21.


De tous le voyages qui les ramenait de Berlin à New York, Julia et son père n'échangèrent pas un mot ; sauf une phrase qu’Anthony prononça plusieurs fois « je crois que j'ai encore fait une connerie » et ce, sans que sa fille n'en comprenne pleinement le sens. Ils arrivèrent en milieu d'après-midi, Manhattan était sous la pluie.

– Écoute, Julia, je vais dire quelque chose à la fin !

Protesta Anthony en entrant dans l'appartement d’Horatio Street.

– Non ! Répondit Julia en posant son bagage.

– Tu l’as revue hier soir ?

– Non !

– Dis-moi ce qui s'est passé, je peux peut-être te conseiller.

– Toi ? Ce serait bien le monde à l'envers.

– Ne soit pas têtue, tu n'as plus cinq ans et je n’ai plus que vingt-quatre heures.

– Je n'ai pas revu Tomas et je vais prendre une douche. Point final !

Anthony s'interposa devant la porte, lui barrant le passage.

– Et après, tu comptes rester dans cette salle de bains les vingt prochaines années ?

– Pousse-toi !

– Pas tant que tu n’auras pas répondu.

– Tu veux savoir ce que je vais faire maintenant ? Je vais essayer de rassembler les morceaux de ma vie que tu as savamment éparpillés en une semaine. Je n’aurai probablement pas le loisir de tous les recoller puisqu’il en manquera toujours, et ne fait pas cette tête comme si tu ne comprenais pas, tu n’as pas cessé pendant tout le vol de t’en faire le reproche.

– Je ne parlais pas de notre voyage…

– Alors de quoi ?

Anthony ne répondit pas.

– C’est bien ce que je pensais ! dit Julia. En attendant, je vais enfiler des jarretières, mettre un soutient gorge à balconnet, le plus sexy que je possède, j’appellerai Tomas et j’irai me faire sauter. Et si j’arrive encore à lui mentir comme j’ai appris à le faire depuis que je suis avec toi, peut-être acceptera-t-il que nous reparlions du mariage.

– Tu as dit Tomas !

– Quoi ?

– C'est avec Adam que tu devais te marier, tu viens encore de faire un lapsus.

– Écarte-toi de cette porte ou je te tue !

– Tu perdrais ton temps, je suis déjà mort. Et si tu crois que tu vas réussir à me choquer en me racontant ta vie sexuelle, tu es loin du compte, ma chérie !

– Dès que j'arriverais chez Adam, reprit Julia en toi-sant son père, je le colle au mur, je le déshabille...

– Ça suffit ! Hurla Anthony. Je n'ai pas besoin non plus d'en connaître tous les détails, ajouta-t-il en recouvrant son calme.

– Tu me laisses aller me doucher, maintenant ?

Anthony leva les yeux au ciel et lui céda le passage.

L'oreille collée à la porte et il entendit Julia téléphoner.

Non, il ne fallait surtout pas déranger Adam s’il était en réunion, simplement de prévenir qu'elle venait de rentrer à New York. S'il était libre ce soir, il pouvait passer la prendre à vingt heures, elle l’attendrait en bas de chez elle. En cas d'empêchement, elle serait toujours joignable.

Anthony regagna le salon sur la pointe des pieds et s’installa sur le canapé il prit la télécommande pour allumer la télévision et se ravisa aussitôt, ce n'était pas la bonne. Il observa le fameux boîtier blanc et sourit en le replaçant juste à côté de lui.

Un quart d'heure plus tard, Julia réapparut, un imperméable sur les épaules.

– Tu vas quelque part ?

– Travailler.

– Un samedi ? Par ce temps ?

– Il y a toujours du monde au bureau le week-end, j'ai des mails et du courrier en retard.

Elle s'apprêtait à sortir quand Anthony la rappela.

– Julia ?

– Qu'est-ce qu’il y a encore ?

– Avant que tu ne fasses une vraie connerie, je veux que tu saches que Tomas t’aime toujours.

– Et comment le sais-tu ?

– Nous nous sommes croisés ce matin, il m'a d'ailleurs très gentiment salué en sortant de l'hôtel ! J'imagine qu'il m'avait vu dans la rue depuis la fenêtre de ta chambre.

Julia fustigea son père du regard.

– Va-t-en, quand je reviendrai je veux que tu sois parti d'ici !

– Pour aller où, là-haut dans ce grenier infâme ?

– Non, chez toi ! dit Julia, et elle claqua la porte derrière elle.


*

Anthony attrapa le parapluie accroché à la patère près de l'entrée et sortie sur le balcon qui surplombait la rue. Penché à la balustrade, il regarda Julia s'éloigner vers le carrefour dès qu’elle eut disparut, il se rendit dans la chambre de sa fille. Le téléphone était posé sur la table de nuit. Il souleva le combiné et appuya sur la touche de rappel automatique.

Il se présenta à son interlocutrice en qualité d'assis-tant de Mlle Julia Walsh. Évidemment qu'il savait que cette dernière venait d'appeler, et qu’Adam n'était pas disponibles ; il était cependant d'une extrême importance de lui dire que Julia n'attendrait plus tôt que prévu, à dix-huit heure chez elles et non dans la rue, puisqu'il pleuvait.

C'était en effet dans quarante-cinq minutes et, tout bien considéré, il était préférable de le déranger en réunion.

Inutile qu’Adam la rappelle, son portable n'avait plus de batteries et elle était sortie faire une course. Anthony se fit promettre à deux reprises que le message serait délivré à son destinataire et raccrocha en souriant, l'air particulièrement satisfait.

Une fois le combiné sur son socle, il ressortit de la pièce, s'installa confortablement dans un fauteuil, et ne quitta plus du regard la télécommande posée sur le canapé.

*

Julia fit pivoter son fauteuil et alluma son ordinateur.

Une liste interminable de mails défila sur l'écran ; elle jeta un bref coup d'œil à sa table de travail, la bannette de courrier en débordait et le voyant de messagerie cligno-tait frénétiquement sur le cadran du téléphone.

Elle prit son portable dans la poche de l'imperméable et appela son meilleur ami au secours.

– Il y a du monde dans ton magasin ? demanda-t-elle.

– Avec le temps qu'il fait ici, pas même une grenouille, c'est un après-midi fichu.

– Je sais, je suis trompée.

– Tu es rentré ! s'exclama Stanley.

– Il y a à peine une heure.

– Tu aurais pu m'appeler plutôt !

– Tu fermerais ta boutique pour retrouver une vieille amie chez Pastis ?

– Commande-moi un thé, non un cappuccino enfin ce que tu veux ; j'arrête tout de suite.

Et dix minutes plus tard, Stanley rejoignait Julia qu'il attendait attablée au fond de l'ancienne brasserie.

– Tu as l’air d'un épagneul qui serait tombé dans un lac, dit-elle en l’embrassant.

– Et toit d'un cocker qui l’aurait suivi. Qu'est-ce que tu nous as choisi ? demanda Stanley en s'asseyant.

– Des croquettes !

– J’ai deux trois ragots croustillants sur qui a couché avec qui cette semaine, mais toi d'abord ; je veux tout savoir. Laisse-moi deviner, tu as retrouvé Tomas puisque je n'ai eu aucun signe de toi ces deux derniers jours, et à voir ta tête, tout ne s'est pas passé comme tu l'envisa-geais.

– Je n'envisageais rien...

– Menteuse !

– si tu voulais passer un moment en compagnie d'une vraie imbécile, profites-en c’est maintenant !

Julia raconta presque tout de son voyage ; sa visite au syndicat de la presse, le premier mensonge de Knapp, les raison de la double identité de Tomas, le vernissage, le carrosse commandé au dernier moment par le concierge pour l'y conduire ; quand elle lui parla des chaussures qu'elle avait portées avec sa robe longue, Stanley, scandalisé, repoussa sa tasse de thé pour commander un blanc sec. La pluie redoublait au-dehors.

Julia fit le récit de sa visite à l'Est, une rue où des maisons avaient disparu, le décor vieillot d'un bar qui avait survécu, sa conversation avec le meilleur ami de Tomas, sa course folle vers l'aéroport, Marina, et enfin, avant que Stanley ne défaille, ses retrouvailles avec Tomas dans le parc de Tiergarten Julia poursuivi, décrivant cette fois la terrasse d'un restaurant où l'on servait le meilleur poisson du monde, même si elle y avait à peine goûté, une balade nocturne autour d'un lac, une chambre d'hôtel où elle avait fait l'amour la nuit dernière et enfin l'histoire d'un petit déjeuner qui n'avait jamais eu lieu. Alors que le serveur revenait pour la troisième fois demander si tout allait bien, Stanley le menaça de sa fourchette s'il osait les déranger à nouveau.

– J’aurais dû t’accompagner, dit Stanley. Si j'avais pu imaginer une pareille aventure, je ne t'aurais jamais laissée partir seule là-bas.

Julia tournait inlassablement la cuillère dans sa tasse de thé. Il la regarda attentivement et arrêta son geste.

– Julia, tu ne prends pas de sucre... Tu te sens un peu perdu, n'est-ce pas ?

– Tu peux enlever le « un peu ».

– En tout cas, je te rassure, je ne le vois pas du tout retourner avec cette Marina, crois-en mon expérience.

– Quelle expérience ? répliqua Julia en souriant. De toute façon à l'heure qu'il est, Tomas est dans un avion pour Mogadiscio.

– Et nous à New York, sous la pluie ! répondit Stanley en regardant l’averse qui battait la vitre.

Quelques passants s'étaient réfugiés à l'abri de la banne, sur la terrasse. Un vieux monsieur serrait sa femme contre lui, comme pour la protéger un peu mieux.

– Je vais remettre de l'ordre dans ma vie, du mieux que je le peux, reprit Julia. Je suppose que c'est la seule chose à faire.

– Tu n'avais pas tort, je trinque avec une vraie imbécile. Tu as cette chance inouïe que pour une fois ta vie ressemble à un formidable bordel, et tu voudrais faire le ménage dans les chambres ? Tu es complètement sotte, mon pauvre chérie. Et, je t'en prie, sèche-moi ces yeux toute de suite, il y a assez de flotte dehors ; ce n'est vraiment pas le moment de pleurer, j'ai encore beaucoup trop de questions à poser.

Julia passa le revers de la main sur ses paupières et sourit à nouveau à son ami.

– Que comptes-tu dire à Adam ? reprit Stanley. J'ai bien cru que j'allais devoir le prendre en pension complète si tu ne revenais pas. Il m'a invité demain chez ses parents à la campagne. Je te préviens, ne fait pas de gaffe, je me suis inventé une gastro.

– Je vais lui révéler la part de vérité qui lui fera le moins de mal.

– Ce qui fait le plus souffrir en amour, c'est la lâcheté. Tu veux tenter une seconde chance avec lui ou pas ?

– C'est peut-être dégueulasse à dire, mais je ne me sens pas le courage d'être à nouveau seule.

– Alors il va dérouiller, pas maintenant, mais tôt ou tard il déroulera !

– Je ferai en sorte de le protéger.

– Je peux te demander quelque chose d'un peu personnel ?

– Tu sais bien que je ne te cache jamais rien...

– Cette nuit avec Tomas, c'était comment ?

– Tendre, doux, magique et triste au matin.

– Je te parle du sexe, ma chérie.

– Tendre, doux, magique...

– Et tu veux me faire croire que tu ne sais pas où tu en es ?

– Je suis à New York, Adam aussi, et Tomas est désormais très loin

– L'important, ma chérie, ce n'est pas de savoir dans quelle ville ou quel coin du monde se trouve l’autre, mais où il se situe dans l'amour qui nous lie à lui. Les erreurs ne comptent pas, Julia, il n'y a que ce que l’on vit.

*

Adam sortit d'un taxi sous une plus battante. Les ca-niveaux dégorgeaient d’eau. Il sautilla sur le trottoir et sonna avec insistance à l'interphone. Anthony Walsh abandonna son fauteuil.

– Ça va, ça va, une seconde ! râla-t-il en appuyant sur le bouton qui commandait l'ouverture de la porte au rez-de-chaussée.

Il entendit les pas dans l'escalier et accueilli son visiteur avec un grand sourire.

– Monsieur Walsh ? s'exclama ce dernier, effaré, en reculant d'un pas.

– Adam, quel bon vent vous amène ? Adam resta sans voix sur le palier.

– Vous avez perdu votre langue, mon ami ?

– Mais vous êtes morts ? balbutia-t-il.

– Ah, ne soyez pas désagréables. Je sais que nous ne nous aimons pas beaucoup mais de là à m'envoyer au cimetière, quand même !

– Mais justement, j'y étais au cimetière le jour de votre enterrement, bredouilla Adam.

– Ça suffit maintenant, vous devenez grossiers, mon vieux ! Bon on ne va pas rester plantés là toute la soirée, entrez quand même, vous êtes tout pâle.

Adam avança vers le salon. Anthony lui fit signe d'ôter son trench-coat qui ruisselait.

– Excusez-moi d'insister, dit-il en approchant son imperméable au porte-manteau, vous comprendrez ma surprise, mais mon mariage a été annulé à cause de vos obsèques...

– C'était aussi un peu celui de ma fille, non ?

– Elle n'a quand même pas inventé toute cette histoire juste pour...

– Vous quitter ? Ne vous donnez pas autant d'importance. Nous avons un sens de l'inventivité très poussé dans la famille, mais c'est mal la connaître que d'imaginer qu'elle puisse faire une chose aussi saugrenue. Il doit y avoir d'autres explications, et, si vous vous taisez pendant deux secondes, je pourrais peut-être vous en proposez une ou deux.

– Où est Julia ?

– Cela fait bientôt vingt ans hélas que ma fille a perdu l'habitude de me tenir informé de son emploi du temps. Pour tout vous dire, je la croyais avec vous. Nous sommes rentrés à New York depuis trois bonnes heures.

– Vous étiez en voyage avec elle ?

– Bien sûr, elle ne vous en a pas parlé ?

– je pense qu'elle aurait eu un peu de mal étant donnée que j'étais à l'arrivée de l'avion qui ramenait de votre diplôme d'Europe et avec elle dans le corbillard qui nous a conduits jusqu'au cimetière.

– De plus en plus charmant ! Et puis quoi d'autre encore ? Vous avez appuyé vous-même sur le bouton de l'incinérateur pendant que vous y êtes !

– Non, mais, j'ai jeté une poignée de terre sur votre cercueil !

– Merci de la délicate attention.

– Je crois que je ne me sens pas très bien, confia Adam dont le teint virait au vert.

–Alors asseyez-vous, au lieu de rester debout comme un imbécile.

Il indiqua le canapé à Adam

– Oui, là, vous reconnaissez encore un endroit où poser votre postérieur ou vous avez perdu tous vos neu-rones en me voyant ?

Adam obéit. Il se laissa tomber sur le coussin et ce faisant, s’assis malencontreusement sur le bouton de la télécommande.

Anthony se tut instantanément, ses yeux se fermèrent et il s'écroula de tout son long sur le tapis devant Adam, pétrifié.

*

– Tu ne m'as pas ramené une photo de lui, j'imagine ? demanda Stanley. J'aurais tellement voulu voir à quoi il ressemble. Je dis n'importe quoi mais je déteste quand tu es silencieuse comme cela.

– Pourquoi ?

– Parce que je n'arrive plus à compter le nombre de pensées qui te passent par la tête.

Leur conversation fut interrompue par Gloria Gaynor qui chantonnait je survivrai dans le sac de Julia.

Elle attrapa son portable et montra à Stanley le cadran où s'affichait le nom d'Adam. Stanley haussa les épaules et elle prit l’appel. Elle entendit la voix terrorisée de son fiancé.

– Nous avons pas mal de choses à nous dire toi et moi, enfin surtout toi, mais cela devra attendre, ton père vient de faire un malaise.

– En d'autres circonstances j'aurais pu trouver ça drôle, là c’est plutôt de mauvais goût.

– Je suis dans ton appartement, Julia...

– Qu'est-ce que tu fais chez moi, nous n'avions rendez-vous que dans une heure, dit-elle tétanisée ?

– Ton assistant a appelé pour me dire que tu voulais que nous nous retrouvions plutôt.

– Mon assistant ? Quel assistant ?

– Qu'est-ce que ça peut bien faire ? Je suis en train de te dire que ton père est allongé par terre, inerte au milieu de ton salon ; rejoint-moi au plus tôt, je préviens les secours !

Stanley sursauta quand son amie hurla.

– Surtout pas ! J'arrive immédiatement !

– Tu as perdu la raison ? Julia, j'ai eu beau le secouer, il ne réagit plus ; j'appelle tout de suite le 911 !

– Tu n’appelles personne tu m’entends réponds, je serai là dans cinq minutes, répondit Julia en se levant.

– Ou es-tu ?

– En face de la maison, chez Pastis ; je traverse la rue et je monte ; en attendant ne fais rien, ne touche rien et surtout pas lui !

Stanley qui ne comprenait pas tout ce qui se passait chuchota à son amie qu'il s'occuperait de l'addition. Alors qu'elle traversait la salle en courant il lui cria de l'appeler dès que l'incendie serait éteint !

*

Elle grimpa les marches quatre à quatre et, en entrant, vit le corps immobile de son père étendu au beau milieu du salon.

– Où est la télécommande ? dit-elle en faisant une entrée fracassante.

– Quoi ? demanda Adam totalement décontenancé.

– Un boîtier avec des boutons dessus, un seul en l'occurrence, une télécommande, tu sais encore ce que c'est ? répondit-elle en balayant la pièce du regard.

– Ton père est inanimé et tu veux regarder la télévision ? J'appelle les secours pour qu'ils envoient deux ambulances.

– Tu as touché à quelque chose ? Comment est-ce arrivé ? questionna Julia en ouvrant les tiroirs les uns après les autres.

– Je n’ai rien fait de particulier, à part discuter avec ton père que nous avons enterré la semaine dernière, ce qui finalement est quand même assez particulier.

– Plus tard, Adam, tu feras de l’humour tout à l’heure, pour l’instant il y a urgence.

– Je n’essayais pas du tout d’être drôle. Tu comptes m’expliquer ce qui se passe ici ? Ou alors dis-moi au moins que je vais me réveiller et que je vais rire tout seul du cauchemar que je suis en train de faire…

– Au début je me suis dit la même chose ! Où est-elle à la fin ?

– Mais de quoi parles-tu ?

– De la télécommande de papa.

– Cette fois j’appelle ! Jura Adam en se dirigeant vers le téléphone de la cuisine.

Bras en croix, Julia lui barra le chemin.

– Tu ne fais pas un pas de plus, et tu m’expliques exactement comment c’est arrivé.

– Je te l’ai déjà dit, fulmina Adam, ton père m’a ouvert la porte, tu me pardonneras mon étonnement en le voyant, il m’a fait entrer chez toi, en me promettant de m’expliquer la raison de sa présence ici. Il m’a ensuite ordonné d’aller m’asseoir et alors que je prenais place sur le canapé il s’est écroulé au milieu d’une phrase.

– Le canapé ! Pousse-toi ! cria Julia en bousculant Adam.

Elle souleva frénétiquement les coussins les uns après les autres et soupira de soulagement en trouvant enfin l’objet convoité.

– C’est bien ce que je disais, tu es devenue complètement dingue, maugréa Adam en se relevant.

– Je vous en prie, faites que ça marche, supplia Julia en empoignant le boîtier blanc.

– Julia ! vociféra Adam. Tu vas enfin m’expliquer à quoi tu joues ? Bon sang !

– Tais-toi, reprit-elle au bord des larmes, je vais nous épargner bien des mots inutiles, tu vas comprendre dans deux minutes. Et pourvu que tu comprennes, pourvu que ça fonctionne…

Elle implora le ciel d’un regard vers la fenêtre, ferma les yeux et appuya sur le bouton du boîtier blanc.

– Vous voyez, mon petit Adam, les choses ne sont pas toujours ce qu’elles ont l’air d’être…, dit Anthony en rouvrant les yeux et il s’interrompit en découvrant Julia au milieu du salon.

Il toussota et se releva alors qu’Adam s’abandonnait mollement dans le fauteuil qui lui tendait les bras.

– Mince alors, reprit Anthony, Quelle heure est-il ?

Déjà huit heures ? Je n’ai pas vu le temps passé, ajouta-t-il en s’époussetant les manches.

Julia lui lança un regard incendiaire.

– je vais vous laisser, c'est préférable, poursuivit-il très embarrassé. Vous avez certainement plein de choses à vous raconter. Écoutez bien ce que Julia a à vous dire, mon cher Adam, soyez très attentifs et ne l'interrompez pas. Au début, cela vous paraîtra un peu difficile à admet-tre, mais, avec une certaine concentration, vous verrez, tous s’éclaircira. Voilà, le temps de trouver mon pardes-sus et je suis parti...

Anthony attrapa la gabardine d’Adam qui pendait au porte-manteau, traversa la pièce sur la pointe des pieds 321

pour s'emparer du parapluie oublié près de la fenêtre et sortit.

*

Julia avait d'abord désigné la caisse au milieu du salon et tenter ensuite d'expliquer l'incroyable. À son tour, elle s'affala sur le canapé pendant qu'Adam faisait les cent pas.

– Qu’aurais-tu fait à ma place ?

– Je n'en sais rien, je ne sais même plus où est la mienne de place. Tu m'as menti pendant une semaine, tu veux maintenant que je croie à cette fable.

– Adam, si ton père sonnait à la porte de chez toi le lendemain de sa mort, si la vie t’offrait de passer encore quelques moments avec lui, six jours pour pouvoir se dire toutes les choses inavouées, revisiter tous les secrets de ton enfance, tu ne saisirais pas cette chance, tu n'accepte-rai pas ce voyage même s’il relevait de l'absurde ?

– Je croyais que tu haïssais ton père.

– Je le pensais aussi, et pourtant tu vois, maintenant j'aimerais avoir quelques instants de plus avec lui. Je n'ai fait que lui parlers de moi alors qu'il a tant d'autres choses que je voudrais comprendre de lui, de sa vie. Pour la première fois, j'ai pu le regarder avec des yeux d'adultes, libérés de presque tous les égoïsmes. J'ai admis que mon père avait des défauts, moi aussi, cela ne veut pas dire pour autant que je ne l'aime pas en rentrant, je me disais que si j'étais certaine que mes enfants montrent un jour la même tolérance envers moi, alors j'aurais peut-être moins peur que de devenir à mon tour parent, j'en serais peut-être plus digne.

– Tu es délicieusement naïve. Ton père à orchestré ta vie depuis le jour de ta naissance ; n'est-ce pas ce que tu me disais les rares fois où tu me parlais de lui ? En admettant que cette histoire absurde soit vraie, il aura réussi l'improbable pari de poursuivre son œuvre même après sa mort. Tu n'as rien partagé avec lui, Julia, c'est une machine ! Tout ce qu'il a pu te dire était préenregistré. Comment t’es-tu laissé prendre à ce piège ?

Ce n'était pas une conversation entre vous deux, c'était un monologue. Toi qui conçois des personnages de fiction, permets-tu aux enfants de s'entretenir avec eux ? Bien sûr que non, tu anticipes simplement leurs envies, inventes les phrases qui les divertiront, les rassureront. À sa façon, ton père a usé du même stratagème. Il t'a manipulée, une fois de plus. Votre petite semaine à deux ne fut qu'une parodie de retrouvailles, sa présence un mirage, ce qui a toujours été s'est poursuivi quelque jour de plus. Et toi, en manque de cet amour qu’il ne t’a pas donné, tu es tombée dans le panneau. Jusqu'à le laisser mettre à mal nos projets de mariage, et ce n'était pas son premier essai réussi.

– Ne soit pas ridicule, Adam, mon père n'a pas décidé de mourir juste pour nous séparer.

– Où étiez-vous tous les deux cette semaine, Julia ?

– Qu'est-ce que cela peut faire ?

– Si tu ne peux pas me l'avouer, ne t'inquiète pas, Stanley l'a fait à ta place. Ne lui reproche rien, il était ivre mort ; c'est toi qui m'avais dit qu'il ne résistait pas à la tentation d’un bon vin, et j'ai choisi l'un des meilleurs. Je l'aurais fait venir de France pour te retrouver, pour comprendre pourquoi tu t'éloignais de moi, pour savoir s'il fallait que je t'aime encore.

J'aurais attendu cent ans, Julia, pour pouvoir t'épouser. Aujourd'hui je ne ressens plus qu'un immense vide.

– Je peux t’expliquer, Adam.

– Maintenant tu le pourrais ? Et lorsque tu es passée à mon bureau m'as annoncé que tu partais en voyage, le jour suivant où nous nous sommes croisés à Montréal, celui d'après et tous les autres ou je t'appelais sans que jamais tu ne me prennes au téléphone ou répondes à mes messages ? Tu as choisi d'aller à Berlin retrouver cet homme qui hantait ton passé et tu ne m’as rien dit. Qu'est-ce que j'ai été pour toi, une passerelle entre deux étapes de ta vie ?

Quelqu'un de sécurisant auquel tu t'accrochais en espérant un jour le retour de celui que tu n'as cessé d’aimer ?

– Tu ne peux pas penser qu'une chose pareille, supplia Julia.

– Et s'il frappait à ta porte, à l'instant même, que ferais-tu ?

Julia resta silencieuse.

– Alors comment le saurais-je puisque tu ne lesais pas toi-même ?

Adam s'avança vers le palier.

– Tu diras à ton père, ou à son robot, que je lui offre mon imperméable.

Adam s'en alla. Julia compta ses pas dans l'escalier et elle entendit le bruit de la porte au rez-de-chaussée se refermer derrière lui.

*

Anthony frappa délicatement avant d'entrer dans le salon. Julia était appuyée à la fenêtre, le regard perdu vers la rue.

– Pourquoi as-tu fait ça, murmura-t-elle ?

– Je n'ai rien fait, c'était un accident, répondit Anthony.

– Accidentellement, Adam arrive chez moi une heure plus tôt ; accidentellement, il ouvre la porte ; accidentellement, il s'assied sur la télécommande et, tu te retrouves allongé par terre au milieu du salon.

– J'avoue que cela fait une succession de signes assez conséquente ... Il faudrait peut-être que nous tentions tous deux d'en comprendre la portée...

– Cesse d'être ironique, je n'ai plus du tout envie de rire, je te repose une dernière fois ma question, pourquoi as-tu fait cela ?

– Pour t'aider à lui avouer la vérité, pour te confrontés à la tienne. Ose me dire que tu ne te sens pas plus légère. En apparence probablement plus seule que jamais, mais, au moins, en paix avec toi même.

– Je ne te parle pas seulement de ton numéro de ce soir...

Anthony soupira profondément.

– Sa maladie a fait que ta maman ne savait plus qui j'étais avant de mourir, mais je suis certain de profond de son cœur qu'elle n'avait pas oublié la façon dont nous nous sommes aimés. Moi je ne l'oublierai pas. Nous n'avons pas été un couple parfait ni des parents modèles, loin s'en faut. Nous avons connu nos moments d'incertitude, de disputes, mais jamais, tu m'entends, jamais nous n'avons douté du choix que nous avions fait d'être ensemble, de cet amour que nous te portons. La conquérir, l’aimer, avoir un enfant d'elle, auront été les choix le plus importants de ma vie, les plus beaux, même s'il m'aura fallu un temps fou à trouver le mot juste pour te le dire.

– Et c'est au nom de ce merveilleux amour que tu as fait autant de dégâts dans ma vie ?

– Tu te souviens de ce fameux petit bout de papier dont je te parlais au cours de notre voyage ? Tu sais, celui que l'on garde toujours quelque part près de soi, dans son portefeuille, dans une poche, dans sa tête ; pour moi il s'agissait de ce mot griffonné que ta mère m'avait laissé le soir où je ne pouvais pas payer l'addition dans une brasserie des Champs-Élysées -tu comprends mieux maintenant pourquoi je rêvais de finir ma vie à Paris - mais pour toi, était-ce ce vieux deutsche Mark qui n'a jamais quitté ton sac ou les lettres de Tomas que tu avais rangées dans ta chambre ?

– Tu les as lues ?

– Je ne me serais jamais autorisé une chose pareille.

Mais je les ai aperçues en allant ranger son dernier courrier. Lorsque j'ai reçu ton faire-part de mariage, je suis monté dans ta chambre. Au milieu de cet univers qui me ramenait à toi, à tout ce que je n'ai pas oublié et n'oublierai jamais, je n'ai cessé de me demander ce que tu ferais le jour où tu apprendrais l'existence de cette lettre de Tomas, s'il fallait que je la détruise ou que je te la donne, qui peut la remettre le jour de tes noces était ce qu'il y avait de mieux à faire ? Je n'avais plus beaucoup de temps pour en décider. Mais tu vois, comme tu le dis si bien, lorsqu'on lui prête un peu attention, la vie vous offre des signes épatants. À Montréal, j'ai trouvé une partie de la réponse à la question que je me posais, une partie seulement ; la suite appartenait.

J'aurais pu me contenter de te poster la lettre de Tomas, mais tu avais si bien réussi à couper les ponts que jusqu'à ce que je sois invité à ton mariage, je n'avais même pas ton adresse et aurais-tu seulement ouvert un pli venant de moi ? Et puis je ne savais pas que j'allais mourir !

– Tu auras toujours eu des réponses à tout, n'est-ce pas ?

– Non, Julia, tu es seule face à tes choix, et ce depuis bien plus longtemps que tu ne le supposes. Tu pouvais m'éteindre, tu t'en souviens ? Il te suffisait d'appuyer sur un bouton. Tu avais de la liberté de ne pas te rendre à Berlin. Je t'ai laissé seule lorsque tu as décidé d'aller attendre Tomas à l'aéroport ; je n'étais pas non plus avec toi quand tu es retournée sur les lieux de votre première rencontre, et encore moins quand tu la ramené à l'hôtel.

Julia, on ne peut blâmer son enfance, accuser indéfiniment ses parents de tous les maux qui nous accablent, le rendre coupable des épreuves de la vie, de nos faiblesses, de nos lâchetés, ne laisse finalement on est responsable de sa propre existence, on ne devient qui l’on a décidé d'être. Et puis, il faut que tu apprennes à relativiser tes drames, il y a toujours pire famille que la sienne.

– Comme quoi par exemple ?

– Comme la grand-mère de Tomas qui le trahissait, par exemple !

– Comment l'as-tu appris ?

– Je te l'ai dit, aucun parent ne vit la vie de ses enfants à leur place mais cela ne nous empêche pas de nous inquiéter et de souffrir chaque fois que vous êtes malheureux. Parfois cela nous donne cette impulsion d'agir, de tenter d'éclairer votre chemin, peut-être qu'il vaut mieux se tromper par maladresse, par excès d'amour, que de rester là à ne rien faire.

– Si ton intention était d’éclairée ma route, c'est raté, je suis dans le noir le plus absolu.

– Dans le noir, mais pas aveugle !

– hommage c'est vrai ce que disait Adam, cette semaine entre nous deux, ça n'a jamais été un dialogue...

– Oui, il avait peut-être raison, Julia, je ne suis plus tout à fait ton père, seulement ce qu'il en reste. Mais cette machine n'a-t-elle pas été capable de trouver une solution à chacun de tes problèmes ? Est-il arrivé une seule fois au cours de ces quelques jours, que je ne puisse répondre à l'une de tes questions ? C'est sans doute que je te connaissais mieux que tu ne le supposais et peut-être, peut-être cela te révélera-t-il un jour que je t'aimais bien plus que tu ne l'imaginais. Maintenant que tu sais cela, je peux vraiment mourir.

Julia regarda longuement son père et retourna s'asseoir auprès de lui. Ils restèrent tous deux un longs moments, silencieux.

– Tu pensais réellement ce que tu as dis sur moi ?

demanda Anthony.

– À Adam ? Parce qu'en plus tu écoutes aux portes ?

– À travers le plancher pour être précis ! Je suis monté dans ton grenier ; avec cette pluie je n’allais quand même pas attendre dehors, j'aurais pu attraper un court-circuit, dit-il en souriant.

– Pourquoi ne t’ai-je pas connu plutôt ? demanda-t-elle.

– Parents et enfants mettent souvent des années avant de se rencontrer.

– J'aurais voulu que nous ayons quelques jours de plus.

– Je crois que nous les avons eus, ma Julia.

– Comment cela se passera-t-il demain ?

– Ne t'inquiète pas, tu as de la chance, la mort d'un père est toujours un sale moment à passer, mais au moins pour toi, c'est déjà fait.

– Je n'ai plus envie de rire.

– Demain est un autre jour, nous verrons bien.

Alors que la nuit avançait, la main d'Anthony glissa vers celle de Julia et finit par la prendre au creux de la sienne. Leurs doigts se serrèrent et restèrent ainsi enlacés.

Et plus tard, quand Julia s'endormit, sa tête vint se poser sur l'épaule de son père.

*

L’aube n'était pas encore là. Anthony Walsh prit mille précautions pour ne pas réveiller sa fille en se levant. Il l’allongea délicatement sur le canapé et posa une couverture sur ses épaules. Julia grommela dans son sommeil et se retourna.

Après s'être assuré qu'elle dormait toujours profondément, il alla s'asseoir à la table de la cuisine, prit une feuille de papier, un stylo et se mit à écrire.

La lettre achevée, il la déposa en évidence sur la table. Puis il ouvrit son bagage, sortit un petit paquet de cent autres lettres retenues par un ruban rouge et alla dans la chambre de sa fille. Il les rangea, veillant à ne pas écorner la photo jaunie de Tomas qui les accompagnait, et sourit en refermant le tiroir de sa commode.

De retour dans le salon il avança vers le canapé, prit la télécommande blanche qu'il mit dans la poche haute de son veston et se pencha vers Julia pour poser un baiser sur son front.

– Dors, mon amour, je t'aime.



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