17.


Tomas rejoignit Marina qui attendait en haut des grands escaliers de la piazza di Spagna. La place était bondée.

– Alors, tu lui as parlé ? demanda Marina.

– Viens, il y a trop de monde par ici, on étouffe ; allons faire un tour de lèche-vitrine et si nous retrouvons le magasin où tu as vu ce foulard de toutes les couleurs, je te l'offre.

Marina fit glisser ses lunettes de soleil sur le bout de son nez et se leva sans ajouter un mot.

– Ce n'est pas du tout la direction de la boutique, cria Tomas à son amie qui descendait d'un pas pressé vers la fontaine.

– Non, c'est même à l'opposé, et de toute manière je n'en veux pas de tout foulard !

Tomas courut derrière et la rattrapa au pied des marches.

– Hier, tu en rêvais !

– Tu l’as dit, c’était hier, et aujourd’hui je n’en veux plus ! Les femmes sont comme ça, elles changent d’avis et vous les hommes vous êtes des imbéciles.

– Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Tomas.

– Il y a que si tu voulais vraiment m’offrir un cadeau, il fallait que tu le choisisses toi, que tu fasses faire 237

un joli paquet, que tu le caches comme une surprise, parce que cela aurait été une surprise. Ca s’appelle être attentionné Tomas, c’est une chose rare que les femmes apprécient beaucoup. Et si je peux te rassurer, ce n’est pas pour autant qu’on va vous passer la bague au doigt.

– Je suis désolé, je pensais te faire plaisir.

– Eh bien, c’est tout le contraire. Je ne veux pas d’un cadeau que l’on offre pour se faire pardonner !

– Mais je n’ai rien à me faire pardonner !

– Ah non ? On croirait Pinocchio tellement ton nez s’allonge ! Viens, allons plutôt fêter ton départ au lieu de nous disputer. C’est bien ce que Knapp t’a annoncé au téléphone, n’est-ce pas ? Tu as intérêt à trouver une bonne table où m’emmener dîner ce soir.

Et Marina se remit en marche sans attendre Tomas.

*

Julia ouvrit la portière du taxi, Anthony avança vers la porte à tambour de leur hôtel.

– Il y a certainement une solution. Ton Tomas n’a pas pu se volatiliser. Il est quelque part et nous le retrouverons, c’est juste une question de patience.

– En vingt-quatre heures ? Il ne nous reste que la journée de demain, nous reprenons l’avion samedi. Tu ne l'as pas oublié ?

– C'est pour moi que le temps est compté, Julia tu as la vie devant toi. Si tu veux aller jusqu'au bout de cette aventure tu reviendras, seule, mais tu reviendras. Au moins, ce voyage nous aura tous les deux réconcilier avec cette ville. Ce n'est déjà pas si mal.

– C'est pour cela que tu m'as entraîné jusqu'ici ?

Pour avoir la conscience en paix ?

– Libre à toi de voir les choses ainsi. Je ne peux pas te forcer à me pardonner ce que je referais peut-être dans 238

les mêmes circonstances. Mais nous ne nous disputons pas, pour une fois faisons tous les deux un effort. Tout peut encore arriver en une journée, crois-moi.

Julia détourna le regard. Sa main frôlait celle d'Anthony, il hésita un instant mais renonça, traversa le hall et s'arrêta devant les ascenseurs.

– Je crains de ne pouvoir te tenir compagnie ce soir, déclara-t-il à sa fille. Ne m’en veux pas, je suis fatigué. Il serait sage que j'économise mes batteries pour demain ; je n'aurais jamais imaginé qu'on puisse dire cette phrase au sens propre.

– Va te reposer. Moi aussi je suis épuisée, je dînerai d’un plateau dans ma chambre. Nous nous retrouverons au petit déjeuner, je viendrai le prendre avec toi si tu veux.

– C'est bien, dit Anthony en souriant.

La cabine les entraîna vers les étages, Julia descendit la première. Quand les portes se refermèrent, elle salua son père d'un petit geste de la main et resta sur lepalier, guettant des chiffres rouges qui défilaient sur le cadran au-dessus de sa tête.

À peine arrivée dans sa chambre, Julia se fit couler un bain brûlant, elle y versa le contenu de deux flacons d'huiles essentielles posées sur le rebord de la baignoire et retourna sur ses pas se commander un bol de céréales et une assiette de fruits auprès du Room service. Elle en profita pour allumer l'écran plasma accroché au mur, juste en face du lit, y abandonna ses affaires et entra dans la salle de bains.

*

Knapp s'examina longuement dans le miroir. Il ajusta son nœud de cravate et jeta un dernier regard sur lui avant de sortir des toilettes. À vingt heures précises, l'exposition dont il avait été l'instigateur serait inaugurée au palais de la photographie par le ministre de la culture. La surcharge de travail engendrée par ce projet avait été considérable, mais l'enjeu, capital pour l'avancement de sa carrière. Si la soirée s'avérait réussie, si ces confrères de la presse écrite louaient dans leur édition du lendemain le fruit de ses efforts, il ne tarderait plus à s'installer dans le grand bureau en verre à l'entrée de la salle de rédaction. Knapp regarda la pendule dans le hall de l'immeuble, il avait un quart d'heure d'avance, largement le temps de traverser à pied Pariserplatz et d'aller se placer en bas des marches au-devant du tapis rouge, pour recueillir le ministre et les caméras de télévision.

*

Adam roula en boule la feuille de cellophane qui en-tourait son sandwich et visa la corbeille accrochée à un réverbère du parc. Il rata son tir et se leva pour ramasser le papier gras. Dès qu’il approcha de la pelouse, un écureuil releva la tête et se dressa sur ses pattes arrière.

– Je suis désolé, mon vieux, dit Adam, je n'ai pas de noisette dans mes poches et Julia n'est pas en ville. On s'est fait plaquer tous les deux.

Animal le regarda, dodelinant de la tête à chaque parole prononcée.

– Je ne crois pas que les écureuils aiment la charcu-terie, dit-il en lui lançant un bout de jambon qui dépassait entre les tranches de pain de mie.

Le rongeur refusa ce qui lui était offert et reparti gambader le long d'un tronc d'arbre. Une joggeuse s'arrêta à la hauteur d’Adam.

– Vous parlez aux écureuils ? Moi aussi, j'adore quand ils accourent et que leurs petites frimousses s'agi-tent dans tous les sens.

– Je sais, les femmes les trouvent irrésistibles, pourtant, ce sont des cousins germains des rats, dit Adam en bougonnant.

Il jeta son sandwich dans la corbeille et s'éloigna, mains dans les poches.

*

On frappa à la porte. Julia attrapa le gant de toilette et essuya à la hâte le masque qui recouvrait son visage.

Elle sortit du bain et enfila le peignoir accroché à la patère. Elle traversa la pièce, ouvrit aux garçons d’étage et lui demanda de poser son plateau sur le lit. Elle prit un billet dans son sac, le glissa dans la note qu'elle signa et rendit au garçon. Dès qu'il fut parti, elle s'installa sous les draps et commença à picorer dans l'assiette de céréales.

Télécommande en main, elle fit défiler les chaînes sur l'écran, à la recherche d'un programme qui ne serait pas en allemand.

Trois chaînes espagnoles, une suisse et deux françaises plus tard, elle renonça à regarder les images de guerre diffusée sur CNN - trop violentes -, celle des cours de la bourse de Bloomberg - aucun intérêt, elle était nulle en maths -, le jeu présenté par la RAI -l'animatrice était trop vulgaire à son goût -et recommença au début.

*

Le cortège arriva précéder de deux motards. Knapp se hissa sur la pointe des pieds. Son voisin essaya de passer devant lui, il donna du coude pour reprendre sa place, son collègue n'avait qu'à être là plus tôt. Déjà, la berline noire s'arrêtait devant lui. Un garde du corps ouvrit la portière et le ministre descendit, accueilli par une nuée de caméra. Accompagné du directeur de l'exposition, Knapp fit un pas en avant et s'inclina pour saluer le haut fonctionnaire avant de l'escorter le long du tapis rouge.

*

Julia parcourait le menu, pensive. De l'assiette de céréales, seul un raisin sec subsistait, et deux pépins dans la de fruits. Impossible de faire son choix, elle hésitait entre un fondant au chocolat, un strudel, des pancakes et un club sandwich. Elle examina attentivement son ventre, ses hanches, et jeta le menu à l'autre bout de la pièce.

Le journal télévisé s'achevait sur des images terriblement de glamour d'un vernissage mondain. Hommes et femmes, notables en habit du soir, foulaient un tapis rouge sous les crépitements des flashs.

Une élégante robe longue portée par une actrice ou une chanteuse, probablement berlinoise, attira son intention. Aucun visage dans cet aréopage de personnalités ne lui était familier sauf un ! Elle se leva d'un bond d'un seul en renversa son plateau et alla se coller devant l'écran de télévision. Elle était certaine d'avoir reconnu celui qui venait d'entrer dans le bâtiment, souriant à l'objectif qui zoomait sur lui. La caméra panneauta vers les colonnades de la porte de Brandebourg.

– Le beau salaud ! S'exclama Julia en se précipitant vers la salle de bains.

*

Le concierge lui assura que la soirée en question ne pouvait avoir lieu ailleurs qu'au Siftung Brandenburger.

Le palais faisait partie des dernières nouveautés architec-turales de Berlin, et depuis les marches on jouissait en effet d'une parfaite vue sur les colonnes.

Le vernissage dont parlait Julia était sans aucun doute celui organisé par le Tagesspiegel. Mademoiselle Walsh n'avait aucune raison de s'y précipiter de la sorte, la grande exposition de photos de presse durerait jusqu'à la date anniversaire de la chute du mur, soit encore cinq mois.

Si Mademoiselle Walsh le souhaitait, il pourrait certainement lui obtenir deux invitations avant demain midi.

Mais ce que Julia voulait, c'était le moyen de se procurer une robe de soirée sur le champ.

– Il est bientôt vingt et une heures, Mlle Walsh !

–Julia ouvrit son sac, renversa le contenu sur le comptoir, fit le tri de tout ce qui s’y trouvait, dollars, euros, pièces de monnaie, elle retrouva même un vieux deutsche mark dont elle ne s'était jamais séparée, ôta sa montre et poussa le tout des deux mains comme le ferait un joueur sur le tapis vert de la fortune.

– qu'elle soit rouge, violette ou jaune peu importe, je vous en supplie dénichez-moi une robe de soirée.

Le concierge la regarda, consterné. Il haussa le sourcil gauche. Conscience professionnelle oblige, il ne pouvait pas laisser la fille de M. Walsh dans l'embarras. Il trouverait une solution à son problème.

– Rangez-moi ce désordre dans votre sac et suivez-moi, dit-il en entraînant julien vers la buanderie.

Même dans la pénombre des lieux, la robe qui lui présenta semblait de toute beauté. Elle appartenait à une cliente qui occupait la suite 1206. La maison de couture l'avait fait livrer à une heure où on ne dérangeait plus Mme la comtesse, expliqua le concierge. Il allait de soi qu'aucune tache ne serait tolérée et que, telle Cendrillon, Julia devait la lui restituer avant le douzième coup de minuit.

Il la laissa seul dans la buanderie et l'invita à sus-pendre ses affaires à un cintre.

Julia se dévêtit, et enfila la délicate pièce de haute couture avec mille précautions. Il n'y avait aucune glace où se regarder, elle chercha son reflet dans le métal d'un portant, mais le cylindre lui renvoyait une image défor-mée.

Elle détacha ses cheveux, se maquilla à l'aveuglette, abandonna son sac avec son pantalon, son pull, et reprit le chemin obscur qui menait vers le hall.

Le concierge lui fit signe de s'approcher. Julia obéit sans discuter. Un miroir habillait le mur derrière lui, mais dès que Julia voulut vérifier son apparence, il se posta en face d'elle pour l'en empêcher.

– Non, non, non ! Dit-il alors que Julia faisait une nouvelle tentative. Si mademoiselle m’autorise...

Et sortant un mouchoir en papier de son tiroir, il corrigea de trait de rouge à lèvres qui débordait.

– Maintenant vous pouvez vous admirer ! Conclut-il en s'écartant.

Julia n'avait jamais rien vu d'aussi magnifique que cette robe. Bien plus belle que toutes celles dont elle avait rêvé devant les vitrines des plus grands couturiers.

– Je ne sais pas comment vous remercier ! Murmura-t-elle ébahie.

– Vous faites honneur à son créateur, je suis sûr qu'elle vous va cent fois mieux qu’à la comtesse, chuchota-t-il. Je vous ai commandé une voiture, elle vous attendra sur place et vous raccompagnera à l’hôtel.

– J'aurais pu prendre un taxi.

– Avec un vêtement pareil, vous plaisantez ! Considérer que c'est votre carrosse, et mon assurance. Cendrillon, vous vous souvenez ? Bonne soirée, mademoiselle Walsh, dit le concierge en l’accompagnant jusqu'à la limousine.

Une fois dehors, Julia se hissa sur la pointe des pieds pour embrasser le concierge.

–Mademoiselle Walsh, une dernière faveur...

– Tout ce que vous voudrez !

– Nous avons la chance que cette robe soit longue, très longue même. Alors par pitié, ne la relevez pas de cette façon. Vos espadrilles ne sont pas du tout assorties l'!

*

Le serveur posa un plat d'antipasti sur la table. Tomas servit quelques légumes grillés à Marina.

– Je peux savoir pourquoi tu portes des lunettes de soleil dans un restaurant où la lumière est si tamisée que je n'ai même pas pu lire la carte ?

– Parce que ! répondit Marina

– C'est une explication qui a le mérite d'être claire, répliqua Tomas en se moquant d'elle.

– Parce que je ne veux pas que tu voies le regard.

– Quel regard ?

– LE regard.

– Ah ! Excuse-moi, mais je ne comprends pas un mot de ce que tu dis.

– Je te parle de ce regard que, vous les hommes, vous voyez dans nos yeux quand nous sommes bien avec vous.

– Je ne savais pas qu'il y avait un regard spécifique pour cela.

– Si, tu es comme tous les hommes, tu sais bien le reconnaître, va !

– D'accord, puisque tu le dis ! Et pourquoi ne devrais-je pas voir ce regard, qui trahirait que pour une fois tu es bien avec moi ?

– Parce que si tu le voyais, tu commencerais tout de suite à réfléchir à la meilleure manière de me quitter.

– Mais qu'est-ce que tu racontes ?

– Tomas, la plupart des hommes qui comblent leur solitude en entretenant une complicité sans attache, avec des paroles amoureuses, mais jamais des mots d'amour, tous ces hommes-là redoutent de voir un jour chez la femme qu'ils fréquentent LE regard !

– Mais quel regard à la fin ?

– Celui qui vous fait croire que nous sommes folles amoureuses de vous ! Que nous nous en voudrions plus.

Des choses stupides comme faire des projets de vacances, des projets tout court ! Et si nous avons eu le malheur de sourire devant vous en croisant un landau dans la rue alors là, c'est foutu !

– Et derrière ses lunettes noires, il y aurait ce regard-là ?

– Prétentieux ! J'ai mal aux yeux, c'est tout, qu'est-ce que tu vas imaginer ?

– Pourquoi me dis-tu tout ça, Marina ?

– Quand vas-tu te décider à m'annoncer que tu pars pour la Somalie, avant ou après ton tiramisu ?

– Qui te dit que je vais prendre un tiramisu ?

– Depuis deux ans que je te connais et que nous tra-vaillons ensemble, je te regarde vivre.

Marina poussa ses lunettes vers le bout de son nez et les laissa tomber dans son assiette.

– D'accord, je pars demain ! Mais je viens seulement de l’apprendre.

– Tu rentres demain à Berlin ?

– Knapp préfère que je prenne l'avion pour Mogadiscio directement d'ici.

– Cela fait trois mois que tu attends ce départ, trois mois que tu attends qu'il t'en parle, ton ami claque des doigts et toi tu obéis !

– Il s'agit juste de gagner une journée, nous avons perdu assez de temps comme ça.

– C'est lui qui t'a fait perdre ton temps et c'est toi qui lui rends service. Il a besoin de toi pour sa promotion 246

alors que tu n'as pas besoin de lui pour décrocher un prix.

Avec le talent que tu as, tu pourrais l’obtenir en photo-graphiant un chien qui pisse sur un réverbère !

– Où veux-tu en venir ?

– Affirme-toi, Tomas, arrête de passer ta vie à fuir les gens que tu aimes au lieu de les affronter. Moi la première. Dis-moi par exemple que je t'emmerde avec ma conversation, que nous ne sommes que des amants et que je n'ai pas à te faire la morale et dis à Knapp qu'on ne part pas en Somalie sans être repassé chez soi, avoir préparé une valise et embrassé ses amis ! Surtout quand on ne sait pas quand on revient.

– Tu as peut-être raison.

Tomas prit son portable.

– Qu'est-ce que tu fais ?

– Eh bien, tu vois, j'envoie un message à Knapp en le prévenant de faire établir mon billet à la date de samedi au départ de Berlin.

– je te croirai quand tu auras appuyé sur la touche d'envoi !

– Et là je pourrais avoir LE regard ?

– Peut-être...

*

La limousine s'immobilisa devant le tapis rouge. Julia dut se contorsionner pour en descendre sans dévoiler ses chaussures. Elle gravit l'escalier, une série de flashs la cueillit au haut des marches.

– Je ne suis personne ! dit-elle au caméraman qui ne comprenait pas l'anglais. A la porte, l'huissier Admira l’incroyable robe de Julia. Aveuglé par la lumière crue de la caméra qui filmait son entrée, il jugea inutile de lui demander son carton d'invitation.

La salle était immense. Le regard de Julia parcourut la foule. Verre à la main, les invités flânaient, admirant les gigantesques photos. Julia répondit d’un sourire forcé aux salutations de gens qu'elle ne connaissait pas, apa-nage des mondanités. Un peu plus loin, une artiste juchée sur une estrade jouait Mozart. Traversant ce qui avait l'apparence d'un ballet ridicule, Julia déambulait à la recherche de sa proie

Une photographie qui s'élevait sur près de trois mètres de haut attira son regard. Le cliché avait été saisi dans des montagnes du Kandahar ou du Tadjikistan, ou à la frontière du Pakistan peut être ? L'uniforme du soldat qui gisait dans le fossé ne permettait pas de l'affirmer de façon certaine et l'enfant à ses côtés, qui semblait vouloir le rassurer, ressemblait à tous les enfants du monde, aux pieds nus.

Une main se posa sur son épaule et la fit sursauter.

– Tu n'as pas changé. Qu'est-ce que tu fais ici ? Je ne te savais pas sur la liste des convives. C'est une heureuse surprise, tu es de passage dans notre ville, demanda Knapp ?

– Et toi, qu'est-ce que tu fais là ? Je te croyais en voyage jusqu'à la fin du mois, c'est en tout cas ce que l'on m'a dit lorsque je me suis présentée à tes bureaux cet après-midi. On ne t’a pas laissé le message ?

– Je suis rentré plus tôt que prévu. Je suis venu directement de l'aéroport.

– Il faudra que tu t'entraînes, tu mens mal, Knapp ; je sais de quoi je parle ; j'ai acquis une certaine expérience en la matière, ces derniers jours.

– Bon, d'accord. Mais comment voulais-tu que j'imagine une seconde que c'était toi qui me demandais ?

Je n'ai pas eu de tes nouvelles depuis vingt ans.

– Dix-huit ! Tu connais d'autre Julia Walsh ?

– J'avais oublié ton nom de famille, Julia, pas ton prénom certes, mais je n'ai pas fait le rapprochement. J'ai des responsabilités maintenant, et il y a tant de personnes qui essayent de me vendre leur histoire sans intérêt, je suis obligé de filtrer.

– Merci du compliment !

– Qu’est-ce que tu viens faire à Berlin, Julia ?

– Elle leva les yeux vers le cliché accroché au mur.

Il était signé d'un certain T. Ullmann.

– Tomas aurait pu prendre cette photo, elle lui ressemble, dit Julia la voix triste.

– mais Tomas n'est plus journaliste depuis des années ! Il ne vit même plus en Allemagne. Il a tiré un trait sur tout cela.

Julia encaissa le coup, se forçant à ne laisser paraître aucune émotion. Knapp enchaîna :

– Il vit à l'étranger.

– Où ?

– En Italie, avec sa femme, nous ne nous parlons plus très souvent ; une fois par an, pas plus et pas toutes les années.

– Vous êtes fâchés ?

– Non, rien de tel point, la vie tout simplement. J'ai fait de mon mieux pour l'aider à réaliser son rêve, mais à son retour d'Afghanistan, il n'était plus le même homme.

Tu devrais le savoir mieux que moi, non ? Il a choisi une autre voie.

– Non, je n'en savais rien ! rétorqua Julia en serrant les mâchoires.

– Aux dernières nouvelles, il tenait un restaurant avec son épouse à Rome. Maintenant, si tu veux bien m'excuser, j'ai d'autres invités dont je dois m'occuper. J'ai été ravi de te revoir, je suis désolé que cela soit si bref.

Tu repars bientôt ?

– Dès demain matin ! répondit Julia.

– Tu ne m'as toujours pas révélé l'objet de ta visite à Berlin, voyage professionnel ?

– Au revoir, Knapp.

Julia partit sans se retourner. Elle accéléra le pas et dès qu’elle eut franchit les grandes portes vitrées, elle se mit à courir sur le tapis rouge vers la voiture qui l'attendait.

*

De retour à l'hôtel, Julia traversa le hall à la hâte et emprunta la porte dérobée qui donnait sur le couloir de la buanderie. Elle enleva la robe, la remit en bonne place sur son cintre et enfila son jean et son pull. Elle entendit un toussotement derrière elle.

– Vous êtes visible ? demanda le concierge qui se masquait les yeux d'une main et de l'autre tendait une boîte de Kleenex.

– Non ! hoqueta Julia.

Le concierge tira un mouchoir en papier et le lui offrit par-dessus l'épaule.

– Merci, répondit-elle.

– Il me semblait bien tout à l'heure en vous voyant passer que votre maquillage avait quelque peu coulé. La soirée ne fut pas à la hauteur de vos espérances ?

– C'est le moins qu'on puisse dire, répondit Julia en reniflant.

– C'est hélas parfois ce qui arrive... L'imprévu n'est jamais sans risque !

– Mais rien de tout cela n'était prévu, bon sang ! Ni ce voyage, ni cet hôtel, ni cette ville, ni tout ce battage inutile. Je menais ma vie comme je le voulais, alors pourquoi...

Le concierge fit un pas vers elle, juste ce qu'il fallait pour qu'elle s'abandonne sur son épaule, et tapota délicatement dans son dos, tentant du mieux qu'il le pouvait de la consoler.

– Je ne sais pas ce qui vous attriste ainsi, mais si vous m’y autorisez... Vous devriez partager votre chagrin avec notre père, il vous serait sûrement d'un grand réconfort. Vous avez la chance de l'avoir encore avec vous et vous avez l'air si complice tous les deux. Je suis certain que c'est un homme qui sait écouter.

– Alors là, si vous saviez, vous avez tout faux, mais alors sur toute la ligne ; mon père et moi complice ? Lui, à l'écoute des autres ? On ne doit pas parler du même homme.

– J'ai eu le plaisir de servir plusieurs fois M. Walsh, mademoiselle, et je peux vous assurer qu'il a toujours été un gentleman.

– Il n'y a pas plus individualiste que lui !

– Nous ne parlons en effet pas du même homme. Celui que je connais a toujours été bienveillant. Il parle de vous comme de sa seule réussite.

Julia resta sans voix.

– Allez voir votre père, je suis sûr que son oreille sera complice.

– Plus rien dans ma vie ne ressemble à rien. De toute façon, il dort, il était épuisé.

– Il a dû reprendre des forces, je viens de lui monter un plateau-repas.

– Mon père a commandé à manger ?

– C'est exactement ce que je viens de vous dire, mademoiselle.

Julia enfila ses espadrilles et remercia le concierge en l’embrassant sur la joue.

– Il est bien entendu que cette conversation n'a jamais eu lieu, je peux compter sur vous ? dit le concierge.

– Nous ne nous sommes même pas vus ! Promit Julia.

– Et nous pouvons remettre cette robe sous sa housse sans crainte qu'elle ne soit tâchée ?

Julia leva la main droite et rendit son sourire au concierge qui lui suggérait de filer.

Elle retraversa le hall et emprunta l'ascenseur. La cabine s'arrêta au sixième, Julia hésita et appuya sur le bouton du dernier étage.

On pouvait entendre le son de la télévision depuis le couloir. Julia frappa, son père ouvrit aussitôt.

– Tu étais sublime dans cette robe, dit-il en se ral-longeant sur le lit.

Julia regarda sur l'écran les nouvelles du soir qui re-diffusaient les images du vernissage.

– Difficile de rater une telle apparition. Je ne t'avais jamais vu aussi élégante, mais cela ne fait que confirmer ce que je pense, il serait grand temps que tu abandonnes ses jeans troués qui ne sont plus de ton âge. Si j'avais été au courant de tes projets, je t'aurais accompagné. J'aurais été extrêmement fier d'être à ton bras.

– Je n'avais aucun projet, je regardais le même programme que toi, Knapp est apparu sur le tapis rouge, alors j'y suis allée.

– Intéressant ! Dit Anthony en se redressant. Pour quelqu'un qui prétendait être absent jusqu'à la fin du mois... Il nous a menti, ou il a le don d'ubiquité. Je ne te demande pas comment s'est déroulée votre rencontre ? Tu m'as l'air d'être dans un drôle d'État.

– C'est moi qui avais raison, Tomas est marié. Et c'est toi qui avais raison, il n'est plus journaliste..., expliqua Julia en se laissant glisser dans un fauteuil. Elle regarda le plateau-repas posé sur la table basse devant elle.

– Tu t’es commandé à dîner ?

– C’est pour toi que j'ai commandé ce repas.

– Tu savais que j'allais venir frapper à la porte ?

– Je sais plus de choses que tu ne le crois. Lorsque je t'ai vue à ce vernissage et connaissant ton engouement pour les mondanités, je me suis bien douté qu'il se passait quelque chose. J'ai imaginé que Tomas avait réapparu 252

pour que tu files ainsi au milieu de la nuit. Enfin, c'est ce que je me suis dit quand le concierge m'a appelé pour me demander l'autorisation de te commander une limousine.

J'avais fait préparer une douceur si ta soirée ne se passait pas comme prévu. Soulève la cloche, ce ne sont que des pancakes, ça ne remplace pas l'amour, mais avec le sirop d'érable dans le petit pot à côté, il y a là de quoi effacer un gros coup de cafard.

*

Dans la suite voisine, une comtesse regardait, elle aussi, elle pria son mari de lui faire penser dès le lendemain à joindre son ami Karl pour le féliciter. Elle se devait néanmoins de l'avertir que la prochaine fois qu'il dessinerait une robe exclusive à son attention, il serait préférable qu'elle soit vraiment unique et qu'elle ne la voit pas portée par une autre jeune femme, qui de surcroît était mieux foutue qu’elle. Karl comprendrait certainement qu'elle la lui renvoie, la pièce bien que somptueuse n'avait plus grand intérêt à ses yeux !

*

Julien raconta à son père tous les détails de sa soirée.

Le départ inopiné pour le bal maudit, sa conversation avec Knapp et son retour pathétique, sans comprendre ni s'avouer pourquoi une telle émotion l'avait saisie. Ce n'était pas d'apprendre que Tomas avait sa vie, cela elle s'en doutait depuis le début et comment aurait-il pu en être autrement ?

Le plus pénible, et elle n'aurait pu dire pourquoi, était d'apprendre qu'il avait renoncé au journalisme. Anthony l'écouta sans l'interrompre, sans faire le moindre commentaire. Avalant sa dernière bouchée de pancakes, elle remercia son père de cette surprise qui, à défaut de lui avoir remis les idées en place, lui avait certainement fait prendre un kilo. Il n'y avait plus aucun intérêt à rester ici.

Signes de la vie ou pas, il n'y avait plus rien à chercher, il ne restait qu'à remettre un peu d'ordre dans son existence. Elle préparerait son sac avant de se coucher et ils pourraient tous deux reprendre l'avion dès le lendemain matin. Cette fois, ajouta-t-elle avant de sortir, c'est elle qui ressentait une impression de déjà-vu, de déjà-Trop-vu, pour utiliser les mots justes.

Elle ôta ses chaussures dans le couloir et redescendit dans sa chambre en empruntant l'escalier de service.

À peine Julia partie, Anthony prit son téléphone. Il était seize heures à San Francisco, son correspondant décrocheur à la première sonnerie.

– Pilguez à l'appareil !

– Je te dérange ? C'est Anthony.

– Les vieux amis ne se dérangent jamais, que me vaut le plaisir de t'entendre, cela fait si longtemps ?

– J'ai un service à te demander, une petite enquête, si c'est toujours dans tes cordes.

– Si tu savais ce que je m'ennuie depuis que je suis à la retraite, même si tu m'appelles pour me dire que tu as perdu tes clés, je veux bien m'occuper du dossier !

– As-tu gardé des contacts à la police des frontières, quelqu'un au bureau des visas qui pourraient faire une recherche pour nous ?

– J'ai encore le bras long, qu'est-ce que tu crois !

– Eh bien, j'ai besoin que tu l'allonges au maximum, voilà de quoi il s'agit...

La conversation entre les vieux compères dura une bonne demi-heure. L'inspecteur Pilguez promit à Anthony de lui obtenir les informations qu'il demandait dès que possible.

*

Il était vingt heures à New York. Un petit panneau apposé sur la porte du magasin d'antiquités indiquait qu'il était fermé jusqu'au lendemain. À l'intérieur, Stanley aménageait les étagères d'une bibliothèque fin XIXe reçue dans l'après-midi. Adam frappa à la vitrine.

– Mais quelle sangsue ! Soupira Stanley en se ca-chant derrière un buffet.

– Stanley, c'est moi, Adam ! Je sais que vous êtes là !

Stanley s'accroupit, retenant son souffle.

– J’ai deux bouteilles de château Lafitte !

Stanley releva lentement la tête.

– 1989 ! cria Adam depuis la rue.

La porte du magasin s'ouvrit.

– Je suis désolé, je faisais du rangement, je ne vous avais pas entendu, qui Stanley en laissant entrer son visiteur. Vous avez déjà dîné ?



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