8.


A 17 h 30, le vol American Airlines 4742 se posait sur la piste de l’aéroport Pierre-Trudeau à Montréal. Ils passèrent la douane sans encombre. Une voiture les attendait. L’autoroute était dégagée, une demi-heure plus tard, ils traversaient le quartier des affaires. Anthony désigna une longue tour en verre ;

– Je l’ai vue se construire, soupira-t-il. Elle a le même âge que toi.

– Pourquoi me racontes-tu ça ?

– Puisque tu affectionnes particulièrement cette ville, je t’y laisse un souvenir. Un jour, tu te promèneras par ici et tu sauras que ton père avait passé quelques mois de sa vie à travailler dans cette tour. Cette rue te sera moins anonyme.

– Je m’en souviendrai, dit-elle.

– Tu ne me demandes pas ce que j’y faisais ?

– Des affaires, je suppose ?

– Oh non ; à cette époque je me contentais de tenir un petit kiosque à journaux. Tu n’es pas née avec une cuillère en argent dans la bouche. Elle est venue plus tard.

– Tu as fait cela longtemps ? questionna Julia, étonnée.

– Un jour, j’ai eu l’idée de vendre aussi des boissons chaudes. Et là, j’ai vraiment commencé à faire des affaires ! poursuivit Anthony, l’œil devenu pétillant. Les gens s’engouffraient dans l’immeuble, frigorifiés par le vent qui court dès la fin de l’automne et ne s’essouffle qu’au printemps. Tu aurais dû les voir se précipiter vers les cafés, chocolats chauds et thés que je leur vendais… deux fois le prix du marché.

– Et ensuite ?

– Ensuite, j’ai ajouté des sandwichs à ma carte. Ta mère les préparait dès l’aube. La cuisine de notre appartement s’est rapidement transformée en véritable labora-toire.

– Vous avez vécu à Montréal, maman et toi ?

– Nous vivions entourés de salades, de tranches de jambon et de papier cellophane. Quand j’ai commencé à proposer un service de distribution dans les étages de la tour et de celle qui venait de se construire juste à côté, j’ai dû embaucher mon premier salarié.

– Qui était-ce ?

– Ta mère ! Elle tenait le kiosque pendant que je distribuais les commandes.

Elle était si belle que les clients passaient jusqu’à quatre commande par jour, rien que pour l’apercevoir.

Qu’est-ce que nous avons pu rigoler à cette époque. Chaque acheteur avait sa fiche et ta maman ses têtes. Le comptable du bureau 1407, il avait le béguin pour elle, ses sandwichs avaient garniture double ; le directeur du personnel au onzième se voyait réserver les fins de pots de moutarde, et les feuilles de salade flétries, ta mère l’avait dans le collimateur.

Ils arrivèrent devant leur hôtel. Le bagagiste les accompagna jusqu’à la réception.

– Nous n’avons pas de réservation, dit-elle en tendant son passeport au préposé.

L’homme vérifia sur son écran d’ordinateur les dis-ponibilités qu’offrait son planning. Il tapa le nom de famille.

– Mais si, vous avez une chambre, et pas n’importe laquelle !

Julia le regarda, étonnée, tandis qu’Anthony reculait de quelques pas.

– M. et Mme Walsh… Coverman ! s’exclama le réceptionniste et si je ne m’abuse, vous restez avec nous toute la semaine.

– Tu n’as pas osé faire ça ? souffla Julia à son père qui affichait un air des plus innocents.

Le réceptionniste lui sauva la mise en les interrompant.

– Vous avez la suite… et, constatant la différence d’âge qui séparait M. et Mme Walsh, ajouta avec une légère inflexion dans la voix :…nuptiale.

– Tu aurais quand même pu choisir un autre hôtel ! dit Julia à l’oreille de son père.

– C’était un package ! se justifia Anthony. Ton futur mari avait opté pour une formule complète, vol plus séjour. Et encore, on s’en tire bien, il a renoncé à la demi-pension. Mais je te promets que cela ne lui coûtera rien, nous mettrons la note sur ma carte de crédit. Tu es mon héritière, donc c’est toi qui m’invites ! dit-il en rigolant.

– Ce n’était vraiment pas cela qui m’inquiétait ! tempêta Julia.

– Ah ? Quoi alors ?

– La suite… nuptiale ?

– Aucun souci, j’avais vérifié auprès de l’agence, elle est composée de deux chambres reliées par un salon, au dernier étage. Tu n’as pas le vertige, j’espère ?

Et tandis que Julia sermonnait son père, le concierge de l’hôtel lui tendit la clé, lui souhaitant un excellent séjour…

Le bagagiste les conduisit vers les ascenseurs. Julia rebroussa chemin et se rua vers le réceptionniste.

– Ce n’est pas du tout ce que vous croyez ! C’est mon père.

– Mais je ne crois rien, madame, répondit ce dernier, gêné.

– Si si, vous croyez, et vous vous trompez !

– Mademoiselle, je vous garantis que j’ai tout vu dans mon métier, dit-il en se penchant par-dessus le comptoir pour que personne ne surprenne sa conversation. Je suis une tombe, assura-t-il d’un ton qui se voulait rassurant !

Et alors que Julia s’apprêtait à lancer une réplique cinglante, Anthony l’attrapa par le bras et l’entraîna de force loin de la réception.

– Tu te soucies bien trop de ce que les gens pensent !

– Qu’est-ce que ça peut te faire ?

– Tu y perds un peu de ta liberté et beaucoup de ton sens de l’humour. Viens, le bagagiste retient les portes de l'ascenseur et nous ne sommes pas les seuls à vouloir nous déplacer dans cet hôtel !

*

La suite était conforme à la description qu’Anthony en avait faite. Les fenêtres des deux chambres, séparées par un petit salon, surplombaient la vieille ville. Son sac à peine posé sur son lit, Julia dut retourner ouvrir la porte.

Un garçon d'étages attendait derrière une table roulante sur laquelle était disposés une bouteille de champagne dans son seau, deux flûtes et un ballotin de chocolats.

– Qu'est-ce que c'est que ça ? demanda Julia.

– Avec les compliments de l'hôtel, Madame, répondit l'employé. D'autres prestations « jeunes mariées ».

Julia lui décocha un regard noir en s'emparant du petit mot posé sur la nappe. Le directeur de l'hôtel remer-ciait M. et Mme Walsh-Coverman d'avoir choisi son établissement pour célébrer leurs noces. Tout le personnel se tenait à leur disposition pour rendre ce séjour inoubliable.

Julia déchira le mot, reposa délicatement les morceaux sur la table roulante et claqua la porte au nez du garçon d'étages.

– Mais, Madame, c'est compris dans le tarif de votre chambre ! Entendit-t-elle depuis le couloir.

Elle ne répondit pas, les roues du chariot couinèrent vers les ascenseurs. Julia rouvrit la porte, pris la boîte de chocolats et fit demi-tour. Le garçon sursauta quand la porte de la suite 702 claqua pour la seconde fois.

– Qu'est-ce que c'était ? Demanda Anthony Walsh en sortant de sa chambre.

– Rien ! Répondit Julia assise sur le rebord de la fenêtre du petit salon.

– Joli panorama, n'est-ce pas ? Dit-il en fixant le Saint-Laurent qu'on apercevait au loin. Il fait doux, veux-tu que nous allions nous promener ?

– Tout plutôt que de rester ici !

– Ce n'est pas moi qui ai choisi l'endroit ! Répondit Anthony en posant un pull sur les épaules de sa fille.

*

Les rue Vieux Montréal, avec leurs pavés de guin-gois, rivalisent de charme avec celles des plus jolis quartiers d'Europe.

La promenade d'Antony et Julia commença par la place d'armes ; Anthony Walsh se fit un devoir de ra-105

conter à sa fille l’histoire de sueur Maisonneuve, d'où la statue trônait au milieu d'un petit bassin.

Elle l'interrompit d'un bâillement et le planta devant le monument dédié à la mémoire du fondateur de la ville, pour aller s'intéresser de plus près aux marchands de bonbons qui se trouvaient à quelques mètres de là.

Elle revint un instant plus tard, présenta un sachet débordant de sucreries à son père qui déclina l'offre « la bouche en cul de poule » comme auraient dit les Québé-cois. Julia regarda tour à tour la statue de sieur Maisonneuve perchée sur son socle, puis son père, à nouveau le bronze, et secoua la tête en signe d'approbation.

– Quoi ? demanda Anthony.

– Vous faites la paire tous les deux, vous vous seriez bien entendus.

Et elle l’entraîna vers la rue Notre-Dame. Anthony voulu s'arrêtait devant la façade du numéro 130. C'était le plus ancien bâtiment de la ville, il expliqua à sa fille qu’il abritait toujours quelques-uns de ces sulpiciens qui furent un temps seigneurs de l’île.

Nouveau bâillement de Julia qui pressa le pas en passant devant la basilique, redoutant que son père n’y entre.

– Tu n’imagines pas ce que tu rates ! lui cria-t-il alors qu’elle accélérait encore. La voûte représente un ciel étoilé, c’est magnifique !

– Eh bien, maintenant je le sais ! dit-elle de loin.

– Ta mère et moi t’y avons baptisée ! dut hurler Anthony.

Julia s’arrêta aussitôt et retourna vers son père qui haussait les épaules.

– Va pour ta voûte étoilée ! capitula-t-elle intriguée, en grimpant les marches de Notre-Dame de Montréal.

Le spectacle qu’offrait la nef était réellement de toute beauté. Encadrés de boiseries somptueuses, le dôme et l’allée centrale semblaient avoir été tapissés de lapis.

Emerveillée, Julia marcha jusqu’à l’autel.

– Je n’imaginais pas quelque chose d’aussi beau, murmura-t-elle.

– Tu m’en vois ravi, répondit Anthony, triomphal.

Il la conduisit jusqu’à la chapelle dédiée au Sacré-Cœur.

– Vous m'avez vraiment baptisée ici ? questionna Julia.

– Absolument pas ! Ta mère était athée, elle ne m’aurait jamais laissé faire.

– Alors pourquoi tu m'as dit ça ?

– Parce que tu n'imagines pas quelque chose d'aussi beau ! répondit Anthony en rebroussant chemin vers les majestueuses portes en bois.

En parcourant la rue Saint-Jacques, Julia crut un instant se retrouver au sud de Manhattan, tant la façade blanche des immeubles à colonnades ressemblait à celle de Wall Street.

Les lampadaires de la rue Sainte-Hélène venaient de s'illuminer non loin de là, alors qu'ils arrivaient sur une place aux allées bordées d’herbe fraîche, Anthony prit soudain appuie sur un banc et faillit de tomber à la renverse.

D'un geste de la main, il rassura Julia qui se précipi-tait vers lui.

– Ce n'est rien, dit-il, un autre bug, cette fois dans la rotule de mon genou.

Julia l’aida à s'asseoir.

– Tu as très mal ?

– Cela fait hélas quelques jours que j'ignore tout de la souffrance, dit-il en grimaçant. Ils faut bien que mourir ait quelques avantages.

– Arrête avec ça ! Pourquoi fais-tu cette tête- là ? Tu as vraiment l'air de souffrir.

– Le programme, j'imagine ! Quelqu'un qui se bles-serait et ne manifesterait aucune expression de douleur perdrait de son authenticité.

– C'est bon ! Je n'ai pas envie d'entendre tous ces détails. Je ne peux rien faire d’utile ?

Anthony sortit un carnet noir de sa poche et le tendit à Julia accompagné d'un stylo.

– Peux-tu noter qu'au second jour la jambe droite semble faire des siennes. Dimanche prochain, il faudra que tu veilles à leur remettre se carnet. Cela servira certainement à améliorer les futurs modèles.

Julia ne dit mot ; dès qu'elle voulait inscrire sur la feuille blanche ce que son père l'avait prié de rapporter, sa plume tremblait.

Anthony l’observe et lui ôta le stylo des mains.

– Ce n'était rien. Tu vois, je peux remarcher norma-lement, dit-il en se levant. Une petite anomalie qui se sera corrigée d'elle-même. Inutile de la signaler.

Une calèche entraînée par un cheval de trait avançait dans la place d'Youville ; Julia prétendit avoir toujours rêvé de faire ce genre de balades. Mille journées à se promener dans Central Park sans jamais l’avoir osé, c'était le moment idéal. Elle fit signe au cocher. Anthony la regarda, affolé, mais elle lui fit comprendre que le temps n'était pas à la discussion. Il se hissa à bord en levant les yeux au ciel.

– Grotesques, nous sommes grotesques ! Soupira-t-il.

– Je croyais qu'il ne fallait pas se soucier du regard des autres ?

– Oui, enfin jusqu'à un certain point !

– Tu voulais que nous voyagions ensemble, eh bien, nous voyageons ! Dit-elle.

Consternés, Anthony regarda le postérieur de l'animal qui se déhanchait à chaque pas.

– Je te préviens, si je vois la queue de ce pachy-derme esquisser ne serait-ce qu'un mouvement, je descends.

– Les chevaux n'appartiennent pas à cette famille d'animaux ! corrigea Julia.

– Avec un cul comme ça, permets- moi d'en douter !

*

La carriole s’arrêta sur le vieux port, devant le café des éclusiers. Les 'immenses silos à grain érigé sur le quai de la pointe du moulin à vent masquaient la berge opposé. Leurs courbes imposantes semblaient surgir des eaux pour grimper vers la nuit.

– Viens, allons-nous-en d’ici, dit Anthony, maussade. Je n'ai jamais aimé ces monstres de béton qui rayent l'horizon. Je ne comprends pas qu'on ne les ait pas encore détruits.

– J’imagine qu'ils font partie du patrimoine, répondit Julia. Et puis peut-être qu'un jour on leur trouvera un certain charme.

– Ce jour là, je ne serai plus de ce monde pour les voir et je peux parier que toi non plus !

Il entraîna sa fille le long de la promenade du vieux port. La balade se poursuivit à travers les espaces verts qui bordent la rive du Saint-Laurent. Julia marchait quelques pas devant lui. La brise du soir faisait virevolter une mèche de sa chevelure.

– Qu’est-ce que tu regardes ? demanda Julia à son père.

– Toi !

– Et tu penses à quoi en me regardant ?

– Que tu es bien jolie, tu ressembles à ta mère, répondit-il d’un sourire subtil.

– J’ai faim ! annonça Julia.

– Nous choisirons une table qui te convienne, un peu plus loin. Ces quais sont truffés de petits restaurants…

plus infects les uns que les autres !

– Lequel est le plus infâme selon toi ?

– Ne t’inquiète pas, je nous fais confiance ; en s’y mettant tous les deux, on devrait le trouver !

En chemin, Julia et Anthony flânèrent autour des boutiques à la jonction du quai des Evénements. L’ancien débarcadère avançait en profondeur sur le Saint-Laurent.

– Cet homme là-bas ! s’exclama Julia en pointant une silhouette qui se faufilait dans la foule.

– Quel homme ?

– Près du vendeur de glaces, avec une veste noire, précisa-t-elle.

– Je ne vois rien !

Elle entraîna Anthony par le bras, le forçant à accélérer le pas.

– Mais quelle mouche te pique ?

– Ne traîne pas, nous allons le perdre !

Julia fut soudain emportée par le flot des visiteurs qui avançaient sur la jetée.

– Mais qu’est-ce qui te prends à la fin ?râla Anthony qui peinait à la suivre.

– Viens je te dis ! Insista-t-elle sans l’attendre.

Mais Anthony refusa de faire un pas de plus, il s’assit sur un banc et Julia l’abandonna, partant presque en courant à la recherche du mystérieux individu qui semblait mobiliser toute son attention.

Elle revint quelques instants plus tard, déçue.

– Je l’ai perdu.

– Vas-tu m’expliquer à quoi tu joues ?

– Là-bas, près des vendeurs ambulants. Je suis certaine d’avoir aperçu ton secrétaire particulier.

– Mon secrétaire a un physique qui n’a rien de particulier. Il ressemble à tout le monde et tout le monde lui ressemble. Tu te seras trompée, c’est tout.

– Alors pourquoi t’es-tu arrêté si soudainement ?

– Ma rotule… répondit Anthony Walsh d’un ton plaintif.

– Je croyais que tu ne souffrais pas !

– C’est encore ce stupide programme. Et puis sois un peu tolérante, je ne commande pas tout, je suis une machine très sophistiquée… Et quand bien même Wallace serait ici, c’est son droit. Il a tout son temps pour lui, maintenant qu’il est à la retraite.

– Peut-être mais ce serait quand même une étrange coïncidence.

– Le monde est si petit ! Mais je peux t’affirmer que tu l’as confondu avec quelqu’un d’autre. Tu ne m’avais pas dit que tu avais faim ?

Julia aida son père à se relever.

– Je crois que tout est redevenu normal, affirma-t-il en agitant la jambe. Tu vois, je peux de nouveau gambader. Faisons encore quelques pas avant de passer à table.

*

Dès le retour du printemps, marchands de pacotilles et de souvenirs, de colifichets pour touristes en tout genre, réinstallaient leurs stands le long de la promenade.

– Viens, allons par là, dit Anthony en entraînant sa fille plus avant vers la jetée.

– Je croyais que nous allions dîner ?

Anthony remarqua une ravissante jeune femme qui croquait au fusain les passants, moyennant dix dollars.

– Sacré coup de crayon ! s’exclama Anthony en con-templant son travail.

Quelques esquisses accrochées à une grille derrière elle témoignaient de son talent, et le portrait qu’elle réali-111

sait d’un touriste à l’instant ne faisait que le confirmer.

Julia ne prêtait aucune attention à la scène. Lorsque son appétit l’appelait, plus rien d’autre ne comptait. Chez elle, la faim s’apparentait le plus souvent à une irrésistible fringale. Son coup de fourchette avait toujours épaté les hommes qui la côtoyaient. Qu’il s’agisse de ses collègues de travail ou de ceux qui avaient pu partager quelques moments de sa vie. Adam l’avait un jour mise au défi devant une montagne de pancakes. Julia attaquait allègrement sa septième crêpe, tandis que son compagnon, qui avait renoncé dès la cinquième, vivait les premiers instants d’une indigestion mémorable. Le plus in-juste était que sa silhouette semblait ne jamais vouloir souffrir d’aucun de ses excès.

– On y va ? insista-t-elle.

– Attends ! répondit Anthony en prenant la place que le touriste venait de quitter.

Julia leva les yeux au ciel.

– Qu’est-ce que tu fais ? demanda-t-elle impatiente.

– Je me fais tirer le portrait ! rétorqua Anthony, la voix enjouée. Et regardant la dessinatrice qui taillait la mine de son fusain, il demanda :

– Face ou profil ?

– Un trois quart ? proposa la jeune femme.

– Gauche ou droit ? interrogea Anthony en pivotant sur le strapontin. On m’a toujours dit que de ce côté mon profil était plus élégant. Qu’en pensez-vous ? Et toi Julia, qu’en penses-tu ?

– Rien ! absolument rien ! dit-elle en lui tournant le dos.

– Avec tous ces bonbons caoutchouteux que tu as dévorés tout à l’heure, ton estomac peut attendre un tout petit peu. Je ne comprends même pas que tu aies encore faim après t’être autant gavée de sucreries.

La portraitiste, compatissante, sourit à Julia.

– C’est mon père, nous nous sommes pas vus depuis des années – trop occupé à s’intéresser à lui -, la dernière fois que nous avons fait une promenade comme celle-ci, il m’accompagnait au jardin d’enfants. Il a reprit le cours de notre relation à partir de ce moment-là ! Ne lui dites surtout pas que j’ai dépassé la trentaine, ça lui ferait un choc !

La jeune femme posa son crayon et regarda Julia.

– Je vais rater mon croquis si vous continuer à me faire rire.

– Tu vois, poursuivit Anthony, tu perturbes le travail de mademoiselle. Va voir les dessins qui sont accrochés, ça ne durera pas longtemps.

– Il se fiche complètement du dessin, il s’est assis là parce qu’il vous trouve jolie. Expliqua Julia à la dessinatrice.

Anthony fit signe à sa fille de s’approcher, comme s’il voulait lui confier un secret. Faisant mauvaise figure, elle se pencha vers lui.

– A ton avis, chuchota-t-il à son oreille, combien de jeunes femmes rêveraient de voir leur père se faire tirer le portrait trois jours après sa mort, je te le demande ?

A court d’arguments, Julia s’éloigna.

Tout en gardant la pose, Anthony observait sa fille pendant qu’elle regardait les dessins qui n’avait pas trouvé preneur ou ceux que la jeune artiste réalisait par plaisir, pour progresser.

Et soudain, le visage de Julia se figea. Ses yeux s’écarquillèrent elle entrouvrit les lèvres comme si l’air était venu à lui manquer. Etait-il possible que la magie d’un trait de fusain rouvre ainsi toute une mémoire ? Ce visage suspendu à un grille, cette fossette esquissée au bas du menton, cette légère esquille qui exagérait la pommette, ce regard qu’elle contemplait sur une feuille et qui semblait la contempler tout autant, ce front presque insolent, la ramenaient des années en arrière, vers tant d’émotions passées.

– Tomas ? balbutia-t-elle…


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