14.


Les plateaux-repas desservis, l'hôtesse abaissa la lumière, plongeant l'habitacle dans une semi obscurité.

Depuis le début du voyage, Julia n'avait jamais vu son père toucher au moindre aliment, ni dormir, pas même se reposer. C'était probablement normal pour une machine, mais quelle étrange idée à accepter. D'autant que c'était là les seuls détails pour lui rappeler que ce voyage à deux n'offrait que quelques jours gagnés sur le temps. La plupart des passagers dormaient, certains visionnaient un film sur de petits écrans ; au dernier rang, un homme compulsait un dossier à la lueur d'une veilleuse. Anthony feuilletait un journal, Julia regardait par delà le hublot les reflets argentés de la lune sur l'aile de l'appareil et l'océan qui frisait dans la nuit bleue.

*

Au printemps, j'avais décidé d'arrêter les Beaux-Arts, de ne pas retourner à Paris. Tu avais tout fait pour m’en dissuader, ma décision était prise, comme toi je deviendrais journaliste et comme toi je partirais le matin à la recherche d'un emploi, même si pour une américaine c’était sans espoir. Depuis quelques jours les lignes de tramway reliaient le nouveau les deux côtés de la ville.

Tout autour de nous, les choses s'agitaient ; tout autour de nous, les gens parlaient de réunir ton pays pour qu'ils n'en forment plus qu'un seul, comme avant, quand les choses de la vie n'étaient pas celle de la guerre froide.

Ceux qui avaient servi la police secrète semblaient s'être évaporés et leur archives avec. Quelques mois plus tôt, ils avaient entrepris de supprimer tous les documents compromettants, tous les dossiers qu'ils avaient constitués sur des millions de tes concitoyens et toi, tu avais été parmi les premiers qui avaient manifesté pour les en empêcher.

Avais-tu, toi aussi, un numéro sur un dossier ? Dort-il encore dans quelques archives secrètes recelant des photos de toi volées dans la rue, ou sur ton lieu de travail, la liste de ceux que tu fréquentais, le nom de tes amis, celui de ta grand-mère ? Ta jeunesse était-elle suspecte aux yeux des autorités d'alors ? Comment avons-nous pu laisser faire, après tous les enseignements des années de guerre ? Était-ce la seule façon que notre monde ait trouvée de prendre sa revanche ? Toi et moi, nous étions est bien trop tard pour nous haïr, nous avions trop de choses à inventer. Le soir, quand nous nous promenions dans ton quartier, je te voyais souvent continuer d'avoir peur. Elle te saisissait à la seule vue d'un uniforme ou d'une automobile qui roulait trop lentement à ton goût. « Viens, ne restons pas ici », disais-tu alors ; et que tu m'entraînais à l'abri de la première ruelle, du premier escalier qui nous permettait de nous échapper, de semer un ennemi invisible. Et quand je me moquais de toi, tu te mettais en colère, tu me disais que je ne comprenais rien, ignorais tout de ce dont ils avaient été capables. Combien de fois ai-je surpris ton regard parcourir la salle d'un petit restaurant, où je t'emmenais dîner ?

Combien de fois m'as-tu dit, sortons d'ici, en voyant le visage sombre d'un client qui te rappelait un passé inquiétant pardonne-moi, Tomas, tu avais raison, je ne savais pas ce que c'était que d'avoir peur. Pardonne-moi d'avoir ri quand tu nous forçais à nous cacher sous les piles d'un pont, parce qu'un convoi militaire traversait la rivière. Je ne savais pas, je ne pouvais pas comprendre, aucun des autres ne le pouvait.

Quand tu pointais du doigt quelqu'un dans un tramway, je comprenais à ton regard que tu avais reconnu l'un de ceux qui avaient servi dans la police secrète.

Déshabillés de leurs uniformes, de leur autorité et de leur arrogance, les anciens membres de la Stasi se fondaient dans ta ville, s'accommodaient à la banalité et la vie de ceux qu’ils traquaient hier encore, espionnaient jugeaient et torturaient parfois, et ce, pendant tant d'années. Depuis la chute du mur, la plupart s'étaient inventés un passé pour que l'on ne les identifie pas, d'autres continuaient tranquillement leur carrière et, pour beaucoup, leur remords s'évanouissaient au fil des mois, le souvenir de leurs crimes avec.

Je me souviens de ce soir où nous avions rendu visite à Knapp. Nous marchions tous les trois dans un parc.

Knapp ne cessait de te questionner sur ta vie, ignorant combien il était douloureux pour toi de lui répondre. Il prétendait que le mur de Berlin avait étendu son ombre jusqu'à l'Ouest où il vivait, quand toi tu lui criais que c'était l'Est, où tu avais vécu, qu'il avait emprisonné de béton. Comment vous accommodiez-vous à cette existence, insistait-il ? Et tu lui souriais, lui demandant s'il avait vraiment tout oublié. Knapp repartait à l'assaut, alors tu capitulais et répondait à ces questions. Et, avec patience, tu lui parlais d'une vie où tout était organisé, sécurisé, où aucune responsabilité n'était à assumer, où le risque de commettre des fautes était très faible. « Nous connaissions le plein-emploi, l'État était omniprésent », disais-tu en haussant les épaules. « C'est ainsi que fonctionnent les dictatures », concluait Knapp.

Cela convenait à beaucoup de gens, la liberté est un enjeu énorme, la plupart des hommes y aspirent, mais ne savent pas comment l'employer. Et je l'entends encore nous dire dans ce café de Berlin-Ouest, qu’à l’Est chacun à sa manière réinventait sa vie dans des appartements douillets. Votre conversation s'était envenimée quand ton ami avait demandé combien de personnes avaient, selon toi, collaboré pendant ces années sombres ; jamais vous ne vous êtes mis d'accord sur le chiffre. Knapp parlait de trente pour cent de la population plutôt plus. Tu justifiais en ignorance, comment aurais-tu pu le savoir, tu n'avais jamais travaillé pour la Stasi.

Pardonne-moi, Tomas, tu avais raison, il m'aura fallu attendre d'être en route vers toi pour ressentir la peur.


*

– Pourquoi ne m'as-tu pas invité à ton mariage ? demanda Anthony en posant son journal sur ses genoux.

Julia sursauta.

– Je suis désolé, je ne voulais pas te surprendre. Tu avais l'esprit ailleurs ?

– Non, je regardais au-dehors, c'est tout.

– Il n'y a que la nuit, répliqua Anthony en se penchant vers le hublot.

– Oui, mais c'est la pleine lune.

– Un peu haut pour sauter dans l'eau, n'est-ce pas ?

– Je t’ai envoyé un faire-part.

– Comme à deux cents autres personnes. Ce n'est pas ce que j'appelle inviter son père. J'étais censé être celui qui te conduirait jusqu'à l’autel, cela méritait peut-être que nous en discutions de vive voix.

– De quoi avons-nous parlé toi et moi depuis vingt ans ? J'attendais ton appel, j'espérais que tu me demandes de te présenter à mon futur mari.

– Je l'avais déjà rencontré, il me semble.

– Par hasard, sur un escalator chez Bloomingdale's ; ce n'est pas ce que j'appellerais faire connaissance. Pas de quoi en conclure que tu t'intéressais à lui ou à ma vie.

– Nous étions allés prendre le thé tous les trois, si je me souviens bien.

– Parce qu'il te l'avait proposé, parce que lui voulais te connaître. Vingt minutes pendant lesquelles tu as monopolisé la conversation.

– Il n’était pas très bavard, limite autiste, j'ai cru qu'il était muet. Ne compte que pour les Lui as-tu seulement posé une question ?

– Et toi, m'as-tu jamais posé de questions, m'as-tu jamais demandé le moindre conseil, Julia.

– À quoi cela aurait-il servi ? Pour que tu m'expliques ce que, toi, tu faisais à mon âge ou pour que tu me dises ce que j'étais supposée faire ? J'aurais pu me taire jusqu'à la nuit des temps pour que tu comprennes enfin, un jour, que je n'ai jamais voulu te ressembler.

– Tu devrais peut-être dormir, dit Anthony Walsh, demain la journée sera longue. À peine arrivé à Paris, nous avons un autre avion à prendre avant d'atteindre notre destination.

Il remonta la couverture de Julia jusqu'aux épaules et repris la lecture de son journal.

*

Le vol venait de se poser sur la piste de l'aéroport Charles De Gaulle. Anthony régla sa montre sur le fuseau horaire de Paris.

– Nous avons deux heures devant nous, avant notre correspondance, cela ne devrait pas poser de problème.

À ce moment-là, Anthony ignorait que l'avion supposé arriver au terminal E serait dirigé vers une porte du terminal F ; que la porte en question était équipée d'une passerelle incompatible avec leur appareil, ce qu'expliqua l'hôtesse pour justifier l'arrivée d'un bus qui les conduirait au terminal B.

Anthony leva le doigt et fit signe au chefs de cabine de venir le voir.

– Au terminal E ! dit-il à ce dernier.

– Pardon ? demanda le steward.

– Dans votre annonce, vous avez dit au terminal B., je crois que nous devions arriver au E.

– C'est bien possible, répondit le chef de cabine, on s’y perd nous-mêmes.

– Ôtez-moi d'un doute, nous sommes bien à Charles-de-Gaulle ?

– Trois portes différentes, pas de passerelles et des bus qui ne sont pas là, n'en doutez plus !

Quarante-cinq minutes après l'atterrissage, il descendait enfin de l'avion. Restait à passer le contrôle des frontières et trouver le terminal d'où partait le vol pour Berlin.

Deux officiers de la police de l'air avaient à charge de contrôler des centaines de passeports des passagers tout juste débarqués de trois vols. Anthony regarda l'euro panneau d'affichage.

– Deux cents personnes devant nous, je crains que nous ne soyons plus dans les temps.

– Nous prendrons le suivant ! Répondit Julia.

Le contrôle passé, ils parcoururent une interminable série de couloirs et de tapis roulants.

– On aurait pu tout autant venir à pied depuis New York, râla Anthony.

Et à peine sa phrase achevée, il s'écroula.

Julien avait tenté de le retenir, mais la chute fut si soudaine qu'elle n'avait rien pu faire. Le tapis roulant continuait d'avancer, entraînant Anthony, allongé de tout son long.

– Papa, papa, réveille-toi ! Cria-t-elle, affolée, en le secouant.

Le cliquetis des grilles de jonction se faisait entendre. Un voyageur se précipita pour aider Julia. Ils soulevèrent Anthony et l'installèrent un peu plus loin.

L'homme ôta sa veste et la glissa sous ou la tête d'Anthony, toujours inerte. Il se proposa d'appeler les secours.

– Non, surtout pas ! Insista Julia. Ce n'est rien, un petit malaise, j'ai l'habitude.

– Vous êtes certain ? Votre mari a l'air mal en point.

– C'est mon père ! Il est diabétique, mentit Julia.

– Papa, réveille-toi, dit-elle en le secouant à nouveau.

– Laissez-moi prendre son pouls.

– Ne le touchez pas ! hurla Julia paniquée.

Anthony ouvrit un œil.

– Où sommes-nous ? questionna-t-il en tentant de se redresser.

L'homme qui avait assisté Julia l’aida à se relever.

Anthony s'appuya au mur, le temps de retrouver son équilibre.

– Quelle heure est-il ?

– Vous êtes sûrs que ce n'est qu'un simple malaise, il n'a pas l'air d'avoir toute sa raison...

– Dites donc, je vous en prie ! rétorqua Anthony qui avait repris de sa vigueur.

L'homme récupéra son veston et s'éloigna.

– Tu aurais quand même pu le remercier, lui reprocha Julia.

– Pourquoi, parce qu'il te draguait lamentablement en feignant de venir me porter secours, et puis quoi encore !

– Tu es vraiment impossible, tu m'as fait une de ces peurs !

– Il n'y a pas de quoi, que veux-tu qu'il m'arrive, je suis déjà mort ! Conclut Anthony.

– Je peux savoir ce qui t’est arrivé exactement ?

– Un faux contact j'imagine, ou une interférence quelconque. Il faudra le leur signaler. Si quelqu'un m’éteint en coupant son téléphone portable, ça devient embêtant.

– Je ne pourrai jamais raconter ce que je suis en train de vivre, dit Julia en haussant les épaules.

– J'ai rêvé ou tu m’as appelé papa tout à l'heure ?

– Tu as rêvé ! Répondit-elle, alors qu'il entraînait vers la zone d'embarquement.

Il ne leur restait plus qu'une quart d'heure pour franchir le contrôle de sécurité.

– Zut alors ! Dit Anthony en ouvrant son passeport.

– Qu'est-ce qu'il y a encore ?

– Mon certificat pour le stimulateur cardiaque, je ne le trouve plus.

– Il doit être au fond de tes poches.

– Je viens de toutes les fouiller, rien !

L'air contrarié, il regarda les portiques devant lui.

– Si je passe là-dessous, je vais ameuter toutes les forces de police de l'aéroport.

– Alors cherche encore dans les affaires !

s’impatienta Julia.

– N'insiste pas, je te dis que je l'ai perdu, il a dû tomber dans l'avion, quand j'ai confié ma veste à l'hôtesse. Je suis désolé, je ne vois pas de solution.

– Nous ne sommes pas venus jusqu'ici pour retourner maintenant à New York. Et, de toute façon comment ferions-nous ?

– Louons une voiture et allons en ville. Je trouverai bien un moyen d'ici là.

Anthony proposa à sa fille de prendre une chambre d'hôtel pour la nuit.

– Dans deux heures, New York sera éveillé, tu n'auras qu’à appeler mon médecin traitant, il te faxera un duplicata.

– Ton médecin ne sait pas que tu es mort ?

– Ah non, c'est idiot mais j'ai oublié de le prévenir !

– Pourquoi ne pas prendre un taxi ? demanda-t-elle.

– Un taxi à Paris ? Tu ne connais pas la ville !

– Tu as vraiment des a priori sur tout !

– Je ne crois pas que le moment soit propice à une dispute ; j’aperçois les guichets des loueurs, une petite voiture nous suffira. Et puis non, choisis une berline, question de standing !

Julia capitula. Il était midi passé quand elle emprunta la bretelle qui menait à l’embranchement de l’autoroute A1. Anthony se pencha vers le pare-brise, observant attentivement les panneaux indicateurs.

– Prends à droite ! ordonna-t-il.

– Paris est à gauche, c’est écrit en gros caractères.

– Je te remercie, je sais encore lire, fais ce que je te dis ! râla Anthony en la forçant à tourner le volant.

– Tu es dingue ! A quoi tu joues ? cria-t-elle alors que la voiture se déportait dangereusement.

Il était désormais trop tard pour changer à nouveau de file. Sous un concert de klaxons, Julia se retrouva en direction du nord.

– C’est malin, nous roulons vers Bruxelles, Paris est derrière nous.

– Je sais ! Et si tu n’es pas trop fatiguée pour conduire d’une traite, six cents kilomètres après Bruxelles, nous arriverons à Berlin, dans neuf heures si mes calculs sont justes. Au pire nous ferons une escale sur la route, 193

pour que tu dormes un peu. Il n’y a pas de portique de sécurité à franchir sur les autoroutes, voilà qui règle notre problème dans un premier temps ; et du temps, nous n’en avons pas beaucoup. Plus que quatre jours avant de devoir rentrer, à condition toutefois que je ne tombe pas encore en panne.

– Tu avais cette idée en tête bien avant que nous louions cette voiture, n’est-ce pas ? C’est pour cela que tu préférais une berline !

– Tu veux revoir Tomas ou pas ? Alors pas besoin de t’indiquer le chemin, tu t’en souviens, non ?

Julia alluma la radio de bord, monta le volume au maximum et accéléra.

*

En vingt ans, le tracé de l’autoroute avait modifié la physionomie du voyage. Deux heures après leur départ, ils traversaient Bruxelles. Anthony n’était pas très disert.

De temps à autre il grommelait en regardant le paysage.

Julia avait profité de son inattention pour incliner le rétroviseur dans sa direction, ainsi elle pouvait le voir sans qu’il s’en aperçoive. Anthony baissa le son de la radio.

– Tu étais heureuse aux Beaux-Arts ? demanda-t-il , brisant le silence.

– Je n’y suis pas restée très longtemps, mais j’adorais l’endroit où je vivais. La vue de ma chambre était incroyable. Ma table de travail donnait sur le toit de l’Observatoire.

– Moi aussi j’adorais Paris. J’y ai beaucoup de souvenirs. Je crois même que c’est la ville où j’aurais aimé mourir.

Julia toussota.

– Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Anthony, tu fais une drôle de tête tout à coup. J’ai encore dit quelque chose qu’il ne fallait pas ?

– Non, je t’assure.

– Si, je vois bien que tu es étrange.

– C’est que… ce n’est pas facile à dire, c’est tellement improbable.

– Ne te fais pas prier, vas-y !

– Tu es mort à Paris, papa.

– Ah ? s’exclama Anthony surpris. Tiens, je ne le savais pas.

– Tu n’en as aucun souvenir ?

– Le programme de transfert de ma mémoire s’arrête à mon départ pour l’Europe. Après cette date, c’est un immense trou noir. J’imagine que c’est mieux ainsi, ce ne doit pas être si amusant que cela de se souvenir de sa propre mort. Finalement, je me rends compte que la limite de temps donnée à cette machine est un mal nécessaire. Et pas seulement pour les familles.

– Je comprends, répondit Julia, gênée.

– J’en doute. Crois-moi, cette situation n’est pas étrange que pour toi, et plus les heures passent, plus tout ceci devient déroutant pour moi aussi. Quel jour sommes-nous déjà ?

– Mercredi.

– Trois jours, tu te rends compte, sacré bruit de tic-tac quand la trotteuse se promène dans votre tête. Sais-tu comment je suis...

– Un arrêt cardiaque à un feu rouge.

– Encore heureux qu'il n'est pas été au vert, en plus je me serais fait écraser.

– Il était au vert !

– Ah merde !

– Cela n'a pas causé d'accidents, si cela peut te réconforter.

– Pour être franc avec toi, ça ne me réconforte pas du tout. J'ai souffert ?

– Non, on m'a assuré que cela avait été instantané.

–Oui, enfin c'est ce qu'ils disent toujours aux familles pour les rassurer. Oh et puis qu'est-ce que cela peut faire après tout. C'est du passé. Qui se souvient de la fa-

çon dont les gens sont morts ? Ce serait déjà pas mal si l'on se souvenait de la façon dont ils ont vécu.

– On change de sujet ? supplia Julia.

– Comme tu voudras, je trouvais cela plutôt marrant de pouvoir parler avec quelqu'un de ma propre disparition.

– Le quelqu'un en question est ta fille et tu n'avais pas franchement l'air de rigoler.

– Ne commencent à avoir raison, s'il te plaît.

Une heure plus tard, la voiture entrait en territoire hollandais, l'Allemagne n'était plus qu'à soixante-dix kilomètres.

– C'est épatant leur truc, reprit Anthony, plus de frontières, se croirait presque libre. Si tu étais heureuse à Paris, pourquoi es-tu partie ?

– Sur un coup de tête, au milieu de la nuit ; je pensais que ce serait l'affaire de quelques jours. Au début, c'était juste une virée entre copains.

– Tu les connaissais depuis longtemps ?

– Dix minutes.

– Évidemment ! Et que faisaient ses amis de toujours dans la vie ?

– Étudiants, comme moi, enfin eux, à la Sorbonne.

– Je vois, et pourquoi l'Allemagne ? L'Espagne ou l'Italie auraient été plus gaie non ?

– Une envie de révolution. Antoine et Mathias avaient pressenti la chute du mur. Peut-être pas de façon aussi certaine que cela, mais quelque chose d'important se passait là-bas et nous avons voulu aller voir sur place.

– Qu'est-ce que j'ai bien pu rater dans ton éducation, pour que tu aies des envies de révolution ? dit Anthony en tapant sur ses genoux.

– Ne t'en veux pas, c'est probablement la chose que tu aies vraiment réussi.

– C'est un point de vue ! Marmonna Anthony et à nouveau il se retourna vers la vitre.

– Pourquoi me poses-tu toutes ces questions, maintenant ?

– Parce que toi, tu ne m'en poses aucune. J'aimais Paris car c'est là que j'ai embrassé ta mère pour la première fois. Et je peux te dire que ça n'a pas été facile.

– Je ne suis pas sûr de vouloir connaître tous les détails.

– Si tu savais comme elle était jolie. Nous avions vingt-cinq ans.

– Comment as-tu fait pour aller à Paris, je croyais que tu étais fauché quand tu étais jeune ?

– Je faisais mon service militaire sur une base en Europe en 1959.

– Où ça ?

– À Berlin ! Et je n'en garde pas un très heureux souvenir !

Un nouveau visage d'Anthony se détourna vers le paysage qui défilait.

– Ça n'est pas la peine de me regarder dans le reflet de la vitre, tu sais, je suis juste à côté de toi, dit Julia.

– Alors toi, remets ce rétroviseur en place, comme ça tu pourras voir les voitures qui te suivent avant de doubler le prochain camion !

– Tu as rencontré maman là-bas ?

– Non, nous nous sommes connus en France. Quand j'ai été libéré de mes obligations, j'ai pris un train pour Paris. Je rêvais de voir la tour Eiffel avant de rentrer au pays.

– Et tu l’as aimée tout de suite.

– Pas mal, mais plus petite que nous gratte-ciel.

– Je te parlais de maman.

– Elle dansait dans un grand cabaret. Le parfait cliché du G.I. américain en mal de ses origines irlandaises et de la danseuse débarquée du même pays.

– Maman était danseuse ?

– Bluebell Girl ! La troupe était en représentation exceptionnelle au Lido sur les Champs-Élysées. C'était un copain qui nous avait eu les places. La mère menait la revue. Tu l'aurais vu sur scène quand elle faisait des cla-quettes, je peux t'assurer qu'elle n'avait rien à envier à Ginger Rogers.

– Pourquoi n'en a-t-elle jamais parlé ?

– Nous ne sommes pas très loquaces dans la famille, tu auras au moins hérité de ce trait de caractère.

– Comment l’as-tu séduites ?

– Je croyais que tu ne voulais pas connaître les détails ? Si tu ralentis un peu, je te raconte.

– Je ne roule pas vite ! répondit Julia en regardant les aiguilles du compteur qui flirtait avec les 140 km à l'heure.

– Question de perspective ! J'ai l'habitude de nos autoroutes où l'on peut prendre le temps de voir défiler le paysage. Si tu continues à rouler ainsi, il te faudra une clé anglaise pour desserrer mes doigts de la poignée de la porte.

Julia leva le pied de l'accélérateur et Anthony inspira profondément.

– J'étais assis à une table collée à la scène. La revue se produisait dix soirs de suite ; je n'en ai pas manqué un seul, y compris le dimanche, où le spectacle se jouait aussi en après-midi. Je m'étais débrouillé, en gratifiant une ouvreuse d'un généreux pourboire, pour être installé à la même place.

Julia éteignit la radio.

– Pour la dernière fois, redresse ce rétroviseur et regarde la route ! ordonna Anthony.

Julia s'exécuta sans discuter.

– Au sixième jour, ta mère avait fini par repérer mon manège. Elle m'a juré qu'elle s'en était rendue compte dès le quatrième, mais je suis certain que c'était bien le sixième. En tout cas, j'ai constaté qu'elle m'avait regardé plusieurs fois au cours de la représentation. Sans me vanter, elle en avait même failli rater un pas. Là aussi, elle m'a toujours juré que cet incident n'avait rien à voir avec ma présence. Ce refus de le reconnaître, c'était une coquetterie de la part de ta mère. J'ai alors fait livrer des fleurs dans sa loge, pour qu'elle les trouve, le spectacle achevé ; chaque soir un même bouquet de petites roses anciennes, et jamais de carte de visite.

– Pourquoi ?

– Si tu ne m'interromps-toi, tu vas comprendre. À la dernière représentation, je suis allé l'attendre à la sortie des artistes. Une rose blanche à la boutonnière.

– Je ne peux pas croire que tu aies fait une chose pareille ! lança Julia en pouffant de rire.

Anthony se retourna vers la vitre et ne dit plus un mot.

– Et après ? Insista Julia.

– Fin de l'histoire !

–Comment ça, fin de l'histoire ?

– Tu te moques alors j'arrête !

– Mais je ne me moquais pas du tout !

– C'était quoi se ricanement idiot ?

– Le contraire de ce que tu penses, c'est juste que je ne t’avais jamais imaginé en jeune homme éperdument romantique.

– Arrête-toi à la prochaine station-service, je finirai la route à pied ! s'exclama Anthony en croisant les bras, l'air renfrognés.

– Tu continues à me raconter, ou j'accélère !

– Ta mère avait l'habitude que des admirateurs l'at-tendent au bout de ce corridor, un type de la sécurité es-cortait les danseuses jusqu'à l'autocar qui les raccompagnait à leur hôtel. J'étais dans le passage, il m'a dit de me pousser, sur un ton un peu trop autoritaire à mon goût.

J'ai sorti les poings.

Julia éclata d'un rire incontrôlable.

– Parfait ! dit Anthony furieux, puisque c'est comme ça, tu n'auras pas un mot de plus.

– Je t'en supplie, papa, dit-elle hilare. Je suis désolée, mais c'est irrésistible.

Anthony tourna la tête et la fixa attentivement.

– Cette fois je n'ai pas rêvé, tu m'as bien appelé papa ?

– Peut-être, dit Julia en séchant ses yeux. Continue !

– Je te préviens, Julia, si je vois ne serait-ce que l'amorce d'un sourire, c'est fini ! Nous sommes d'accord ?

– Promis, dit-elle en levant la main droite.

– Ta mère est intervenue, elle m'a entraîné à l'écart de la troupe et pria le chauffeur du car de l'attendre. Elle m'a demandé ce que je faisais là, à chaque représentation, assis à la même table. Je crois qu'à cet instant, elle n'avait pas encore vu la rose blanche à ma boutonnière, je la lui ai offerte. Elle était si étonnée, en découvrant que j'étais l'auteur des bouquets du soir, que j'en ai profité pour répondre à cette question.

– Qu’est-ce que tu lui as dit ?

– Que j'étais venu lui demander sa main.

Julien se retourna vers son père qui lui ordonna de se concentrer sur la route.

– Ta maman s'est mise à rire, avec ses éclats dans la voix que tu as toi aussi lorsque tu te moques de moi.

Quand elle a compris que j'attendais vraiment sa réponse, elle a fait signe au conducteur de partir sans elle et a proposé que je commence par l'inviter à dîner. Nous avons marché jusqu'à une brasserie sur les Champs-Élysées. Je peux te dire qu'en défendant la plus belle avenue du monde à ses côtés, je n'étais pas peu fier. Tu l'aurais dû voir les regards qui se posaient sur elle. Nous avons parlé tout le dîner, mais, à la fin du repas, j'étais dans une situation terrible et j'ai bien cru que tous mes espoirs s'éva-nouiraient ici.

– Après l’avoir demandée en mariage aussi vite, je ne vois pas ce que tu aurais pu faire de plus choquant ?

– C'était très gênant, je n'avais pas de quoi payer l'addition, j'avais beau fouiller mes poches discrètement, plus un sou. Mes économies de militaires étaient passées dans l'achat des tickets du Lido et dans les bouquets de fleurs.

– Comment t’en es-tu sorti ?

– J'ai demandé un septième café, la brasserie fermait, ta mère s'était absentée pour aller se repoudrer. J'ai appelé le serveur décidé à lui avouer que je n'avais pas de quoi le payer, prêt à le supplier de ne pas faire d'esclan-dre, à lui offrir ma montre en gage et mes papiers, à promettre que je reviendrais régler la note dès que possible, au plus tard à la fin de la semaine. Il m'a tendu une cou-pelle, à la place de l'addition, il y avait un mot de ta mère.

– Que disait-il ?

Anthony ouvrit son portefeuille et en sortit un morceau de papier jauni qu'il déplia avant de le dire d'une voix posée.

Je n'ai jamais été douée pour les au revoir et je suis certaine que vous non plus merci de cette délicieuse soirée, les roses anciennes sont mes préférées. Nous seront fin février à Manchester et je serais ravi de vous revoir dans la salle. Si vous venez, je vous laisserai cette fois m’inviter à dîner. Tu vois, conclut Anthony en montrant la feuille à Julia, le mot est signé de son prénom.

– Impressionnant ! souffla Julia, pourquoi a-t-elle fait ça ?

– Parce que ta mère avait tout compris de ma situation.

– Comment ?

– Un type qui voit sept cafés à deux heures du matin et qui ne trouve plus un mot à dire alors que les lumières de la brasserie commencent à s'éteindre

– Tu y es allé à Manchester ?

–j'ai d'abord travaillé pour me refaire un peu. J'enchaînais les boulots les uns après les autres. Le matin à cinq heures j'étais au Halles à décharger des cageots, aussitôt fait, je filais dans un café du quartier et servais en salle. À midi, j’échangeais mon tablier pour une tenue de commis dans une épicerie. J'ai perdu cinq kilos et gagner de quoi me rendre en Angleterre acheter une place au théâtre ou ta mère dansait, et surtout de quoi lui payer un repas digne de ce nom. J'avais réussi le pari impossible de me retrouver au premier rang. Dès que le rideau s'est levé, elle m'a souri.

« Après le spectacle, nous nous sommes retrouvés dans un vieux pub de la ville. J’étais exténué. J’ai honte en y repensant, mais je m’étais endormi dans la salle et je voyais bien que ta maman s’en était aperçue. Nous n’avons presque pas parlé à table ce soir-là. Nous échangions des silences ; et alors que je faisais signe au garçon pour qu’il m’apporte la note, ta mère m’a regardé fixement et a juste dit « Oui ». Amon tour, je l’ai regardée, intrigué, et elle a répété ce « Oui », d’une voix si claire que je l’entends encore. « Oui, je veux bien vous épouser. » La revue se produisait à Manchester pendant deux mois. Ta mère a fait ses adieux à la troupe et nous avons prit le bateau pour rentrer au pays. Nous nous sommes mariés en arrivant. Un prêtre et deux témoins que nous avions dénichés dans la salle. Aucun membre de nos 202

familles n’avait fait le déplacement. Mon père ne m’a jamais pardonné d’avoir épousé une danseuse.

Avec précaution, Anthony rangea le petit mot jauni à sa place.

– Tiens, j’ai retrouvé l’attestation pour mon pacemaker ! Quel imbécile je fais ! Au lieu de la remettre dans mon passeport, je l’avais bêtement glissée dans mon portefeuille.

Julia hocha la tête, dubitative.

– Ce voyage à Berlin, c’était une façon bien à toi de poursuivre notre voyage ?

– Tu me connais si peu, pour avoir besoin de me poser cette question ?

– Et la voiture de location, ton attestation soi-disant égarée, tu l’as aussi fait exprès pour que nous fassions cette route ensemble ?

– Et quand bien même j’aurais prémédité tout cela, ce n’est pas une si mauvaise idée, non ?

Un panneau indiquait qu’ils entraient en Allemagne.

La mine assombrie, Julia remit le rétroviseur en bonne place.

– Qu’est-ce qu’il y a, tu ne dis plus rien ? demanda Anthony.

– La veille du jour où tu as débarqué dans notre chambre pour assommer Tomas, nous avions décidé de nous marier. Ca ne s’est pas fait, mon père ne supportait pas que je veuille épouser un homme qui n’était pas de son monde.

Anthony se détourna vers la vitre.


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