3

De belles maisons bordaient la rue en pente douce. L’éclairage public suffisait à montrer qu’elles étaient toutes parfaitement entretenues. Les habitants du quartier n’avaient visiblement aucun mal à boucler les fins de mois.

Quelques voitures de police étaient stationnées au bord du trottoir. Kusanagi dit au chauffeur du taxi qu’ils étaient arrivés.

Il descendit de la voiture et consulta sa montre. Vingt-deux heures passées. Le film qu’il voulait voir était déjà commencé. Il l’avait raté au moment de sa sortie en salle et s’était dit qu’il n’avait pas besoin de l’emprunter car il ne tarderait pas à être diffusé à la télévision. Lorsque son supérieur lui avait téléphoné, il était parti précipitamment de chez lui sans penser à l’enregistrer.

Peut-être à cause de l’heure tardive, il ne vit aucun curieux. Les reporters de la télévision n’avaient apparemment pas encore entendu parler de l’affaire. Avec un peu de chance, elle se réglerait rapidement, espéra-t-il.

Un policier en tenue au visage fermé gardait l’entrée de la maison d’où était venu l’appel. Kusanagi lui montra sa carte de police et son collègue le salua.

Il jeta un coup d’œil sur la demeure. Des voix lui parvenaient de l’intérieur. Presque toutes les lumières étaient allumées.

Quelqu’un était debout près de la haie. Malgré l’obscurité, Kusanagi devina de qui il s’agissait à la petite taille et à la coiffure de la silhouette. Il s’en approcha.

— Que fais-tu là ?

Kaoru Utsumi se retourna lentement vers lui sans montrer aucune surprise.

— Bonsoir, fit-elle d’une voix égale.

— Tu peux répondre à ma question et me dire ce que tu fais dehors ?

— Rien de spécial, répondit sa collègue. Je regardais les fleurs et la végétation du jardin. Et celles qui ornent le balcon.

— Le balcon ?

— Oui, là-haut, fit-elle en montrant l’étage du doigt.

Kusanagi leva la tête et vit les fleurs qui le décoraient. Cela n’avait rien d’extraordinaire.

— Ne le prends pas mal, mais peux-tu me dire pourquoi tu restes dehors ?

— Il y a du monde à l’intérieur. C’est bondé.

— La foule te déplaît ?

— À mon avis, cela ne sert pas à grand-chose que tant de gens regardent la même chose. Sinon à gêner les techniciens dans leur travail, et je me suis dit que je serais plus utile à inspecter les alentours.

— Mais tu n’as pas bougé depuis tout à l’heure. Tu te contentes de regarder les fleurs ?

— Non, j’ai déjà terminé mon inspection.

— D’accord. Et tu as déjà vu l’intérieur ?

— Non. Je suis allée dans l’entrée et j’ai fait demi-tour.

Intrigué, Kusanagi observa sa collègue. Il lui semblait évident que chaque enquêteur veuille arriver le premier sur les lieux du crime. Mais cela ne s’appliquait visiblement pas à elle.

— J’entends ce que tu dis, mais viens quand même avec moi. On ne perd jamais rien à voir de ses propres yeux.

Il fit demi-tour et elle le suivit en silence.

Elle n’avait pas menti : la maison était pleine de policiers, venus du commissariat du quartier et de la division à laquelle ils appartenaient tous les deux. Kishitani, un jeune collègue de Kusanagi, lui sourit.

— Tu commences tôt aujourd’hui !

— Tu te crois drôle ? Alors, il s’agit d’un meurtre, oui ou non ?

— Rien n’est encore sûr, même si cela semble probable.

— Comment ça ? Explique-moi rapidement.

— Le propriétaire de cette maison est mort subitement. Dans le salon. Il était seul.

— Seul ?

— Venez avec moi.

Kishitani emmena ses deux collègues dans le salon qui devait faire plus de cinquante mètres carrés. Une table basse en marbre entourée de canapés de cuir vert était disposée au centre.

La silhouette d’un homme allongé était marquée par un ruban en plastique blanc sur le sol. Lorsqu’ils l’eurent regardée, Kishitani se tourna vers Kusanagi.

— L’homme qui est mort est le propriétaire de cette maison, Yoshitaka Mashiba.

— Tu ne m’apprends rien. Je le savais avant d’arriver ici. Il est PDG, non ?

— Oui, d’une société d’informatique. Il ne travaillait pas aujourd’hui, puisque c’est dimanche. On ne sait pas encore s’il est sorti dans la journée.

— Il y a une tache sur le parquet, non ?

Une empreinte de liquide était visible, comme si quelque chose s’était renversé.

— C’était du café, répondit Kishitani. Il y en avait à côté du corps. Nos collègues de la scientifique l’ont prélevé. Il y avait aussi une tasse à café.

— Qui a trouvé le corps ?

— Euh… fit Kishitani en ouvrant son calepin. Une certaine Hiromi Wakayama. C’est une élève de Mme Mashiba.

— Une élève ?

— Mme Mashiba est une créatrice de patchwork célèbre.

— De patchwork ? On peut devenir célèbre avec ça ?

— Apparemment. Je l’ignorais aussi, répondit Kishitani en regardant Kaoru Utsumi. Toi qui es une femme, tu as peut-être entendu parler d’Ayané Mita ? Le nom s’écrit avec ces caractères.

Il lui montra son calepin.

Je ne sais pas qui c’est, répondit-elle vivement. Pourquoi penses-tu qu’une femme devrait le savoir ?

— Enfin, euh… répondit Kishitani en se grattant la tête.

Kusanagi réprima un sourire. Peut-être parce qu’il avait envie de se faire valoir, son jeune collègue n’avait pas des relations faciles avec la jeune inspectrice qui venait d’être nommée dans leur service.

— Dans quelles circonstances a-t-elle trouvé le corps ? demanda Kusanagi.

— L’épouse de M. Mashiba est partie chez ses parents depuis hier. Elle a laissé à son élève la clé de sa maison. Elle ne savait pas exactement quand elle reviendrait et cela la rassurait de savoir que quelqu’un d’autre avait la clé. Hiromi Wakayama a appelé M. Mashiba ce soir pour s’assurer que tout allait bien, mais elle n’a réussi à le joindre ni sur son portable ni sur son fixe. Inquiète, elle a décidé de passer ici. Elle a expliqué qu’elle avait commencé à essayer de l’appeler vers dix-neuf heures et qu’elle était arrivée ici environ une heure plus tard.

— Et il était mort, c’est ça ?

— Exactement. Elle a appelé les secours depuis son portable. Une ambulance est venue presque immédiatement, les ambulanciers ont constaté le décès et ont appelé un médecin du quartier. Trouvant la mort suspecte, il a contacté la police.

— Hum… fit Kusanagi en regardant sa collègue qui s’était éloignée de lui et contemplait un buffet vitré.

— Et où se trouve Hiromi Wakayama maintenant ?

— Elle se repose dans une voiture de police. Avec le chef.

— Il est déjà là ? Pourtant je ne l’ai pas vu dehors, remarqua Kusanagi en faisant une grimace. On connaît la cause de la mort ?

— Non, mais il s’agit probablement de poison. On ne peut exclure le suicide, mais l’hypothèse d’un meurtre paraît plus vraisemblable, d’où notre présence ici.

— Ah bon, commenta Kusanagi en suivant des yeux sa collègue qui se dirigeait vers la cuisine. Lorsque cette Hiromi Wakayama est arrivée, la porte était fermée à clé ?

— Oui.

— Et les fenêtres fermées ? Était-il possible de rentrer autrement que par la porte ?

— Les policiers du commissariat de quartier ont trouvé toutes les fenêtres fermées, sauf celle des toilettes au premier étage.

— Parce qu’il y a des toilettes au premier ? La fenêtre est assez grande pour que quelqu’un passe par là ?

— Je n’ai pas essayé, mais cela semble difficile.

— Dans ce cas, ce doit être un suicide, fit Kusanagi en se laissant tomber sur un des canapés. Qui aurait pu mettre du poison dans son café ? Et comment cette personne aurait-elle pu quitter la maison ? Drôle d’histoire ! Je ne comprends pas pourquoi le commissariat du quartier pense qu’il peut s’agir d’un meurtre.

— S’il n’y avait que cela, la thèse du suicide paraîtrait plus solide.

— Pourquoi ? Il y a autre chose ?

— Au moment où les policiers du quartier inspectaient les lieux, le portable de la victime a sonné. Un collègue a répondu : l’appel venait d’un restaurant d’Ebisu où M. Mashiba avait réservé une table pour huit heures. Pour deux personnes. Le restaurant appelait parce que l’heure passait et qu’il ne venait pas. Il avait fait la réservation vers dix-huit heures trente. Vous vous souvenez qu’il n’a pas répondu quand Mlle Wakayama l’a appelé aux alentours de dix-neuf heures ? Que quelqu’un qui réserve une table au restaurant à six heures et demie se soit suicidé une demi-heure plus tard, cela paraît étrange. Pour moi, la réaction du commissariat de quartier est justifiée.

Une expression dépitée apparut sur le visage de Kusanagi qui se frotta les sourcils.

— Tu aurais pu me le dire plus tôt.

— Tu ne m’en as pas laissé le temps avec toutes tes questions.

— Tu m’énerves ! s’exclama Kusanagi qui se releva en se donnant une claque sur les cuisses.

Kaoru Utsumi sortit de la cuisine et revint se placer devant le buffet qu’elle observa attentivement.

— Au lieu de te promener comme ça, tu aurais mieux fait d’écouter Kishitani !

— Il m’a déjà tout raconté. Merci, Kishitani.

Son collègue inclina la tête.

— Qu’est-ce qu’il a, ce buffet ?

— Regardez, fit-elle en pointant le doigt vers l’intérieur. Vous ne trouvez pas qu’on dirait qu’il manque quelque chose ici ?

Elle avait raison. Un vide laissait penser que quelque chose était posé là d’ordinaire.

— Oui, probablement.

— Dans la cuisine, j’ai vu cinq flûtes à champagne sur le séchoir.

— D’habitude, elles sont sans doute rangées ici.

— C’est ce que je pense.

— Et donc ? Cela change quelque chose ?

Utsumi releva la tête vers Kusanagi, et remua les lèvres. Mais elle secoua la tête comme si elle avait changé d’avis.

— Rien d’important. Les Mashiba ont dû recevoir récemment. Je pense qu’ils n’utilisent ces verres que lorsqu’ils ont des invités.

— Je vois. Peut-être que, dans leur milieu, on s’invite beaucoup chez soi. Mais même s’ils ont reçu des amis il y a peu, cela n’exclut pas la possibilité d’un suicide, dit Kusanagi en se retournant vers Kishitani. Les êtres humains sont complexes, et parfois contradictoires. S’ils ont envie de mourir, ils meurent.

À moitié convaincu, son collègue hocha la tête.

— Et l’épouse ? reprit Kusanagi.

— Quoi ?

— Oui, la femme de la victime, enfin, je veux dire du mort. Elle est prévenue ?

— Non, pas encore. D’après Mlle Wakayama, elle est chez ses parents à Sapporo. Ils n’habitent pas en ville, et même si on arrive à la joindre, elle ne pourra pas revenir ici cette nuit.

— Depuis Hokkaido, c’est impossible.

Kusanagi en fut soulagé. Autrement, il aurait fallu que quelqu’un reste ici à l’attendre. En règle générale, c’est à lui que son chef, Mamiya, confiait ce genre de tâche.

Il était déjà tard, et l’enquête de voisinage serait sans doute effectuée le lendemain. Au moment où Kusanagi se disait qu’il allait sans doute pouvoir rentrer chez lui, la porte s’ouvrit et le visage carré de Mamiya apparut dans l’entrebâillement.

— Tu es là, Kusanagi. Tu en as mis du temps !

— Ne croyez pas que je viens d’arriver ! Kishitani m’a tout expliqué.

Son supérieur hocha la tête et se retourna.

— Entrez, je vous prie.

La jeune femme à qui il s’adressait avait une vingtaine d’années. Elle était grande et mince. Ses cheveux mi-longs n’étaient pas teints, à la différence de la majorité des femmes de son âge. Leur noir intense soulignait la pâleur de sa peau. Il aurait d’ailleurs été plus exact de dire qu’elle avait pour l’instant le teint blafard. Cela n’enlevait rien à sa beauté. De plus, elle savait se maquiller.

Kusanagi devina qu’il s’agissait de Hiromi Wakayama.

— Vous m’avez dit tout à l’heure que vous aviez découvert le corps en entrant dans cette pièce, n’est-ce pas ? Vous vous trouviez à peu près à l’endroit où vous êtes maintenant ?

Elle se redressa pour jeter un coup d’œil en direction du canapé. Elle devait penser à l’instant où elle avait fait la macabre découverte.

— Oui, je crois, répondit-elle d’un ton qui manquait de vigueur.

Peut-être parce qu’elle avait mauvaise mine, Kusanagi eut l’impression qu’elle avait à peine la force de tenir sur ses jambes. Elle avait dû être fortement choquée.

— Et vous n’étiez pas venue ici depuis avant-hier soir, n’est-ce pas ? demanda Mamiya en recherchant son assentiment.

La jeune femme fit oui de la tête.

— Remarquez-vous quelque chose qui aurait changé dans l’intervalle ? Tout est important, même un détail infime.

Elle fit le tour de la pièce des yeux, avec une expression craintive. Puis elle secoua la tête.

— Je ne sais pas. L’autre soir, je n’étais pas seule, nous venions de finir de dîner et… expliqua-t-elle, la voix tremblante.

Mamiya acquiesça en fronçant les sourcils, comme pour exprimer sa résignation.

— Vous devez être épuisée. Rentrez chez vous et reposez-vous. Si cela ne vous dérange pas, je souhaiterais vous poser quelques questions demain.

— Cela ne me dérange pas, mais je ne pourrai sans doute pas vous apprendre grand-chose.

— Peut-être, mais nous cherchons toujours à en savoir le plus possible. J’espère que vous accepterez de nous aider.

— Oui, murmura Hiromi Wakayama sans relever la tête.

— Je vais demander à quelqu’un de vous raccompagner, ajouta Mamiya en regardant Kusanagi. Tu es venu en voiture ?

— Non, en taxi. Désolé.

— Pourquoi es-tu sans voiture aujourd’hui ?

— Je ne m’en sers pas souvent en ce moment.

Dépité, Mamiya claqua de la langue.

— Moi, j’ai pris la mienne ce soir, dit Kaoru Utsumi.

Surpris, son supérieur se tourna vers elle.

— On ne se refuse rien, je vois !

— J’étais en train de dîner dehors quand mon téléphone a sonné. Désolée.

— Tu n’as pas à te justifier. Tu veux bien ramener Mlle Wakayama chez elle ?

— Bien sûr. Mais avant cela, puis-je lui poser une seule question ?

Une expression intriguée parut sur le visage de Mamiya. Celui de Hiromi Wakayama se crispa.

— Et c’est quoi, ta question ? demanda Mamiya.

Sans quitter la jeune femme des yeux, Utsumi fit un pas vers elle.

— M. Mashiba s’est apparemment effondré en buvant son café, mais je voulais vous demander s’il avait l’habitude de ne pas se servir de soucoupe.

Hiromi Wakayama écarquilla les yeux. Son regard vacilla.

— Eh bien… euh… Peut-être n’en utilisait-il pas quand il était seul.

— Ce qui voudrait dire qu’il a eu de la visite aujourd’hui ou hier. Auriez-vous une idée de l’identité du visiteur ?

Kusanagi observa le profil de sa collègue qui parlait d’un ton assuré.

— Comment sais-tu qu’il a eu de la visite ?

— Il y a une tasse à café sale et deux soucoupes dans l’évier. Si M. Mashiba s’en était servi, il n’y aurait pas deux soucoupes.

Kishitani alla s’en assurer dans la cuisine, avant de revenir immédiatement.

— Utsumi a raison. Il y a une tasse et deux soucoupes dans l’évier.

Kusanagi échangea un regard avec son supérieur et regarda à nouveau Hiromi Wakayama.

— Auriez-vous une idée à ce sujet ?

Elle fit non de la tête, l’air inquiet.

— Non… pas la moindre. Je ne suis pas venue ici depuis avant-hier soir. Les Mashiba avaient des invités, mais je n’en sais pas plus.

Kusanagi tourna à nouveau les yeux vers son patron, qui reprit la parole, l’air songeur.

— Très bien. Merci d’être restée si tard. Utsumi, je compte sur toi. Kusanagi, va avec elles.

— Oui patron, fit ce dernier qui comprenait ce que Mamiya voulait.

Hiromi Wakayama dissimulait quelque chose. Il comptait sur lui pour trouver quoi.

Lorsqu’il sortit de la maison avec les deux femmes, sa collègue leur dit :

— Je vais chercher ma voiture. Je l’ai garée dans un parking, puisque ce n’est pas une voiture de service. Je ne serai pas longue.

Pendant qu’ils l’attendaient, Kusanagi observa la jeune femme qui paraissait profondément affectée. Son abattement ne pouvait être entièrement dû au choc d’avoir vu un cadavre.

— Vous n’avez pas froid ? demanda-t-il.

— Non, non.

— Vous deviez sortir ce soir ?

— Non, bien sûr que non.

— Ah bon ! Je pensais que vous aviez peut-être rendez-vous avec quelqu’un.

Il remarqua que la jeune femme avait remué les lèvres comme si elle hésitait à parler.

— Je crains que l’on ne vous ait déjà posé cette question, mais si vous le voulez bien, j’aimerais que vous me répondiez…

— À quel sujet ?

— Pourquoi avez-vous eu l’idée d’appeler M. Mashiba ce soir ?

— Quand Mme Mashiba m’a confié la clé de la maison, je me suis dit que je ferais mieux de l’appeler de temps à autre. Pour lui rendre service s’il en avait besoin…

— Et vous êtes venue jusqu’ici parce qu’il ne répondait pas, c’est bien cela ?

— Oui, glissa-t-elle avec un hochement de tête.

Kusanagi inclina la sienne sur le côté.

— Il arrive que les gens ne décrochent pas leur portable, non ? Ni leur fixe, d’ailleurs. Vous ne vous êtes pas dit qu’il pouvait être sorti, ou qu’il ne pouvait pas répondre à son portable ?

Après un court silence, elle fit non de la tête.

— Non, pas du tout…

— Pourquoi ? Vous étiez inquiète à son sujet ?

— Non, ce n’est pas cela. Juste légèrement préoccupée.

— Préoccupée…

— Je n’aurais pas dû l’être ? Je n’aurais pas dû venir jusqu’ici ?

— Non, ce n’est pas ce que je veux dire. Vous vous sentiez responsable, simplement parce que Mme Mashiba vous avait confié la clé, c’est ça ? Je vous trouve admirable. Et la suite a prouvé que vous aviez raison d’être préoccupée. Vous avez bien fait.

Elle parut ne pas prendre pour argent comptant ce qu’il disait et elle détourna la tête.

Un Pajero rouge foncé s’arrêta devant eux. Kaoru Utsumi en descendit.

— Tu as un quatre-quatre ? demanda Kusanagi en écarquillant les yeux.

— Il est confortable, répondit-elle en invitant Mlle Wakayama à y monter.

Elle prit place sur le siège arrière, et Kusanagi l’imita.

Utsumi s’assit à son tour et alluma le GPS. Elle avait déjà enregistré l’adresse de sa passagère qui habitait dans l’arrondissement de Meguro.

— Excusez-moi mais… fit Hiromi Wakayama une fois que la voiture roulait. M. Mashiba… Vous ne croyez pas qu’il s’agisse d’un accident ou d’un suicide ?

Kusanagi regarda la conductrice. Leurs regards se croisèrent dans le rétroviseur.

— Il est trop tôt pour le savoir. Il faut attendre les résultats de l’autopsie.

— Mais vous appartenez à la brigade criminelle, non ?

— Oui, mais pour l’instant, nous ne sommes pas certains qu’il s’agisse d’un meurtre. Nous ne pouvons rien dire de plus, ou plutôt, nous n’en savons pas plus.

— Ah, je vois, murmura la jeune femme.

— Si vous le permettez, je voudrais vous demander si vous avez une idée sur l’identité du meurtrier, si tant est qu’il s’agisse d’un meurtre.

Kusanagi avait l’impression qu’elle retenait son souffle, et il concentra son attention sur ses lèvres.

— Je ne sais pas… M. Mashiba est le mari de mon professeur, et je ne sais presque rien de lui, répondit-elle d’une voix qui manquait de vigueur.

— Ah bon… Ce n’est pas grave si vous ne pouvez rien répondre. Si vous pensez à quelque chose d’autre, n’hésitez pas à nous le faire savoir.

Elle se contenta de garder le silence, immobile.

Lorsque la voiture s’arrêta devant son immeuble, elle en descendit et Kusanagi vint s’asseoir à côté de sa collègue.

— Qu’en penses-tu ? demanda-t-il sans la regarder.

— Elle a du caractère, non ? répliqua-t-elle en faisant redémarrer la voiture.

— Du caractère ? Tu trouves ?

— Oui, elle était tout le temps au bord des larmes, non ? Et elle a réussi à ne pas en verser une seule devant nous.

— Peut-être parce qu’elle n’était pas si triste que ça.

— Non, je suis sûre qu’elle a pleuré. Qu’elle n’a pas cessé de le faire en attendant l’ambulance.

— Comment peux-tu le savoir ?

— À la manière dont ses yeux étaient maquillés. J’ai remarqué qu’elle avait fait des retouches.

Kusanagi considéra le profil de sa jeune collègue.

— Tu crois vraiment…

— J’en suis certaine.

— Les femmes ne voient pas les choses comme nous. Je précise que c’est un compliment.

— Je l’avais compris, dit-elle avec un demi-sourire. Mais quelles sont tes conclusions ?

— Pour faire court, elle me paraît suspecte. Je veux bien qu’elle se soit sentie responsable à cause de la clé, mais de là à ce qu’une jeune femme comme elle aille voir ce qui se passe dans la maison d’un homme seul…

— Je suis d’accord. Moi, je ne le ferais en aucun cas.

— Serait-ce excessif de penser qu’elle et la victime étaient amants ?

Elle soupira imperceptiblement.

— Bien au contraire, je ne vois pas d’autre explication. Ils devaient probablement dîner ensemble ce soir.

— Dans ce restaurant d’Ebisu ! s’exclama Kusanagi en se donnant une tape sur les genoux.

— Le restaurant a appelé parce que le client n’arrivait pas, non ? La réservation était pour deux personnes. Donc ni M. Mashiba ni son convive n’étaient là.

— Que ce convive ait été Hiromi Wakayama explique tout.

Kusanagi fut immédiatement convaincu que les choses s’étaient passées ainsi.

— Si nous avons raison, je pense qu’on pourra facilement l’établir.

— Comment ça ?

— Les tasses à café. Ils ont dû se servir de celles qui étaient dans l’évier. Si c’est le cas, il y aura ses empreintes digitales sur l’une des deux.

— Je vois. Mais cela ne signifie pas que nous devons la traiter comme faisant partie des suspects.

— J’en suis consciente, dit-elle avant d’arrêter sa voiture au bord du trottoir. Je peux passer un coup de fil ? Je voudrais m’assurer de quelque chose.

— Bien sûr, mais qui veux-tu appeler ?

— Hiromi Wakayama, évidemment !

Elle composa le numéro sous les yeux étonnés de Kusanagi. La communication fut établie.

— Mademoiselle Wakayama ? C’est Kaoru Utsumi, l’inspectrice qui vient de vous raccompagner… Non, non, ce n’est rien de grave. J’ai oublié de vous demander ce que vous comptiez faire demain… Ah, je vois. Très bien. Désolée de vous avoir dérangée. Reposez-vous bien, conclut-elle avant de raccrocher.

— Et que fait-elle demain ? demanda Kusanagi.

— Elle n’a rien prévu, et elle sera sans doute chez elle. Étant donné que l’atelier de patchwork sera probablement fermé.

— Hum !

— Si je l’ai appelée, ce n’est pas seulement pour savoir ce qu’elle avait prévu demain.

— Que veux-tu dire ?

— J’ai entendu qu’elle pleurait. Elle a essayé de le dissimuler, sans y parvenir. Elle a dû éclater en sanglots sitôt de retour chez elle.

Kusanagi se raidit sur son siège.

— Tu l’as appelée pour ça ?

— Découvrir un mort cause un choc et peut entraîner une crise de larmes. Mais qu’elle recommence à pleurer plusieurs heures après…

— À ton avis, cela indique qu’ils avaient une relation, fit Kusanagi avec un sourire. Tu m’impressionnes.

— Tu es trop aimable, fit sa collègue qui desserra le frein à main en souriant à son tour.


La sonnerie du téléphone tira Kusanagi du sommeil le lendemain matin. L’appel venait de Mamiya. Il était tout juste sept heures.

— Vous êtes matinal, osa-t-il.

— Estime-toi heureux d’avoir pu dormir chez toi. Il y a une réunion ce matin au commissariat de Meguro. Le quartier général de l’enquête va y être installé. À partir de ce soir, tu ne pourras sans doute plus dormir chez toi.

— Vous m’appelez pour me le dire ?

— Bien sûr que non. Je veux que tu ailles immédiatement à Haneda.

— À Haneda ? Pour quoi faire ?

— Qui dit Haneda dit aéroport, non ? Mme Mashiba est dans l’avion qui la ramène de Sapporo. Va l’accueillir. Et accompagne-la au commissariat de Meguro.

— Elle est au courant ?

— En principe, oui. Vas-y avec Utsumi, dans sa voiture. L’avion atterrit à huit heures.

— À huit heures, répéta Kusanagi en sautant de son lit.

Son téléphone sonna à nouveau pendant qu’il se préparait en toute hâte. L’appel venait d’Utsumi. Elle l’attendait au pied de son immeuble.

Ils se dirigèrent vers l’aéroport dans son Pajero rouge.

— Ce n’est pas une tâche agréable qu’on nous a confiée. Je ne m’habituerai jamais à rencontrer la famille des victimes.

— Le chef a dit que, chez nous, c’est toi qui le fais le mieux.

— Le vieux a dit ça ?

— Parce que tu as un visage apaisant.

— Ça veut dire quoi ? Que j’ai l’air idiot ? lâcha Kusanagi dépité.

Il était huit heures moins cinq quand ils arrivèrent à l’aéroport. Le hall d’arrivée était rempli de passagers. Les deux inspecteurs cherchaient Ayané Mashiba des yeux. Ils savaient qu’elle portait un manteau beige et que sa valise était bleue.

— Tu ne crois pas que c’est elle ? demanda soudain Utsumi.

Il regarda dans la direction qu’elle lui indiquait. La femme correspondait à la description. Ses yeux avaient une expression triste, et sa silhouette quelque chose de tendu.

— Je pense que tu as raison, souffla Kusanagi.

Il était ému. Il fixa la femme des yeux sans comprendre pourquoi il se sentait à ce point bouleversé.

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