demeures.
Rassuré, le Belge examina au passage les vitrines, qui regorgeaient d’émeraudes, de perles et d’argenterie. C’était le souk des bijoutiers.
Ils passèrent ensuite aux tissus. Le Bazar était un immense dédale de rues couvertes, s’enchevêtrant les unes dans les autres, avec des milliers de boutiques aux vendeurs criards. Certains n’avaient pas vu le jour depuis des mois, dormant à même le sol de terre battue. Mais c’était là le véritable centre économique de Téhéran. Ces gars n’avaient pas confiance dans les banques ; ils prêtaient à vingt pour cent par mois, vivaient en guenilles, mais possédaient beaucoup d’argent liquide, dissimulé dans des ceintures de laine, sous leurs robes.
Une odeur étrange prit à la gorge Malko et Van der Staern. Ils arrivaient dans la rue des marchands de céréales. Les sacs de semoule, de blé, de soja, de maïs, dégageaient une senteur douceâtre et entêtante.
— C’est là, dit Van der Staern.
La boutique ne payait pas de mine. Trois mètres de large, un volet en bois relevé et quelques sacs ouverts pour tenter la clientèle. Un vieux Persan était assis dans la pénombre, au fond. Il se leva vivement quand il vit le Belge.
Ils pénétrèrent dans la boutique. Quelques gamins à la tête rasée les regardaient avec curiosité.
— Monsieur Oveida, je vous présente mon ami, M. Linge.
Le vieux s’inclina et marmonna quelque chose en anglais.
— M. Linge, continua Van der Staern, s’intéresse au stock de blé que vous n’avez pas encore vendu. Il pourrait donc nous dépanner, puisque vous avez du mal à tout écouler.
Les yeux à demi fermés, le vieux paraissait dormir. Un jeune garçon surgit de nulle part, portant un plateau et trois tasses de thé vert. Même ici, la politesse orientale ne perdait pas ses droits.
Le vieux agita les mains et répondit en mauvais anglais :
— Je pense que ce n’est pas utile. Mon client est décidé maintenant à tout acheter. Il nous paiera comme il a commencé. Il n’y a plus de problème. Mais si M. Linge a besoin de grosses quantités de nourriture, je pourrais les lui trouver. J’attends de la semoule d’Azerbaïdjan cette semaine. Pas chère et payable en riais. Cent tomans la tonne. Je vais vous montrer.
Il se leva vivement, et, avec une écuelle, prit un peu de semoule dans un sac, et la tendit à Malko.
— Goûtez, monsieur.
Même avec du thé, la semoule, c’est indigeste. Malko déclina poliment et réattaqua :
— Ce blé me serait très utile et je suis prêt à vous le payer cher. Plus cher que votre acheteur.
Le vieux s’agita.
— Ce n’est pas possible. J’ai promis, maintenant. C’est un homme important. Il ne serait pas content. D’ailleurs, ajouta-t-il, se tournant vers Van der Staern, vous serez entièrement payé demain.
— Je comprends, fit Malko, impitoyable. Mais si je rachetais ce blé à votre acheteur, tout le monde y trouverait son compte. Puisque vous toucheriez deux fois votre commission…
Même cet argument trébuchant ne toucha pas le vieux.
— Ce blé n’est pas très bon, gémit-il. Je vous trouverai mieux. Il est resté longtemps au soleil.
— Alors pourquoi votre client y tient-il tant ?
La réponse du vieux fut inintelligible ; il se trémoussait sur sa caisse comme si elle avait été chauffée à blanc. Il crevait de peur, et sa barbe en tremblotait. Malko comprit qu’il n’en tirerait plus rien. Mais tout cela était bien bizarre. Qui pouvait s’intéresser autant à du blé un peu pourri, au point de le payer avec de précieux dollars volés ? Et surtout, en quoi ce blé pouvait-il intéresser Khadjar ? On ne fait pas de révolution avec des gens qui ont le ventre plein, c’est bien connu.
— Je regrette, conclut Malko en se levant. J’espère que nous ferons affaire une autre fois.
Du coup, le vieux redevint prolixe, assurant Malko d’un avenir doré, s’il s’intéressait à sa semoule. Il les raccompagna jusqu’à la porte de la boutique, se confondant en excuses. Au moment où ils sortaient, ils se heurtèrent presque à deux hommes qui entraient dans la boutique ; deux Européens.
Malko tomba aussitôt en contemplation devant une pile de raisins secs, tout à côté du marchand de semoule. Les deux hommes parlaient persan, presque sans accent. Le vieux répondait d’un ton aigu et geignard. Malko ne put saisir toute la conversation, mais comprit que les deux lui demandaient s’il n’avait pas de blé à vendre.
Le vieux protestait que non et reproposait sa semoule. Décidément, ce blé pourri suscitait bien des convoitises ! Après quelques échanges de politesses, les deux hommes ressortirent de la boutique, heureusement du côté opposé à celui où se trouvait Malko. Celui-ci leur emboîta le pas. Van der Staern était resté à l’écart, ballotté dans la cohue. Il rejoignit Malko.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Je ne sais pas. Encore un acheteur pour votre blé. On se l’arrache. Vous les connaissez ?
— Non.
— Bon. Suivons-les. Ça m’intéresse.
C’était facile. Ils marchaient vite mais ne se retournaient pas. La bousculade était telle que Malko aurait pu se rapprocher encore sans danger.
Ils arrivèrent enfin à la sortie. Les deux hommes se dirigèrent vers une petite voiture noire et y montèrent. La Mercedes était juste derrière. Malko prit le volant et démarra.
La voiture noire remonta vers le nord et prit l’avenue Hafez. Le conducteur ne s’était pas aperçu qu’il était filé, car il ne prenait aucune précaution. Il mit son clignotant pour tourner dans une petite rue et s’arrêta devant un portail. La voiture noire s’engagea sur le trottoir et donna un coup de klaxon. La grille s’ouvrit et l’avala. Malko, qui s’était arrêté derrière, redémarra et passa doucement devant la grille. Il y avait une grande plaque de cuivre, avec ces mots :
« Ambassade de l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques. »
— Ça, alors !
Van der Staern écarquillait les yeux. Malko le regarda ironiquement.
— Même les Russes veulent votre blé ! C’est peut-être une variété exceptionnelle, des épis géants…
L’autre secoua la tête.
— Je ne comprends pas. Tout cela est bizarre. Enfin, tout ce que je vois, c’est que je vais enfin être payé. Est-ce que vous vous intéressez toujours à mes dollars ? Je pourrais vous abandonner cinq pour cent.
— Plus que jamais ! Mais il y a quelque chose qui m’intéresse encore plus : votre blé. Je vous propose un marché. Je vous prends tous vos dollars et je vous en donne la contrepartie dans la monnaie de votre choix. Mais vous m’accompagnerez à Khurramchahr, où je désire jeter un coup d’œil sur ces blés d’or.
— À Khurramchahr ! Mais c’est au diable ! Et qu’est-ce que ça peut vous faire ? Vous verrez des sacs de blé et c’est tout.
— C’est mon affaire. C’est à prendre ou à laisser. Le blé et les dollars, ou rien. Réfléchissez jusqu’à l’hôtel.
Malko se plongea dans les joies de la conduite. La remontée se fit sans histoire et Van der Staern n’ouvrit la bouche qu’au Hilton :
— C’est bon, je vous accompagnerai. Mais je veux être sûr, pour mes dollars…
— Vous avez ma parole. Maintenant allons boire un verre au bar.
Le coin était charmant, avec un petit jet d’eau et un décor très oriental. Les tables étaient en cuir repoussé et les fenêtres en forme de point d’interrogation.
On leur apporta deux vodka-lime.
Malko but la sienne d’un trait et regarda autour de lui. Le bar était vide, à l’exception de trois jeunes Persanes qui papotaient devant du thé vert. L’une avait un profond décolleté et d’immenses yeux qui fascinaient Malko. Se sentant regardée, elle se redressa encore. Sa poitrine pointa à travers la blouse de soie. Malko redemanda une vodka. Si c’était vrai, c’était assez étonnant… Il se demandait comment il pourrait engager la conversation avec cette perle d’Orient quand elle se leva et passa devant lui en ondulant. Elle avait des jambes extraordinaires ; longues et très fines. Malko n’y résista pas. Il se leva à son tour et la suivit.
Elle fila droit aux toilettes des dames. Malko, gêné, resta dans le hall à faire les cent pas. Il avait violemment envie de cette fille. Ici, ce ne serait pas facile. On se marie vierge, en Iran. Après, c’est autre chose… Mais celle-là ne portait pas d’alliance.
Toujours ondulante, elle réapparut et se dirigea droit vers le kiosque à journaux dans un coin du hall. Elle commença à feuilleter une revue. Malko fit le tour et s’approcha derrière elle. Elle lisait Der Stern.
— Vous parlez allemand ? demanda-t-il doucement.
Elle sursauta et se retourna. De près, elle était encore plus fascinante, avec une large bouche rouge à demi entrouverte. Malko était à la limite de l’attentat à la pudeur.
— Oui, un peu…
La voix était douce et basse.
— Vous êtes allemand ?
— Non, autrichien. Prince Malko Linge, pour vous servir.
Malko s’inclina très profondément et profita de son avantage.
— Je suis étranger ici et un peu perdu. Me permettrez-vous de vous offrir une tasse de thé ?
La jeune fille hésita.
— Je voudrais bien, mais je ne suis pas seule. Une autre fois, peut-être.
Déjà elle remettait le magazine à sa place.
— Je ne suis pas seul non plus. Mais voulez-vous accepter de dîner avec moi ?
Elle le regarda avec surprise.
— C’est impossible, voyons ! Je ne vous connais pas. Téhéran est une très petite ville. Nous ne sommes pas en Europe.
— Alors, demain, dans la journée ?
— Je travaille.
— Je peux vous voir après. Vous êtes tellement belle que maintenant je ne pourrai plus vous oublier.
Sous le compliment, elle ronronna.
— Alors, téléphonez-moi. Demain dans la journée, à mon bureau. C’est le 34. 527. Vous demanderez Tania Taldeh. Je verrai si je peux vous voir un moment après.
Elle s’éloigna aussitôt. Malko la suivit des yeux. Décidément, il avait un faible pour l’Orient.
Quand il rejoignit sa table, Van der Staern avait l’air morose.
— Qu’est-ce que vous fichiez ?
Malko prit un air mystérieux.
— Je travaillais pour vos dollars.
L’autre sourit largement, puis se rembrunit.
— Vous vous foutez de moi, en plus. Vous faisiez du gringue à la petite, c’est tout.
— J’avoue. Mais je pensais à vous quand même.
Les trois filles se levèrent et passèrent devant Malko. Tania ne l’honora même pas d’un regard. Cela le piqua et l’agaça. Il se jura de lui faire payer son indifférence. En attendant, il avait d’autres chats à fouetter.
— Nous partirons demain matin, dit-il à Van der Staern. Cela laissera aux gens que je connais le temps de s’arranger pour vos dollars. À notre retour tout sera prêt. Maintenant, j’ai à faire. Je serai ici ce soir, avec un ami qui nous accompagnera à Khurramchahr. Il connaît bien le pays et nous sera précieux.
Malko signa l’addition et se leva.
Il monta dans le premier taxi de la file, devant l’hôtel.
— Au Bazar.
Le vieux marchand, pris en particulier, aurait peut-être des choses intéressantes à dire au sujet de ce blé.
Sans se presser, Malko s’enfonça dans les ruelles du Bazar. Mais, arrivé au milieu de cette foule, il regretta de ne pas avoir emmené Derieux. Un homme pourrait disparaître ici sans laisser de traces, avalé par le gigantesque caravansérail.
La plupart des boutiques fermaient. Il était six heures. Les caractères persans éclairés au néon donnaient un air de kermesse à l’éventaire le plus misérable. Malko jouait les touristes flâneurs. Il arriva à la rue des marchands de grain et s’assura du coin de l’œil qu’une lampe brillait dans la boutique.
Il découvrit un atelier de repoussage de cuivre devant lequel il s’arrêta.
Enfin le vieux ferma sa boutique. Il rabattit ses volets de bois, éteignit la lampe, glissa un énorme cadenas entre les pitons de la porte et partit en trottinant, tournant le dos à Malko.
Il était facile à suivre. Malko resta quand même à une certaine distance. Ils s’engagèrent dans le dédale des ruelles couvertes, puis émergèrent brusquement au sud, dans un quartier composé d’étroites rues au sol de terre, avec, de temps en temps la lueur d’une lampe à pétrole.
Le vieux trottinait toujours devant. La nuit était tombée. Soudain deux silhouettes dépassèrent Malko, marchant rapidement. Deux hommes, qui portaient chacun à bout de bras un objet, comme une très longue bouteille. Arrivés à la hauteur du vieux, ils l’encadrèrent brusquement. Avant que Malko ait eu le temps d’intervenir, l’un d’eux, d’une bourrade, poussait le malheureux contre un mur. L’autre brandit l’objet qu’il portait à la main et l’assena de toutes ses forces sur la tête du vieux.
Malko entendit le craquement des os qui s’écrasaient. Le vieux poussa un gémissement étouffé et porta les deux mains à sa tête.
Le premier le lâcha et frappa à son tour, en plein front, comme un bûcheron qui abat un arbre. Il y eut un bruit atroce et le vieux glissa le long du mur.
Malko s’était mis à courir, en tirant de sa ceinture le colt du Belge et en l’armant. Le vieux n’était plus qu’un petit tas par terre, et les deux tueurs s’acharnaient sur lui.
En entendant les pas de Malko, ils se relevèrent.
L’un continua à frapper le vieux, l’autre s’avança vers Malko, en balançant son arme. De près, il avait une carrure impressionnante ; le crâne rasé, un visage gras, où de petits yeux méchants bougeaient sans cesse. À trois mètres de Malko, il bondit, la massue haute et l’abattit, pour coincer contre le mur l’Autrichien, qui eut juste le temps de faire un bond de côté. Un nuage de poussière jaillit du mur, là où aurait dû s’écraser la tête de Malko.
Déjà l’énorme brute refaisait un moulinet. Et le second, ayant fini de broyer le vieux marchand, accourait à la rescousse. Pas un mot n’avait été prononcé.
De toutes ses forces, Malko envoya en avant son poing droit, terminé par le colt. Le lourd canon frappa le colosse à la tempe droite. Il poussa un grognement et recula. Un filet de sang se mit à couler sur son visage. N’importe quel adversaire normal aurait été par terre pour le compte. Lui secoua à peine la tête, puis se rua sur Malko.
Le colt cracha deux fois, ce qui arrêta net les deux tueurs. Malko n’avait pas tiré sur eux, mais ils avaient senti le souffle des balles. Et maintenant le trou noir du canon était dirigé droit sur eux.
— Lâchez vos armes, ordonna Malko en persan.
Surpris, ils le regardèrent, mais ne bougèrent pas. En dépit des deux coups de feu la rue était toujours déserte. Les gens devaient se terrer dans leurs maisons.
— Lâchez vos armes, insista Malko, ou je vous abats.
Les deux hommes se regardèrent encore, firent un pas en avant. Malko releva le canon du colt. Alors, d’un seul bloc, ils tournèrent les talons et détalèrent.
Malko démarra derrière eux. Mais au bout de cinquante mètres, il était distancé. Il vit les tueurs tourner dans une ruelle obscure, et n’eut pas envie de les suivre. À quoi bon ?
Il revint à pas lents vers le lieu du crime.
Du vieux, il ne restait qu’un tas de chiffons contre un mur de pierre sèche. Surmontant une nausée, Malko se pencha vers le cadavre. Sa main effleura le crâne, où ses doigts s’enfoncèrent dans une bouillie de cheveux et d’os broyés. Heureusement qu’il faisait nuit…
Malgré tout, il fouilla l’homme. Sous la robe apparut une ceinture que Malko arracha. Il y avait des papiers et des billets. Il empocha le tout, et s’éloigna rapidement. Il valait mieux ne pas se mettre un meurtre sur le dos !
Complètement perdu, il dut marcher près d’un quart d’heure dans des ruelles désertes, avant de tomber dans une rue éclairée normalement. Il avait bien croisé quelques passants, mais il ne tenait pas à attirer l’attention sur lui en demandant son chemin.
Enfin un taxi s’arrêta près de lui. Il se fit conduire au carrefour de la Chah-Reza et de la Ferdowsi. Là il reprit un autre taxi pour le Hilton.
Pauvre vieux ! Il avait dû vouloir réaliser la plus belle opération de sa vie… Malko frissonna, en se demandant si ce n’était pas lui qui l’avait condamné à mort, en lui rendant visite l’après-midi. On l’avait vu, et ceux qui étaient à l’arrière-plan de cette histoire s’étaient dit que le vieux ne résisterait pas à un interrogatoire sérieux. Ils avaient préféré ne pas prendre de risques. Comme avec Tabriz…
Mais quel était le lien entre ce vieux marchand du Bazar et le puissant général Khadjar ? Et pourquoi en voulait-on tellement à ce blé ? Même les Russes s’y mettaient !
Dans sa chambre, Malko ouvrit le paquet pris sur le cadavre et l’étala sur le lit. Il y avait d’abord un tas de factures crasseuses et de reconnaissances de dettes en persan. Malko parvint à les déchiffrer. Apparemment le vieux ne dédaignait pas de faire un peu d’usure… Puis quelques billets, une vieille photo d’un iman barbu, d’autres papiers sans importance et une feuille blanche pliée en quatre et presque propre.
Malko la déplia avec précaution. Elle était couverte de chiffres européens, avec des annotations en persan et en chiffres arabes. En colonne verticale, il y avait des chiffres de un à dix ; en face de chacun de ces chiffres, d’autres chiffres, accompagnés de lettres. Pour tenter d’y voir plus clair, Malko recopia la première ligne sur une feuille à en-tête du Hilton. Cela donnait :
I - 12 M G 42 6 B Z 20 000 CA 30.
Cela ne voulait rien dire. Les dix lignes se ressemblaient, mais les chiffres et les lettres variaient. C’était un code, mais lequel ? Les annotations en persan n’apprirent rien à Malko ; c’était la traduction des chiffres européens, avec des mots qu’il ne comprit pas.
Il déchira les factures et les autres papiers en tout petits morceaux, les jeta dans les toilettes ne gardant que les billets et la feuille de papier, qu’il mit dans sa poche. Puis il prit une douche rapide, se changea et descendit dîner. Du hall, il demanda le numéro de Derieux. C’était plus sûr au cas où on aurait surveillé le téléphone de la chambre. Le Belge répondit tout de suite.
— Qu’est-ce que vous êtes devenu ? J’étais inquiet.
— Vous aviez raison de l’être. À propos, cela vous dirait de faire une petite balade dans le Sud ?
— Où ?
— À Khurramchahr.
— À Khurramchahr ? Qu’est-ce que vous voulez aller foutre là-bas ? Il n’y a rien qu’un misérable bourg et une baraque de douaniers. Même pas d’avion pour y arriver ! Il faut douze heures de route, si tout se passe bien.
— Je sais. Mais je crois que le mot de l’énigme se trouve là-bas.
Derieux n’avait pas l’air enchanté, mais il s’inclina.
— Bon. Après tout, c’est vous qui payez. Quand partons-nous ?
— Demain matin. Vers six heures, si possible. Nous avons un passager. Le gars que vous avez vu à l’hôtel, le Belge.
— Il veut faire du tourisme ! Qu’est-ce que vous lui avez raconté sur Khurramchahr ? Que c’était le berceau des Mille et Une Nuits ?
— Il s’intéresse aux mêmes choses que moi.
— Eh bien, entendu ! Je serai en bas à six heures pile.
— Dites que nous allons nous balader au barrage de Karaj.
— Compris. À demain.
Malko retrouva à la salle à manger Van der Staern, en contemplation devant le buffet froid.
— Où étiez-vous passé ? demanda le Belge. Encore avec vos pépées ? Ce n’est pas sérieux, savez-vous !
— Non, je travaillais pour vous.
— Et alors ?
— Je pense être sur la voie d’une bonne solution finale.
Van der Staern lui donna un coup de coude en clignant de l’œil.
— Une fois tout ça fini, on ira passer trois jours à Beyrouth. Je connais un endroit… Rien que des blondes !
Malko sourit sans répondre. Si Van der Staern avait pu voir son acheteur, il aurait été un peu moins optimiste. « La solution finale » n’était pas une façon de parler.
Les deux hommes dînèrent dans une salle à manger presque vide. Seule la femme du directeur, passablement saoule, mettait un peu d’animation, en proférant à haute voix et en anglais des plaisanteries obscènes. Les lumières de Téhéran clignotaient au loin. De l’autre côté, c’était la masse noire de la montagne.
— Nous partons à six heures, annonça Malko, au dessert.
Le Belge fit la grimace.
— Vous avez vraiment besoin de moi ?
— Absolument. Souvenez-vous de nos accords. Vous toucherez votre argent à notre retour.
— Nous allons être crevés. C’est au diable.
— Je sais. À propos, une question, comment est entreposé votre blé ?
— Dans des wagons. C’est bien ce qui m’inquiète. Avec la chaleur, il doit être beau !
— Vous vous en fichez. Il est vendu, maintenant.
— Sur parole seulement.
Évidemment. La parole d’un Iranien, cela ne vaut déjà pas grand-chose en affaires ; mais, alors, celle d’un Iranien mort…
— Et combien avez-vous de wagons ? demanda Malko machinalement.
— Dix.
Une petite lueur s’alluma dans le crâne de Malko. Dix wagons ! Sur la feuille du vieux, il y avait dix colonnes. Cela pouvait très bien s’appliquer aux wagons de blé. Il restait à trouver ce que signifiaient les autres chiffres.
Un instant, Malko fut tenté de raconter la vérité sur le meurtre du vieux, mais il se ravisa ; le Belge n’avait pas l’air d’un foudre de guerre, et il faudrait le ficeler pour l’emmener.
— Vous avez des titres de propriété, afin qu’on puisse le voir de plus près, ce blé ?
— Oui, bien sûr.
— Bien. Allons nous coucher. Demain, la journée sera longue.
Ils montèrent par le même ascenseur et se dirent bonsoir.
Avant de s’endormir, Malko démonta et nettoya soigneusement le colt, remplit le chargeur et en prit deux de rechange.