9

Le silence à l’intérieur du bâtiment était profond. Malgré les semelles de caoutchouc de ses tennis, ses pas lui paraissaient bruyants, comme si toutes les salles derrière les portes qui s’alignaient le long du couloir étaient vides.

Ce n’est qu’arrivée dans l’escalier qu’elle croisa quelqu’un. Un jeune homme à lunettes qui la regarda sans dissimuler sa surprise. Peu de jeunes femmes inconnues devaient fréquenter l’endroit.

Kaoru Utsumi y était venue quelques mois plus tôt, peu de temps après son affectation à la première division du bureau des enquêtes criminelles. Dans le cadre d’une affaire pour laquelle il fallait résoudre une énigme relevant du domaine de la physique. Elle se dirigea vers le laboratoire qui était son but en faisant appel à ses souvenirs.

Le laboratoire n° 13 se trouvait bien là où elle pensait. Comme les autres fois, le tableau accroché à la porte indiquait la présence ou l’absence de ses utilisateurs. À son grand soulagement, elle remarqua l’aimant rouge placé à côté du nom de Yukawa. Il était donc ici et n’avait pas l’intention d’ignorer leur rendez-vous. Tous ses assistants et étudiants étaient en cours. Cela la rassura. Elle préférait que personne n’entende ce dont elle voulait lui parler.

Elle frappa à la porte et une voix répondit : « Oui. » Mais personne ne vint lui ouvrir.

— Désolé, mais la porte ne s’ouvre pas toute seule, dit la même voix.

Elle la poussa et aperçut le dos d’un homme qui portait un polo noir à manches courtes. Il regardait le grand écran d’un ordinateur où de petites sphères s’agglutinaient.

— Vous pourriez mettre en marche la cafetière électrique qui se trouve à côté de l’évier ? Elle est prête à fonctionner.

L’évier se trouvait à droite de la porte. Une cafetière qui paraissait neuve y était posée. Kaoru Utsumi appuya sur le bouton de mise en route et entendit presque immédiatement l’eau glouglouter.

— J’avais entendu dire que vous aimiez le café instantané.

— J’ai gagné cet appareil dans une compétition de badminton. Puisque je l’ai, pourquoi ne pas l’utiliser ? C’est vraiment pratique. Cerise sur le gâteau, le prix de revient par tasse est peu élevé.

— Regrettez-vous de ne pas vous en être aperçu plus tôt ?

— Non, je n’irais pas jusque-là. Cette machine a un défaut majeur.

— Lequel ?

— Son café n’a pas le même goût que le café instantané. Manabu Yukawa, le directeur du laboratoire qui avait continué à pianoter sur son clavier, fit tourner son siège vers elle. Vous vous êtes accoutumée à la première division ?

— Un peu.

— Bien. Ou devrais-je dire très bien ? En dépit de ma théorie selon laquelle s’accoutumer au travail d’enquêteur signifie perdre peu à peu son humanité.

— Vous en avez déjà discuté avec M. Kusanagi ?

— Oui, et plus d’une fois. Cela ne lui fait ni chaud ni froid, dit-il en tournant à nouveau les yeux vers son écran, la main sur sa souris.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Ça ? La modélisation de la structure cristalline du ferrite.

— Du ferrite… des aimants ?

Les yeux du physicien s’agrandirent derrière ses lunettes.

— Vous en savez des choses ! Il est plus juste de parler de corps magnétiques, mais ce n’est déjà pas mal.

— Je l’ai lu quelque part. On s’en sert pour les têtes magnétiques, non ?

— Dommage que Kusanagi ne soit pas ici, commenta Yukawa en éteignant son écran pour se tourner vers elle. Avant toute chose, j’ai une question à vous poser. Pourquoi m’avez-vous demandé de ne pas parler de votre visite à Kusanagi ?

— Pour y répondre, je vais devoir vous parler de l’affaire sur laquelle nous travaillons actuellement.

Yukawa fit non de la tête en l’entendant.

— Quand vous m’avez appelé, j’ai commencé par refuser. Je ne veux plus m’occuper d’enquêtes policières. Je me suis ravisé quand vous m’avez demandé de ne pas en parler à Kusanagi. Je vous ai donné rendez-vous parce que je suis curieux de savoir pourquoi vous voulez que je garde le silence. Il faut donc que vous répondiez d’abord à ma question. Je déciderai ensuite si j’accepte ou non que vous me parliez de votre enquête.

Kaoru Utsumi le regarda en s’interrogeant sur ce qui avait pu se passer. Kusanagi lui avait dit qu’autrefois le physicien s’était montré prêt à coopérer avec les enquêteurs. Elle savait aussi que depuis une certaine affaire policière, dont elle ignorait la nature, les deux hommes se voyaient moins souvent qu’auparavant.

— Vous l’expliquer sans vous présenter l’affaire me sera difficile.

— Je ne vois pas pourquoi. Quand vous effectuez des enquêtes de voisinage, parlez-vous des détails de votre enquête à ceux à qui vous posez des questions ? Vous savez très bien pêcher les informations qui vous intéressent en cachant l’essentiel, non ? Il vous suffit d’appliquer la même technique. Et faites vite. Si vous continuez à perdre du temps, les étudiants vont revenir.

Kaoru faillit faire la moue en entendant son explication sarcastique. Elle eut envie de faire perdre contenance à ce scientifique imperturbable.

— Que vous arrive-t-il ? demanda-t-il en fronçant les sourcils. Vous avez décidé de vous taire ?

— Non.

— Alors, dépêchez-vous. Je n’ai vraiment pas beaucoup de temps.

— Je sais, répondit-elle, et elle se jeta à l’eau. Kusanagi est amoureux, continua-t-elle, sans quitter des yeux le visage du physicien.

— Hein ?

Le sang-froid disparut des yeux du physicien. Son regard s’adoucit, devint celui d’un petit garçon égaré. Il posa les yeux sur elle.

— Que dites-vous ?

— Il est amoureux, répéta-t-elle. Oui, Kusanagi est amoureux.

Yukawa rentra le menton et réajusta ses lunettes. Quand il releva les yeux vers elle, ils avaient une expression hostile.

— De qui ?

— De la principale suspecte. Il a des sentiments pour elle. Ce qui fait que nos points de vue sur cette affaire sont très différents. Voilà pourquoi je ne voulais pas qu’il sache que j’étais venue vous voir.

— Vous voulez dire qu’il ne s’attend pas que je vous donne des conseils.

— Exactement, dit-elle en hochant la tête.

Yukawa croisa les bras et ferma les yeux. Il s’adossa au dossier de sa chaise et soupira.

— Je vous avais sous-estimée. J’avais l’intention de ne pas vous répondre, mais je ne m’attendais pas du tout à ce que vous venez de me dire. Il est amoureux. Kusanagi !

— Je peux vous parler de cette affaire ? demanda-t-elle en savourant sa victoire.

— Une seconde. Buvons d’abord notre café. J’ai besoin de calme pour pouvoir me concentrer.

Il se leva et remplit deux tasses.

— Cela tombe bien, fit Kaoru en prenant celle qu’il lui tendait.

— Qu’est-ce qui tombe bien ?

— Le café. C’est le point de départ de cette affaire.

— Parfois le café fait fleurir les rêves… Je crois qu’il y a une chanson qui commence comme ça. Allez-y, racontez-moi tout, dit-il en s’asseyant pour boire une gorgée.

Elle lui expliqua ce que la police savait du meurtre de Yoshitaka Mashiba, en respectant la chronologie. Elle enfreignait le règlement qui interdisait de parler de l’enquête à une tierce personne, mais Kusanagi lui avait appris que Yukawa ne fournissait son aide qu’à cette condition. De plus, elle lui faisait entièrement confiance.

Lorsqu’elle se tut, le physicien finit son café et scruta le fond de sa tasse.

— Si je comprends bien, vous soupçonnez la femme de la victime, et Kusanagi est incapable de juger équitablement de la situation parce qu’il en est amoureux.

— Dire qu’il en est amoureux est peut-être exagéré. J’ai choisi ce terme choquant pour éveiller votre intérêt. Mais je suis convaincue qu’il a pour elle un sentiment particulier. En tout cas, il n’agit pas comme d’ordinaire.

— Je ne vous demanderai pas ce qui vous amène à dire cela. Je fais confiance à l’instinct féminin dans ce domaine.

— Je vous remercie.

Yukawa posa sa tasse sur la table en fronçant les sourcils.

— Pourtant je n’ai pas eu l’impression en vous écoutant qu’il se montrait si partial. L’alibi de cette femme – Ayané Mashiba, c’est bien ça ? – est inattaquable.

— Oui, mais il ne s’agit pas d’un crime commis avec une arme directe, comme un couteau ou une arme à feu, mais d’un empoisonnement. Il me semble qu’on ne peut exclure un dispositif installé à l’avance.

— Vous ne pensez quand même pas me demander de réfléchir aux moyens concrets de faire cela ?

Elle se tut car il avait deviné juste.

— C’était votre intention ? l’interrogea-t-il en faisant la moue. J’ai comme l’impression qu’il y a un malentendu. Vous confondez physique et prestidigitation.

— Pourtant vous avez souvent résolu des énigmes qui faisaient appel à ce qui ressemblait à de la magie, n’est-ce pas ?

— Il y a une différence entre un trucage criminel et un tour de passe-passe. Vous la saisissez ? Il continua en la voyant faire non de la tête. Commençons par la similitude : il y a une astuce au départ. Mais la manière de la traiter n’est pas du tout la même. Dans le cas de la magie, une fois que le spectacle est terminé, le spectateur perd la chance de la déceler. Dans le cas d’une astuce criminelle, les enquêteurs ont la possibilité d’analyser les lieux du crime jusqu’à ce qu’ils soient satisfaits. Un dispositif, quel qu’il soit, laisse obligatoirement des traces. Le plus difficile pour un criminel est de parvenir à les faire disparaître complètement.

— Vous croyez impossible que, dans cette affaire, elles aient été ingénieusement éliminées ?

— D’après ce que vous m’avez dit, je ne peux que dire que cela me paraît peu vraisemblable. Euh… comment s’appelait la maîtresse de la victime ?

— Hiromi Wakayama.

— Elle a déclaré avoir bu du café avec la victime, non ? Du café qu’elle avait elle-même préparé. S’il existait un trucage, pourquoi n’a-t-il pas fonctionné à ce moment-là ? C’est la clé de l’énigme. Tout à l’heure, vous avez émis une hypothèse intéressante, cette idée que le poison aurait été confié à la victime comme un moyen de rendre le café plus savoureux. Je pense que c’est une bonne base pour un épisode d’une série policière à la télévision, mais ce n’est pas la méthode choisie par l’auteur de ce crime.

— Pourquoi pas ?

— Mettez-vous à sa place. Que se passerait-il si la victime décidait de l’utiliser ailleurs que chez lui ? S’il expliquait à la personne avec qui il était : « Ma femme m’a donné cela, pourquoi ne pas l’essayer maintenant ? »

Kaoru se mordit les lèvres. Il avait raison. Pourtant elle n’arrivait pas à renoncer à cette possibilité.

— Si l’épouse est coupable, elle n’a pu mettre en place son dispositif qu’après avoir surmonté trois obstacles, dit-il en levant trois doigts. Le premier, c’est l’assurance qu’il ne serait pas découvert avant qu’il agisse. Sinon, à quoi lui aurait servi d’avoir un alibi ? Le deuxième, c’est la certitude que M. Mashiba ingérerait le poison. Le dispositif serait dénué de sens s’il ne garantissait pas la mort de la victime, même si sa maîtresse pouvait aussi succomber. Et le dernier, c’est la rapidité : le dispositif devait pouvoir être installé en un clin d’œil.

Les Mashiba ont donné un dîner la veille du départ de Mme Mashiba pour Hokkaido, n’est-ce pas ? S’il avait déjà été en place à ce moment-là, quelqu’un d’autre aurait pu en être la victime. Je pense que le dispositif a été préparé après le dîner, continua-t-il d’un ton assuré, avant de tendre ses mains vers elle, paumes tournées vers le haut. Je déclare forfait. Une telle astuce est inimaginable. En tout cas pour moi.

— Ces obstacles sont-ils si difficiles à franchir ?

— À mon avis, oui. Particulièrement le premier. Penser que l’épouse n’est pas coupable me paraît plus rationnel.

Kaoru soupira. S’il était parvenu à une conclusion aussi définitive, elle avait peut-être tort de s’entêter.

Son portable sonna au même moment. Elle y répondit en regardant du coin de l’œil Yukawa qui était allé se resservir du café.

— Où es-tu ?

C’était la voix de Kusanagi. Il avait l’air pressé.

— Dans une pharmacie. Pour me renseigner sur la manière de se procurer de l’arsenic. Il y a du neuf ?

— Oui, grâce aux techniciens. On a retrouvé du poison ailleurs que dans le café.

Elle serra plus fort son téléphone.

— Et où ?

— Dans la bouilloire. Celle qui a servi à faire chauffer l’eau pour le café.

— Ah bon !

— Il y en avait une quantité infime, mais il y en avait. Nous allons immédiatement convoquer Hiromi Wakayama.

— Pourquoi ?

— Ses empreintes digitales ont été relevées sur la bouilloire.

— C’est normal, non ? Elle nous a dit qu’elle avait fait du café dimanche matin.

— Je sais. Elle a donc eu une opportunité de mettre le poison dans la bouilloire.

— Il n’y avait pas d’autres empreintes digitales ?

— Si, celles de la victime.

— Et pas celles de son épouse ?

Elle entendit son collègue soupirer.

— Bien sûr que si, puisqu’il s’agit de son domicile. Mais ce n’est pas elle qui l’a utilisée en dernier. Et on n’a trouvé aucune trace de doigts gantés.

— Moi, je me souviens d’avoir appris qu’une main gantée ne laisse pas nécessairement de trace.

— Tu crois que je l’ignore ? Mais étant donné les circonstances, Hiromi Wakayama est la seule personne qui ait pu introduire le poison dans la bouilloire. On va l’interroger dans nos bureaux, dépêche-toi de revenir.

— Très bien, dit Kaoru avant de raccrocher.

— Il s’est passé quelque chose ? demanda Yukawa qui but une gorgée de café.

Elle lui raconta ce qu’elle venait d’apprendre. Il l’écouta attentivement.

— Il y avait du poison dans la bouilloire… Je trouve cela plutôt surprenant.

— Je me suis peut-être trompée. Hiromi Wakayama s’en est servie pour faire le café qu’elle a bu avec la victime dimanche matin. Il n’y avait donc pas de poison dans la bouilloire à ce moment-là. Ayané Mashiba ne peut pas être l’auteur du crime.

— De plus, introduire du poison dans la bouilloire ne présentait aucun avantage pour elle. Ce n’était même pas une astuce.

Kaoru inclina la tête sur le côté, sans comprendre.

— Vous venez de déclarer que l’épouse ne peut pas avoir commis le crime, parce que quelqu’un s’est servi de la bouilloire avant qu’il ait lieu. Qu’en serait-il si ce n’était pas le cas ? La police aurait pu envisager que l’épouse l’y ait mis, non ? Son alibi n’aurait alors aucun sens.

— Ah… vous avez raison, fit Kaoru en croisant les bras, tête baissée. Dans les deux cas, il faut écarter Ayané Mashiba de la liste des suspects, n’est-ce pas ?

Sans répondre à sa question, Yukawa la fixa des yeux.

— Et que comptez-vous faire à présent ? Si l’épouse n’est pas coupable, allez-vous, comme Kusanagi, envisager que la maîtresse de la victime soit coupable ?

Elle secoua la tête.

— Non, je ne pense pas.

— Vous m’avez l’air sûre de vous. Expliquez-moi pourquoi. Vous n’allez quand même pas me dire qu’elle n’avait aucune raison de tuer l’homme qu’elle aimait.

Yukawa se rassit, et croisa les jambes.

Kaoru dissimula son embarras. C’est ce qu’elle s’apprêtait à lui dire. Elle n’avait pas d’autres preuves.

En regardant Yukawa, elle se rendit compte que lui non plus ne croyait pas à la culpabilité de Hiromi Wakayama, et qu’il avait sans doute de bonnes raisons pour cela. Il ne savait de cette affaire que ce qu’elle lui avait raconté. Lui avait-elle à son insu fourni un indice sur l’impossibilité pour Hiromi Wakayama d’avoir placé le poison dans la bouilloire ?

— Ah ! s’exclama-t-elle en relevant la tête.

— Qu’y a-t-il ?

— Elle aurait lavé la bouilloire.

— Comment ça ?

— Si elle y avait mis le poison, elle aurait lavé la bouilloire avant l’arrivée de la police. C’est elle qui a découvert le corps. Elle avait le temps de le faire.

Yukawa hocha la tête, l’air satisfait.

— Exactement. J’ajoute que si elle était coupable, elle aurait non seulement lavé la bouilloire, mais elle se serait débarrassée du filtre et du marc de café. Elle aurait aussi laissé à proximité du corps le sachet qui avait contenu le poison. Pour faire croire à un suicide.

— Je vous remercie, fit Kaoru en s’inclinant légèrement. Je suis contente d’être venue vous voir, continua-t-elle en se dirigeant vers la porte.

— Hé ! l’arrêta Yukawa. Je ne pense pas que je pourrais moi-même aller sur les lieux du crime, mais cela m’aiderait d’avoir des photos.

— Des photos de quoi ?

— De la cuisine où a été préparé ce café empoisonné. Ainsi que de la vaisselle qui a servi, et de la bouilloire.

Kaoru écarquilla les yeux.

— Vous êtes prêt à m’aider ?

Yukawa se gratta la tête en faisant la grimace.

— En tout cas à y réfléchir un peu si j’ai le temps. Pour décider si quelqu’un qui se trouve à Hokkaido peut tuer une personne qui est à Tokyo.

Kaoru ne put retenir un sourire. Elle ouvrit son sac d’où elle sortit une chemise.

— C’est pour vous.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Ce que vous m’avez demandé. Je les ai prises ce matin.

Ébahi, Yukawa ouvrit la chemise.

— Si nous arrivions à percer cette énigme, c’est à vous qu’il faudra demander conseil ! glissa-t-il avant d’ajouter, avec emphase : Du moins c’est ce que je dirai à Kusanagi !

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