12.

Un ciel rougeoyant se levait sur Montréal. Le salon qui séparait les deux chambres de la suite baignait dans une lumière douce. On frappe à la porte, Anthony ouvrit au garçon de service d'étage et le laissa pousser le chariot au milieu de la pièce. Le jeune homme se proposa de dresser le couvert du petit déjeuner mais Anthony lui glissa quelques dollars dans la poche et pris les commandes de la desserte roulante. Le serveur repartit, Anthony veillait à ce que la porte ne fasse pas de bruit en se refermant. Il hésita entre la table basse et de guéridons près des fenêtres qui offraient un joli panorama. Il opta pour la vue et disposa avec mille précautions nappe, assiette, couverts, carafon de jus d'orange, bol de céréales, panier de viennoiseries, et une rose qui se dressait fièrement dans son soliflores. Il fit un pas en arrière, déplaça la fleur qu'il trouvait décentrée, le pot de lait qui serait mieux situé près de la corbeille de pains. Il déposa dans l'assiette de Julia un rouleau de papier orné d'un ruban rouge, et le recouvrît de la serviette de table. Cette fois, il s'écarta d'un bon mètre et vérifia l'harmonie de sa compo-sition. Après avoir resserré le nœud de sa cravate, il alla frapper délicatement à la chambre de sa fille et annonça que je le petit déjeuner de Madame était servi. Julia gro-gna et demanda l’heure qu'il était.

–L'heure de te lever ; le bus de ramassage scolaire passe dans quinze minutes, tu vas encore le rater !

Enfouie sous une couette qui remontait jusqu'à son nez, Julia ouvrit un œil et s'étira. Il y avait longtemps qu'elle n'avait pas dormi aussi profondément. Elle s'ébouriffa des cheveux, garda les yeux plissés le temps que sa vision s'accommode à la lumière du jour. Elle se leva d'un bond et se rassit sur le rebord du lit, saisie par un vertige. Le réveil posé sur la table de nuit indiquait huit heures.

– Pourquoi si tôt ? Grommela-t-elle en entrant dans la salle de bains.

Et tandis que Julia prenait sa douche, Anthony Walsh, assis dans un fauteuil du petit salon, contempla le ruban rouge qui dépassait de l'assiette et soupira.

*

Le vol Air Canada avait décollé à 7 h 10 de l'aéroport de Newark. La voix du commandant de bord grésilla dans les haut-parleurs pour annoncer le début de la descente vers Montréal. L'avion rejoindrait sa porte de débarquement à l'horaire prévu. Le chef de cabinet prit le relais pour réciter les consignes usuelles à respecter en vue de l'atterrissage. Adam s'étira dans la limite du possible. Il remonta sa tablette et regarda par le hublot. L'appareil survolait le Saint-Laurent. Au loin se dessinait les pourtours de la ville et l'on pouvait apercevoir les reliefs du Mont-Royal. Le MD-80s’ inclina, Adam resserra sa ceinture. À l'avant du poste de pilotage, les balises de la piste étaient déjà en vue.

*

Julia serra la ceinture de son peignoir et entra dans le petit salon. Elle contempla la table dressée et sourit à Anthony qui lui présentait une chaise.

– Je t'ai demandé du Earl Grey, dit-il en remplissant sa place. Le type du Room service m'a proposé du thé noir, du noir noir, du jaune, du blanc, du vert, du fumé, du seychuanais, du formosan, du Coréen, du Ceylan, de l'Indien, du népalais et j'oubli les quarante autres appellations qu'il m'a citées, avant que je le menace de me suici-der s'il continuait.

– Le Earl Grey sera très bien, répondit Julia en dé-pliant sa serviette.

Elle regarda le rouleau de papier enrubanné de rouge et se tourna vers son père, interrogatives.

Anthony le lui ôta aussitôt des mains.

– Tu l’ouvriras après le petit-déjeuner.

– Qu'est-ce que c'est ? demanda Julia.

– Là, dit-il en désignant les viennoiseries, les choses longues et torsadées s'appellent des croissants, les rectangulaires d’où dépassent deux petits trucs marron, ce sont des pains au chocolat, et les grands escargots avec des fruits secs sur le dessus, ce sont des pains aux raisins.

– Je te parlais de ce que tu caches dans ton dos, avec un ruban rouge.

– Après, je viens de te dire.

– Alors pourquoi l'avais- tu placé dans mon assiette ?

– J'ai changé d'avis, ce sera mieux plus tard.

Julia profita de ce qu'Anthony lui avait tourné le dos pour lui soutirer d'un geste sec le rouleau qu'il tenait entre ses mains.

Elle défie le ruban et déroula la feuille de papier. Le visage de Tomas lui souriait à nouveau.

– Quand l’as-tu acheté ? demanda-t-elle.

– Hier, lorsque nous avons quitté le débarcadère. Tu marchais devant moi me prêter attention. J'avais donné 153

un généreux pourboire à la dessinatrice, elle m'a dit que je pouvais le prendre, le client n'en avait pas voulu et elle n'en ferait rien.

– Pourquoi ?

– J'ai pensé que cela te ferait plaisir, tu as passé tellement de temps à le regarder.

– Je te demande pourquoi tu l'as vraiment acheté, insista Julia.

Anthony s'assit dans le canapé, fixant sa fille.

– Parce qu'il faut que nous parlions. J'espérais que nous n'aurions jamais à en discuter et j'avoue que j'ai hésité à aborder ce sujet. Je n'imaginais d'ailleurs pas une seule seconde que notre escapade m'amènerait à cela et risquerait de s’en trouver compromise, car j'anticipe déjà ta réaction ; mais puisque les signes, comme tu le dis si bien, me montre la voie... Alors il faut que je t'avoue quelque chose.

– Arrête tes simagrées et va droit au but, dit-elle d'un ton cassant.

– Julia, je crois que Tomas n'est pas tout à fait mort.

*

Adam enrageait. Il avait voyagé sans bagage pour sortir au plus vite de l'aéroport, mais les passagers d'un 747 en provenance du Japon avaient déjà envahi les guichets de la douane. Il regarda sa montre. La file qui s’étendait devant lui laissait envisager une bonne ving-taine de minutes avant de pouvoir sauter dans un taxi.

« Sumimasen ! » Ce mot ressurgit de sa mémoire à point nommé. Son correspondant dans une maison d'édition japonaise l'employait si souvent qu'Adam en avait conclu que s'excuser étaient probablement une tradition nationale. « Sumimasen, excusez-moi », répéta-t-il dix fois en se faufilant entre les passagers du vol de la JAL ; et dix Sumimasen plus tard, Adam réussissait à présenter son passeport à l'officier des douanes canadiennes qui le tamponna et le lui rendit aussitôt. Faisant fi de l'interdiction d'utiliser les téléphones portables jusqu'à la sortie de la zone de délivrance des bagages, il récupéra le sien dans la poche de sa veste, l’alluma et composa le numéro de Julia.

*

– Je crois bien que c’est la sonnerie de ton téléphone, tu as dû le laisser dans ta chambre, dit Anthony d’une voix embarrassée.

– Ne change pas de sujet. Qu’entends-tu exactement par « pas tout à fait mort » ?

– Vivant serait un terme qui conviendrait aussi…

– Tomas est en vie ?questionna Julia, chancelante.

Anthony acquiesça d’un hochement de tête.

– Comment le sais-tu ?

– A cause de sa lettre ; d’ordinaire, les gens qui ne sont plus de ce monde ne peuvent pas écrire. A part moi, remarque… Je n’y avais pas pensé, mais c’est encore une chose épatante…

– Quelle lettre ? demanda Julia.

– Celle que tu as reçue de lui six mois après son terrible accident. Elle était postée de Berlin, son nom figurait au dos de l’enveloppe

–Je n'ai jamais reçu de lettre de Tomas. Dis-moi que ce n'est pas vrai ? ! !

– Tu ne pouvais pas la recevoir puisque tu avais quitté la maison et je ne pouvais pas te la faire suivre puisque tu étais parti sans laisser d'adresse. J'imagine que cela fera quand même un bon motif supplémentaire a ajouter à ta liste.

– Quelle liste ?

– Celles des raisons pour lesquelles tu me détestais.

Julia se leva et repoussa la table du petit déjeuner.

– On n'avait dit pas d'imparfait entre nous, tu te souviens ? Alors tu peux mettre cette dernière phrase au présent, cria-t-elle en quittant le salon.

La porte de sa chambre claqua et Anthony, resté seul au milieu de la pièce, s'assit à la place qu'elle occupait.

– Quel gâchis ! Murmura-t-il en regardant la corbeille de viennoiseries.

*

Cette fois pas de tricherie possible dans la file d'attente des taxis. Une femme en uniforme indiquait à chaque passager le véhicule qui lui était assigné. Adam devrait attendre son tour. Il composa à nouveau le numéro de Julia.

*

– Éteint le ou décroche, c'est agaçant ! Dit Anthony en entrant dans la chambre de Julia.

– Sort d'ici !

– Julia ! C'était il y a presque vingt ans, bon sang !

– Et en presque vingt ans tu n'as jamais trouvé une occasion de m'en parler ? hurla-t-elle.

– En vingt ans, peu d'occasions de se parler se sont présentées à nous ! Répondit-il d'un ton autoritaire. Et quand bien même, je ne sais pas si je l'aurais fait ! À quoi bon ? Te donner un prétexte de plus pour interrompre ce que tu avais entrepris ? Tu avais un premier emploi à New York, un studio sur la 42e, un petit ami qui prenait des cours de théâtre, si je ne me trompe pas et puis un autre qui exposait ses horribles peintures dans le Queens, que tu as d'ailleurs quitté juste avant de changer d'em-ployeur et de coiffure, ou peut-être était-ce l'inverse ?

– Et comment étais-tu au courant de tout ça ?

– Ce n'est pas parce que ma vie ne t’as jamais intéressée, que je ne me suis pas toujours débrouillé poursuivre la tienne.

Anthony regarda longuement sa fille est repartit vers le salon. Elle rappela sur le pas de la porte.

– Tu l'avais ouverte ?

– Je ne me suis jamais permis de lire ton courrier, dit-il sans se retourner.

– Tu l’as conservée ?

– Elle est dans ta chambre, enfin, je parle de celle que tu occupais quand tu vivais à la maison. Je l'ai rangé dans le tiroir du bureau où tu étudiais, je pensais que c'était l'endroit où elle devrait t’attendre.

Coller Pourquoi ne m'as-tu rien dit quand je suis revenu à New York ?

– Et pourquoi as-tu attendu six mois pour me téléphoner après être rentrée à New York, Julia ? Et l’as-tu fait parce que tu avais deviné que je t'avais aperçue dans la vitrine de ce drugstore de SoHo ? Ou était-ce parce que que, après tant d'années d'absence sans me donner de tes nouvelles, je commençais enfin à te manqué un peu ? Si tu crois qu'entre nous deux j'ai toujours gagné la partie, tu te trompes.

– Parce que pour toi c'était un jeu ?

– Je ne l'espère pas, enfant tu étais très douée pour casser tes jouets.

Anthony déposa une enveloppe sur son lit.

– Je te laisse ceci, ajouta-t-il. J'aurais certainement dû t’en parler plus tôt, je n'en ai pas eu la possibilité.

– Qu’est-ce que c’est ? demanda Julia.

– Nos billets pour New York. Je les ai commandés au concierge de ce matin pendant que tu dormais. Je te l'ai dit, j'avais anticipé ta réaction et j'imagine que notre voyage s'arrête ici. Habille-toi, prends ton sac et rejoins-moi dans le hall. Je vais régler la note.

Anthony referma doucement la porte derrière lui en sortant.

*

L’autoroute était saturée, le taxi emprunta la rue Saint-Patrick. La circulation y était aussi dense. Le chauffeur proposa de récupérer la 720 un peu plus loin et de couper par le boulevard René Lévesque Adam se fichait éperdument de l'itinéraire, pourvu que ce soit le plus rapide. Le chauffeur soupira, son client avait beau s'impa-tienter, il ne pouvait rien faire de plus. Dans trente minutes, ils arriveraient à destination, peut-être moins si l'état du trafic s'améliorait une fois l'entrée de la ville passée.

Et dire que certains trouvaient que des taxis n'étaient pas aimables..., il augmenta le son de la radio pour mettre un terme à leur conversation.

Le toit d’une tour du quartier d'affaires de Montréal apparaissait déjà, l'hôtel n'était plus très loin.

*

Sac à l'épaule, Julia traversa le hall et marcha d’un pas décidé vers la réception. Le concierge abandonna son comptoir pour venir aussitôt à sa rencontre.

– Madame Walsh ! Dit-il en ouvrant grand les bras.

Monsieur vous attend dehors, la limousine que nous avons commandée est un peu en retard, les embouteillages sont épouvantables aujourd'hui.

– Merci, répondit Julia.

– Je suis désolé, Madame Walsh, que vous nous quittiez prématurément, j'espère que la qualité de notre 158

service n'est en rien responsable de ce départ ? questionna-t-il, contrit.

– Vos croissant son épatant ! répliqua Julia du tac au tac. Et une fois pour toutes, ce n'est pas madame, mais mademoiselle !

Elle sortit de l'hôtel et repéra Anthony qui attendait sur le trottoir.

– La voiture ne devrait pas tarder, dit-il, tient la voilà.

Une Lincoln noire se rangea à leur hauteur. Avant de descendre pour les accueillir, le chauffeur actionna l'ouverture de la malle arrière. Julien ouvrit la portière est pris place sur la banquette. Pendant que le bagagiste dis-posait leurs deux sacs, Anthony contourna le véhicule.

Un taxi klaxonna, à quelques centimètres près il le ren-versait.

*

– Ces gens qui ne font pas attention ! râla le chauffeur en se garant en double file devant l'hôtel Saint-Paul.

Adam lui tendit une poignée de dollars et, sans attendre sa monnaie, se précipita vers les portes à tambour.

Il se présenta à l'accueil et demanda la chambre de Melle Walsh.

À l'extérieur, une limousine noire patientait, le temps qu'un taxi veuille bien démarrer. Le chauffeur du véhicule qu'il la bloquait comptait ses billets et ne semblait pas du tout pressé.

– Monsieur et Madame Walsh ont déjà quitté l'hôtel, répondit, désolée, la réceptionniste à Adam.

– Monsieur et Madame Walsh ? Répéta ce dernier en insistant longuement sur le mot « Monsieur ».

Le concierge leva les yeux au ciel et se présenta à lui.

– Puis-je vous aider ? demanda-t-il, fébrile.

– Est-ce que ma femme était dans votre hôtel cette nuit ?

– Votre femme ? demanda le concierge en jetant un regard par-dessus l'épaule d'Adam.

La limousine ne démarrait toujours pas.

– Mlle Walsh !

– Mademoiselle était bien parmi nous la nuit dernière, mais elle est repartie.

– Seule ?

– Je ne crois pas l’avoir vue accompagnée, répondit le concierge de plus en plus embarrassé.

Un concert de klaxons fit se retourner Adam en direction de la rue.

–Monsieur ? Intervint le concierge pour attirer de nouveau son attention à lui. Pouvons-nous vous offrir une collation, peut-être ?

– Votre réceptionniste vient de me dire que Monsieur et Madame Walsh avait quitté votre établissement !

Cela fait deux personnes, elle était seule ou pas ? Insista Adam d'un ton ferme.

– Notre collaboratrice se sera trompée, affirma le concierge en fustigeant la jeune femme du regard nous avons beaucoup de clients... Un café, un thé peut-être ?

– Il y a longtemps qu'elle est partie ?

À nouveau, le concierge jeta un regard discret vers la rue. La limousine noire déboîtait enfin. Il soupira de soulagement en la voyant s'éloigner.

– Un bon moment, je pense, répondit-il. Nous avons d'excellents jus de fruits ! Laissez-moi vous conduire à la salle des petits déjeuners, vous êtes mon invité.


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