9.


… Julia avait eu dix-huit ans au premier jour de septembre 1989. Et pour fêter cet anniversaire, elle allait abandonner les bancs du collège où Anthony Walsh l’avait inscrite, pour un programme d’échanges interna-tionaux dans un tout autre domaine que celui choisi par son père. L’argent économisé ces dernières années en donnant des cours particuliers, ces derniers mois en tra-vaillant en cachette comme modèle dans les salles du département des arts graphiques, celui ratissé à ces cama-rades de jeu au cours de quelques parties de cartes endiablées, s’additionneraient à la bourse d’études qu’elle avait décrochée. Il avait fallu la complicité du secrétaire d’Anthony Walsh pour que Julia puisse l’obtenir sans que le doctorat de la faculté ne vienne opposer la fortune de son père à la demande qu’elle faisait. Wallace avait accepté à contrecœur et à grand renfort de « Mademoiselle, qu’est-ce que vous me faites faire, si votre père venait à l’apprendre », de signer le formulaire certifiant que, depuis longtemps, son employeur ne subvenait plus aux besoins de sa propre fille. En présentant ses attestations d’emplois, Julia avait convaincu l’économat de l’université.

Un passeport récupéré au cours d’une brève et hou-leuse visite dans la maison que son père occupait sur Park Avenue, une porte claquée à toute volée et Julia embar-quait dans un bus, direction l’aéroport JFK, atterrissage à Paris au petit matin du 6 octobre 1989.

Une chambre d’étudiant qu’elle revoyait soudain. La table en bois collée à la fenêtre, avec cette vue unique sur les toits de l’Observatoire ; la chaise en fer blanc, la lampe rescapée d’un autre siècle ; le lit aux draps un peu rêches, mais qui sentaient si bon, deux copines qui habi-taient le même palier, leurs prénoms restaient captifs du passé. Le boulevard Saint-Michel qu’elle descendait à pied chaque jour pour rejoindre l’Ecole des beaux-arts.

Le troquet au coin du boulevard Arago et ces gens qui fumaient au comptoir en buvant des cafés-cognac le matin. Ses rêves d’indépendance se réalisaient et aucun flirt ne viendrait troubler ses études. Du soir au matin et du matin au soir, Julia dessinait. Elle avait essayé presque tous les bancs ju jardin du Luxembourg, parcouru chacune des allées, s’était allongée dur des pelouses interdites, pour y observer la marche maladroite des oiseaux qui seuls étaient autorisés à s’y poser. Octobre avait passé, et l’aube de son premier automne à Paris s’était effacée dans les premiers jours gris de novembre.

Au café Arago, un soir parmi d’autres, des étudiants de la Sorbonne débattaient avec ferveur de ce qui se passait en Allemagne. Depuis début septembre, des milliers d’Allemands de l’Est franchissaient la frontière hongroise pour tenter de passer à l’ouest. La veille, ils étaient un million à manifester dans les rues de Berlin.

– C’est un évènement historique ! avait crié l’un d’entre eux.

Il s’appelait Antoine.

Et un flot de souvenirs raviva sa mémoire.

– Il faut y aller, proposa un autre.


Lui, c’était Mathias. Je m’en souviens, il fumait tout le temps, s’emportait pour un rien, parlait sans cesse et, quand il n’avait rien à dire, il fredonnait. Jamais je n’avais rencontré quelqu’un qui avait autant peur du silence.

Un équipage s’était formé. Une voiture partirait la nuit même, direction l’Allemagne. En se relayant au volant, on atteindrait Berlin avant ou juste l’après-midi.

Qu’est-ce qui avait poussé Julia ce soir-là à lever la main au milieu du café Arago ? Quelle force l’avait conduite jusqu’à la table des étudiants de la Sorbonne ?

– Je peux venir avec vous ? avait-elle demandé en s’approchant d’eux.

Je me souviens de chaque mot.

– Je sais conduire et j’ai dormi toute la journée.

J’avais menti.

– Je pourrais tenir un volant pendant des heures.

Antoine avait consulté l’assemblée. Etait-ce Antoine ou Mathias ? Qu’importe puisque le vote – presque à la majorité – l’intégrait à l’épopée qui se préparait.

– Une Américaine, on leur doit bien ça ! avait ajouté Mathias alors qu’Antoine hésitait encore.

Et il avait conclu en levant la main :

– De retour dans son pays, elle témoignera un jour de la sympathie des Français à l’égard de toutes les révolutions en marche.

On écarté les chaises, Julia s’était assise au milieu de ses nouveaux amis. Un peu plus tard, on avait partagé quelques embrassades sur le boulevard Arago, des baisers offerts à des visages qu'elle ne connaissait pas, mais, puisqu'elle faisait partie du voyage, il fallait bien dire au revoir à ceux qui restaient à Paris. Mille km à parcourir, pas le temps de traîner. Cette nuit du 7 novembre, en remontant la Seine le long du quai de Bercy, Julia ne se doutait pas un instant qu'elle faisait ses adieux à Paris et ne reverra jamais les toits de l'observatoire depuis la fenêtre de sa chambre d'étudiante.

Senlis, Compiègne, Amiens, Cambrai, autant de noms mystérieux sur les panneaux qui défilaient devant elle, autant de villes inconnues.

Avant minuit, on roulait vers la Belgique, à Valen-ciennes Julie prit le volant.

À la frontière, les douaniers furent intrigués par le passeport américain que Julia leur tendait, mais sa carte d'étudiante aux Beaux-arts fit office de sauf-conduit et le voyage se poursuivit.

Mathias chantait sans cesse, cela irritait Antoine, mais moi je m'entraînais à retenir les paroles que je ne comprenais pas toujours, et cela me tenait éveillée.

Cette pensée fit sourire Julia et d'autres souvenirs déferlèrent. Première halte sur une aire d'autoroutes. On comptait l'argent qu'on avait ; nous avions opté pour des baguettes de pain et des tranches de jambon. Une bouteille de Coca-Cola avait été achetée en son honneur, elle n'en avait finalement bu qu'une gorgée.

Ses compagnons de voyage parlaient trop vite et bien des phrases échappaient à sa compréhension. Elle qui croyait que six années de cours de français l'avaient presque rendu bilingue. Pourquoi papa avait-il voulu que j'apprenne cette langue ? Était-ce en mémoire des mois passés à Montréal ? Mais déjà il fallait reprendre la route.

Après Mons ne s'était trompé d'embranchement à la Louvière. La traversée de Bruxelles fut une aventure. Là-bas aussi on parlait le français, mais avec un accent qui le rendait plus compréhensible à une Américaine, même si beaucoup d'expression lui était totalement inconnue. Et pourquoi cela faisait-il tant rire Mathias, quand un passant leur indiquait si gentiment le chemin qui les conduirait à Liège ?

Antoine refit les calculs, le détour leur coûterait une bonne heure et Mathias supplia qu'on accélère. La révolution ne les attendrait pas. Nouveau point sur la carte, demi-tour immédiat, la route par le nord serait trop longue, on passerait par le Sud, direction Düsseldorf.

Mais d'abord la traversée de Brabant flamand. Ici, le Français s'était effacé. Quel extraordinaire pays où l'on parle trois langues si différentes à quelques kilomètres de distance ! « Celui de la bande dessinée et de l'humour »

avait répondu Mathias en intimant à Julia l'ordre d'accélé-rer encore. À l'approche de Liège, ses paupières étaient lourdes, et la voiture fit une inquiétante embardée.

Arrêt sur la bande d'urgence pour se remettre des émotions, réprimande d’Antoine et mise en quarantaine sur la banquette arrière.

La punition fut indolore, Julia ne se souviendrait jamais du passage au poste frontière ouest-allemand. Mathias, qui bénéficiait d'un sauf-conduit diplomatique grâce à un père ambassadeur, avait amadoué l'officier des douanes pour qu'à cette heure tardive on ne réveille pas sa demi-sœur. Elle arrivait tout juste d'Amérique.

Compatissant, le douanier s'était contenté d'une inspection des papiers restés dans la boîte à gants.

Quand Julia avait rouvert les yeux, ils arrivaient à Dortmund. À l'unanimité moins une voix -on ne l'avait pas consultée -, une escale -petit déjeuner dans un vrai café - avait été votée. C'était le matin du 8 novembre et, pour la première fois de son existence, elle s'éveillait en Allemagne. Demain, le monde qu'elle avait connu jusque-là basculerait, entraînant sa vie de jeune femme dans sa course imprévue.

Passa Bielefeld, on approchait de Hanovre, Julia reprit le volant. Antoine avait voulu s'y opposer, mais ni lui ni Mathias n'était plus en état de conduire et Berlin était encore loin.

Les deux complices s'endormirent aussitôt et Julia profita enfin de quelques courts instants de silence. La voiture arrivait maintenant près d’Helmstedt. Ici le passage serait plus périlleux. Devant eux, des barbelés déli-mitaient la frontière de l'Allemagne de l’est. Mathias ouvrit un œil et ordonna à Julia de se ranger au plus vite sur le bas-côté.

Les rôles furent distribués, Mathias devait prendre le volant, Antoine s'asseoir à l'avant et Julia sur la banquette arrière.

Son passeport diplomatique serait le sésame pour convaincre les douaniers de les laisser continuer. « Répé-tition générale » avait ordonné Mathias. Pas un mot sur leur véritable objectif. Quand on leur demanderait le but de leur voyage en RDA, Mathias répondrait qu'il rendait visite à son père, diplomate en poste à Berlin, Julia joue-rait de sa nationalité américaine, son père serait lui aussi fonctionnaire à Berlin. « Et moi ? » Avait demandé Antoine. « Et toi tu la fermes ! » Avait répondu Mathias en redémarrant.

À droite, une épaisse forêt de sapins bordait la route.

À la lisière apparurent les masses sombres du poste-frontière.

La zone était si vaste qu'elle prenait l'apparence d'une gare de transit. La voiture se faufila entre deux camions. Un officier leur fit signe de changer de file.

Mathias ne souriait plus.

Bien plus haut que la cime des arbres qui disparaissaient dans le lointain, deux pylônes bardés de projec-teurs s'élevaient de part et d'autre.

À peine moins hauts, quatre miradors se faisaient face. Un panneau indiquant « Marienborn Border Check-point » surplombait les portes grillagées qui se refermaient derrière chaque véhicule.

Au premier contrôle, on leur fit ouvrir le coffre. On procéda à la fouille des sacs d'Antoine et de Mathias, et 120

Julia réalisa qu'elle n'avait emporté aucune affaire avec elle. Nouvelle injonction d'avancer, un peu plus loin le passage obligatoire par un corridor encadré de baraquements en tôles ondulées blanches ou les pièces d'identité seraient à leurs tours contrôlées. Un officier ordonna à Mathias de se ranger sur le côté et de le suivre. Antoine grommelait que ce voyage était une pure folie, qu'il l’avait dit depuis le début et Mathias lui rappela les consignes adoptées avant de reprendre le volant. D'un regard, Julia lui demanda ce qu'il attendait d'elle. Mathias a pris nos passeports, je m'en souviens comme si c'était hier. Il a suivi le douanier. Nous l'avons attendu avec Antoine et même si nous étions seuls sous cette lugubre charpente de métal, nous n'avons pas prononcé un mot, respectant ces consignes à la lettre. Et puis Mathias a réapparu, un militaire le suivait. Ni Antoine ni moi ne pouvions deviner ce qu'il adviendrait. Le jeune soldat nous a regardés tour à tour. Il a rendu les passeports à Mathias et lui a fait signe de passer. Je n'avais jamais connu cette peur-là, jamais ressenti cette sensation d'intrusion qui se glisse sous la peau et vous glace jusqu'aux os. La voiture à rouler lentement, jusqu'au point de contrôle suivant et à nouveau s’est arrêtée sous une halle gigantesque, où tout à recommencer. Mathias est reparti vers d'autres baraquements et quand il est enfin revenu, nous avons compris à son sourire que cette fois la route de Berlin s'ou-vrait à nous. Il était interdit de quitter l'autoroute jusqu'à notre destination.

*

La brise qui soufflait sur la promenade du vieux port de Montréal fit frissonner Julia. Mais ses yeux restèrent fixés sur les traits d'un homme dessinés au fusain, un visage surgit d'un autre temps, sur une toile bien plus blanche que la tôle ondulée de baraquements érigés à la frontière qui divisait jadis l'Allemagne.

*

Tomas, je faisais route vers toi. Nous étions insou-ciants et toi encore en vie.

Il fallut plus d'une heure pour que Mathias retrouve le goût de chanter. Hormis quelques camions, les seuls véhicules qu’ils croisaient où dépassaient étaient des Trabant. Comme si tous les habitants de ce pays avaient souhaité posséder la même automobile, pour ne jamais rivaliser avec celle de leurs voisins. La leurs faisait grande impression, la Peugeot 504 avait fière allure sur cette autoroute de RDA ; pas un chauffeur qui ne la regardait émerveillé quand elle le doublait.

Vinrent Schermen, Theessen, Köpernitz, passa Magdeburg et enfin Postdam ; Berlin n'était plus qu'à cinquante kilomètres. Antoine voulut impérativement être celui qui conduirait lorsqu'ils entreraient dans la banlieue.

Julien éclata de rire, rappelant que ses compatriotes avaient libéré la ville il y avait presque quarante-cinq ans.

– Et ils y sont toujours ! Avait aussitôt répondu Antoine d'un ton cinglant.

– Avec vous les Français ! Avait répliqué Julia aussi sec.

– Vous me fatiguez tous les deux ! Avait conclu Mathias.

Et, à nouveau, on s’était tus jusqu'à la prochaine frontière aux portes de l'îlot occidental enclavé dans l'Allemagne de l'Est ; on n'avait pas dit un mot, jusqu'à ce que l'on entre dans la ville où soudain Mathias s'était exclamé : Ich bin ein Berliner !


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