5

Ayané Mashiba se détacha de son assistante et s’essuya les yeux en lui demandant pardon d’une petite voix.

— Je me suis retenue tout le temps mais j’ai craqué en te voyant. Ça va mieux maintenant, je vais y arriver.

Le cœur de Kusanagi se serra quand il la vit se forcer à sourire. Si cela avait été en son pouvoir, il l’aurait laissée seule.

— Dites-moi si je peux faire quelque chose pour vous, dit Hiromi en levant les yeux vers elle.

Ayané fit non de la tête.

— Ta présence m’aide déjà beaucoup. J’ai la tête vide. Entre, s’il te plaît. Je voudrais aussi que tu me racontes ce qui s’est passé.

— Écoutez, madame Mashiba… commença Kusanagi, embarrassé, en regardant les deux femmes. Nous devons aussi parler à Mlle Wakayama. Hier, il y avait tant de monde que nous n’avons pas pu le faire.

Le regard de Hiromi vacilla, comme si cela la troublait. Elle devait penser n’avoir plus rien à leur dire puisqu’elle leur avait raconté les circonstances de la découverte du corps.

— Votre présence ne me dérange pas du tout, s’empressa d’ajouter Ayané qui n’avait visiblement pas compris le sens de la remarque de Kusanagi.

— C’est que nous avons besoin de parler avec Mlle Wakayama en dehors de votre présence.

Elle cligna des yeux comme si elle en doutait.

— Pourquoi donc ? Moi aussi, je veux entendre ce qu’elle a à dire. C’est la raison pour laquelle je lui ai demandé de venir.

— Madame Mashiba, intervint Mamiya qui s’était approché d’elle à son insu. Je suis navré, mais nous devons respecter certaines règles dans notre travail, et je vous prie de laisser Kusanagi et ses collègues faire ce qu’ils ont à faire. Je dois vous paraître pointilleux, mais si nous nous écartons de la procédure, cela ne manquera pas de causer des problèmes ultérieurement.

Le ton condescendant de Mamiya fit naître sur le visage d’Ayané une expression qui indiquait son déplaisir, mais elle fit oui de la tête.

— Très bien. Dans ce cas, où souhaitez-vous que j’aille ?

— Vous pouvez rester ici, bien sûr. Nous souhaitons aussi vous poser quelques questions, précisa Mamiya avant de regarder Kusanagi et Utsumi. Emmenez Mlle Wakayama quelque part où vous pourrez parler tranquillement.

— Bien, chef, répondit Kusanagi.

— Je vais chercher ma voiture, ajouta Utsumi en ouvrant la porte de la maison.

Une vingtaine de minutes plus tard, ils étaient assis tous les trois à la table d’un café. Kaoru Utsumi prit place à côté de son collègue. Hiromi Wakayama leur faisait face, le visage fermé.

— Vous avez bien dormi ? demanda Kusanagi après avoir bu une gorgée de café.

— Pas vraiment…

— La découverte du corps a été un choc pour vous, j’imagine ?

Les lèvres serrées, les yeux baissés, elle ne répondit pas.

Si Kaoru Utsumi avait raison, la jeune femme s’était effondrée en pleurs dès son retour chez elle. Même si leur liaison n’était pas officielle, la découverte du corps sans vie de son amant avait dû la bouleverser.

— Il y a quelques questions que nous n’avons pas pu vous poser hier soir. Êtes-vous prête à y répondre ?

Hiromi Wakayama inspira profondément.

— Je ne sais rien, moi… Je doute de pouvoir vous satisfaire.

— Ne vous inquiétez pas ! Nos questions sont simples. À condition que vous soyez disposée à y répondre en toute honnêteté.

Elle leva les yeux vers lui. Son regard était indiscutablement hostile.

— Je ne suis pas une menteuse !

— Très bien. Allons-y. Hier, vous avez déclaré avoir découvert le corps de M. Mashiba vers vingt heures, et vous avez précisé que c’était la première fois que vous veniez chez eux depuis le dîner auquel vous aviez été invitée vendredi soir. Vous en êtes sûre ?

— Oui.

— Vraiment ? Il arrive souvent qu’un choc intense entraîne une certaine confusion. Réfléchissez calmement ! Vous n’étiez vraiment pas retournée dans leur maison depuis vendredi soir ?

Kusanagi reformula sa question en regardant attentivement les longs cils de la jeune femme. Il avait insisté sur le mot « vraiment ».

Elle se concentra quelques instants avant de répondre.

— Pourquoi me posez-vous cette question ? J’imagine que vous avez une raison, puisque je vous ai dit que j’en étais sûre.

Kusanagi esquissa un sourire.

— C’est nous qui posons les questions !

— Mais…

— Il s’agit d’une simple vérification. Vous avez remarqué mon insistance, précisément parce que je tiens à ce que vous réfléchissiez avant de répondre. Pour dire les choses d’une manière moins agréable, je pense que si vous prenez ma question à la légère, vous risquez de vous en mordre les doigts plus tard.

La jeune femme serra à nouveau les lèvres. Kusanagi devina qu’elle envisageait toutes les possibilités. Elle devait se demander si elle avait intérêt à mentir à la police, en courant le danger que ce mensonge fût découvert, plutôt que d’admettre la réalité devant eux.

Elle semblait avoir du mal à parvenir à une conclusion et son silence se prolongeait. Kusanagi s’impatienta.

— Hier, quand nous sommes venus chez les Mashiba, il y avait une tasse à café et deux soucoupes dans l’évier. Quand nous vous avons demandé si vous saviez pourquoi, vous avez répondu que non. Mais nous avons trouvé vos empreintes digitales sur la tasse et les soucoupes. Quand les avez-vous touchées ?

Le soupir qu’elle poussa fit se lever et s’abaisser ses épaules.

— Vous avez rencontré Yoshitaka Mashiba pendant le week-end, n’est-ce pas ? Avant qu’il meure, j’entends.

Elle posa les coudes sur la table et se cacha le visage des mains. Peut-être espérait-elle pouvoir garder le silence, mais Kusanagi n’avait pas l’intention de le lui permettre.

Elle détacha les mains de son visage et acquiesça de la tête, les yeux baissés.

— Vous avez raison. Je vous demande pardon.

— Vous avez rencontré M. Mashiba.

— Oui, répondit-elle après un instant.

— À quel moment ?

Elle ne lui répondit pas immédiatement. Sa résistance à admettre sa défaite irritait Kusanagi.

— Dois-je vraiment répondre à cette question ? demanda-t-elle en relevant la tête pour regarder Kusanagi et sa collègue. Je ne vois pas le rapport ! C’est une intrusion dans ma vie privée, non ? demanda-t-elle d’un ton vif.

Elle semblait au bord des larmes, mais la colère n’était pas absente de son regard.

Kusanagi se rappela ce que lui avait dit jadis un collègue plus âgé : les femmes qui ont une liaison avec un homme marié paraissent faibles, mais il faut s’en méfier.

Peut-être, mais il n’avait pas de temps à perdre. Il décida d’abattre sa prochaine carte.

— Nous connaissons la cause de la mort de M. Mashiba. Il a été empoisonné.

La jeune femme le regarda, déconcertée.

— Empoisonné ?

— Nous avons trouvé du poison dans le café qui restait dans sa tasse.

Elle ouvrit tout grands les yeux.

— C’est impossible !

Kusanagi se pencha légèrement en avant pour la dévisager.

— Pourquoi dites-vous cela ?

— Mais…

— Serait-ce parce que, lorsque vous en avez bu plus tôt, il ne s’est rien produit ?

Elle cligna des yeux et fit oui de la tête, à contrecœur.

— C’est bien là qu’est le problème, mademoiselle Wakayama. Si M. Mashiba avait mis le poison dans son café, et que nous en ayons retrouvé la trace, tout serait simple. Ce serait un suicide, ou une mort accidentelle. Mais cette possibilité est quasiment exclue pour l’instant. La situation nous force à penser que quelqu’un a mis du poison dans le café de M. Mashiba, dans un but criminel. D’autant plus que nous en avons retrouvé des traces dans le filtre dont il s’est servi. À l’heure actuelle, l’hypothèse la plus vraisemblable est que le poison ait été mélangé au café moulu.

Abasourdie, Hiromi Wakayama fit vivement non de la tête.

— Je ne sais rien, moi !

— Dans ce cas, nous aimerions que vous répondiez au moins à nos questions. Savoir quand vous avez bu du café avec lui nous sera très utile. Cela nous aidera à déterminer à quel moment le meurtrier, et j’ai peut-être tort de parler de meurtre, nous n’en sommes pas encore sûrs, enfin, à quel moment quelqu’un a mélangé du poison au café. Alors ? conclut-il en se redressant pour la regarder de haut, avec l’intention de ne plus ouvrir la bouche jusqu’à ce qu’elle se mette à parler.

Elle se cacha la bouche des deux mains et laissa son regard divaguer sur la table.

— Ce n’est pas moi, lâcha-t-elle au bout de quelques instants.

— Quoi ?

— Ce n’est pas moi qui l’ai mis, reprit-elle en secouant la tête, le regard plaintif. Je n’ai pas mis de poison dans le café. Je vous le jure. Vous devez me croire.

Kusanagi et Kaoru Utsumi échangèrent un regard.

Hiromi Wakayama faisait indéniablement partie des suspects. Elle était tout en haut de leur liste. Elle avait eu l’opportunité de mettre le poison et, si elle était la maîtresse de Yoshitaka Mashiba, une brouille entre eux aurait pu lui fournir un motif. Peut-être avait-elle fait semblant de découvrir le crime pour cacher qu’elle en était l’auteur.

Pour l’instant, Kusanagi s’efforçait de lui parler sans aucune idée préconçue. Il n’avait pas conscience de lui avoir fait sentir qu’il la soupçonnait. La seule question qu’il lui avait posée concernait le moment où elle avait bu du café avec Yoshitaka Mashiba. Pourquoi lui avait-elle répondu cela ? Peut-être avait-elle perçu une insinuation dans sa question et essayé de devancer son attaque parce qu’elle était coupable.

— Nous ne vous soupçonnons pas, déclara-t-il en souriant. Comme je viens de vous le dire, nous cherchons à établir à quel moment le crime a eu lieu. Si vous avez rencontré M. Mashiba et que vous avez bu du café avec lui, pouvez-vous nous dire quand cela s’est produit, qui a préparé le café, et de quelle manière ?

Hiromi Wakayama, le visage pâle, paraissait inquiète. Kusanagi était incapable de déterminer si c’était seulement parce qu’elle hésitait à reconnaître sa liaison devant eux.

— Mademoiselle Wakayama ! intervint tout à coup Kaoru Utsumi.

Surprise, la jeune femme releva le menton.

— Nous avons notre idée au sujet de votre relation avec M. Mashiba. Même si vous vous refusez à la reconnaître, nous allons devoir contrôler la véracité de vos propos. La police réussit généralement à procéder à ce genre de vérifications quand elle décide que c’est nécessaire. Mais il nous faudra parler à beaucoup de monde. Réfléchissez bien. Sachez que si vous répondez honnêtement à nos questions, nous réagirons de manière appropriée. Par exemple, si vous deviez nous demander d’éviter au maximum que cela se sache, nous le ferions.

Après s’être exprimée du ton neutre d’un fonctionnaire qui explique à un usager la manière dont l’administration fonctionne, elle échangea un regard avec son collègue en lui faisant un discret signe de tête, probablement pour lui demander d’excuser son intervention.

Peut-être parce qu’il avait été prodigué par une personne du même sexe qu’elle, ce conseil produisit l’effet recherché sur Hiromi Wakayama. Elle pencha encore une fois la tête sur le côté, la releva et battit lentement des cils avant de soupirer.

— Vous n’en parlerez pas ?

— Non, dans la mesure où cela est sans lien avec le crime, nous n’en parlerons pas, soyez-en certaine, déclara Kusanagi.

Hiromi Wakayama opina de la tête.

— Vous avez raison, M. Mashiba et moi avions une liaison. Ce week-end, je ne suis pas allée là-bas qu’hier soir.

— À quand remontait votre visite précédente ?

— À samedi soir. J’ai dû y arriver un peu après vingt et une heures.

Ce qui signifiait que les deux amants s’étaient retrouvés dès qu’Ayané Mashiba était partie voir ses parents.

— Vous aviez rendez-vous ?

— Non, M. Mashiba m’a appelée lorsque j’avais fini mon travail à l’atelier. Pour me demander de venir le retrouver chez lui.

— Vous y êtes allée et que s’est-il passé ensuite ?

Elle eut une expression embarrassée, puis regarda posément Kusanagi comme si elle avait décidé de se jeter à l’eau.

— J’ai dormi là-bas. Je suis repartie le lendemain matin.

Kaoru Utsumi avait commencé à prendre des notes, le visage inexpressif. Pourtant ce qu’elle entendait devait éveiller quelque chose en elle. Kusanagi se dit qu’il aimerait lui en parler plus tard.

— Quand avez-vous bu du café avec lui ?

— Hier matin. Je l’ai préparé. Ah… Nous en avons aussi bu avant-hier soir.

— Samedi soir ? Cela fait donc deux fois, en tout.

— Exactement.

— Et samedi aussi, c’est vous qui l’aviez fait ?

— Non, M. Mashiba était en train d’en préparer quand je suis arrivée. Il y en avait assez pour moi. Elle continua en baissant les yeux. C’était la première fois que je le voyais s’en occuper. Il a d’ailleurs reconnu que cela ne lui était pas arrivé depuis longtemps.

— Et il n’avait pas sorti de soucoupes, n’est-ce pas ? demanda Kaoru Utsumi en relevant la tête de son bloc-note.

— Non, répondit la jeune femme.

— Hier matin, c’est vous qui l’avez préparé ?

Kusanagi posa à nouveau la même question pour éliminer les doutes.

— Comme celui de samedi soir était un peu amer, M. Mashiba m’a demandé de le faire. Et il m’a observée pendant que je le préparais, expliqua-t-elle en regardant Utsumi. J’avais sorti des soucoupes. Celles qui étaient dans l’évier.

Kusanagi hocha la tête. Son récit était cohérent.

— Pour que les choses soient tout à fait claires, dites-moi si le café moulu utilisé samedi soir et dimanche matin était le même que celui que buvaient les Mashiba d’ordinaire.

— Je crois. Dimanche, je me suis servi du paquet qui se trouvait au frigo. Je ne peux rien vous dire au sujet de celui dont s’est servi M. Mashiba samedi soir. Ce devait être le même.

— Aviez-vous déjà fait du café chez les Mashiba ?

— Une ou deux fois seulement, à la demande d’Ayané. C’est elle qui m’a appris la bonne manière de le préparer. J’ai respecté ses consignes dimanche matin.

— Avez-vous remarqué quelque chose de particulier à ce moment-là ? Des changements quant à l’emplacement de la vaisselle, ou de la marque du café ?

Hiromi Wakayama ferma brièvement les yeux, puis elle fit non de la tête.

— Non. Tout était comme d’habitude, dit-elle et elle rouvrit les yeux en inclinant la tête, perplexe. De toute façon, ce qui s’est passé à ce moment-là est sans rapport avec ce qui est arrivé ensuite, non ?

— Comment ça ?

— Eh bien, commença-t-elle en rentrant le menton pour les regarder par en dessous. Il n’y avait pas encore de poison dans le café moulu à ce moment-là. Si quelqu’un en a mis, cela a dû se passer plus tard.

— Oui, bien sûr, mais le coupable pourrait avoir inventé un dispositif.

— Un dispositif… répéta-t-elle d’un ton qui manquait de conviction. Je n’ai rien remarqué.

— Qu’avez-vous fait après avoir bu ce café ?

— Je suis partie. Le dimanche, je donne des cours de patchwork dans un centre culturel du quartier d’Ikebukuro.

— Vous y étiez de quelle heure à quelle heure ?

— Les cours ont lieu le matin de neuf heures à midi, et l’après-midi de quinze à dix-huit heures.

— Vous avez passé la journée là-bas ?

— Oui. J’ai rangé la salle de cours, pris mon déjeuner, et ensuite j’ai préparé la session de l’après-midi.

— Vous avez déjeuné dehors ?

— Oui. Dans un restaurant de nouilles situé dans un grand magasin, répondit-elle en fronçant les sourcils. J’ai dû rester environ une heure dehors. Je n’aurais pas eu le temps de retourner chez les Mashiba et d’en revenir.

Kusanagi esquissa un sourire en faisant un geste apaisant des mains.

— Notre but n’est pas d’établir si vous avez un alibi, ne vous faites pas de souci. Hier, vous nous avez dit avoir appelé M. Mashiba quand vous aviez fini vos cours. Souhaitez-vous revenir sur cette déclaration ?

Elle détourna les yeux, embarrassée.

— J’ai vraiment appelé. Mais pas tout à fait pour la raison que je vous ai donnée hier.

— Vous nous avez expliqué vouloir vous assurer que tout se passait bien pour lui pendant l’absence de sa femme, n’est-ce pas ?

— En réalité, quand je suis partie hier matin, M. Mashiba m’a demandé de lui téléphoner une fois que j’aurais fini mon travail.

Kusanagi remua la tête de côté deux ou trois fois sans quitter des yeux la jeune femme qui évitait son regard.

— Il voulait vous emmener au restaurant, n’est-ce pas ?

— Oui, je crois.

— Tout est clair à présent. Que vous vous montriez si attentionnée à son égard, même s’il s’agissait du mari de votre professeur, nous semblait bizarre. Pour ne rien dire de votre décision de passer chez lui simplement parce qu’il ne décrochait pas son téléphone.

L’air accablé, Hiromi Wakayama rentra la tête dans les épaules.

— Je me rendais compte que mon explication était peu convaincante. Mais je ne voyais pas comment justifier ma présence…

— Et vous êtes venue parce que son absence de réponse vous inquiétait, avez-vous dit. Voulez-vous ajouter quelque chose à ce sujet ?

— Non. Je n’ai rien à changer à ce que je vous ai dit hier soir. Je vous demande pardon d’avoir menti, fit-elle en s’inclinant devant eux.

Sa collègue assise à côté de lui continuait de prendre des notes. Il lui jeta un coup d’œil et reporta son attention sur Hiromi Wakayama.

Il n’y avait aucune incohérence dans ce qu’elle venait de leur dire. Les doutes qu’il avait pu avoir à son sujet hier soir s’étaient dissipés. Mais il ne pouvait lui faire entièrement confiance.

— Comme je vous l’ai dit, il s’agit vraisemblablement d’un meurtre. Hier, nous vous avons demandé si vous aviez une idée là-dessus. Vous nous avez répondu que vous n’en aviez pas. Et vous avez ajouté que vous ne saviez rien de M. Mashiba, sinon qu’il était l’époux de votre professeur. Maintenant que vous avez reconnu avoir eu une liaison avec lui, peut-être avez-vous autre chose à nous dire.

Elle l’écouta en fronçant les sourcils.

— Non. Je n’arrive pas à croire que quelqu’un l’ait tué.

Kusanagi remarqua que c’était la première fois qu’elle parlait du défunt sans l’appeler M. Mashiba.

— Essayez de vous souvenir de vos conversations avec lui. Si c’est un meurtre, il était prémédité. Le meurtrier devait avoir un mobile. Dans la plupart des cas, les victimes sont conscientes des griefs qu’on a contre elles. Il n’est pas rare qu’elles en parlent quasiment à leur insu.

Les mains sur les tempes, la jeune femme secoua la tête.

— Je ne vois rien. Son entreprise marchait bien, il n’avait aucun souci professionnel, et il ne disait du mal de personne.

— Pourriez-vous y réfléchir encore un peu ?

Elle leva vers lui un regard triste, comme pour exprimer son opposition.

— J’y ai beaucoup pensé. Je n’ai fait que cela la nuit dernière, en pleurant. Je me suis demandé s’il s’était suicidé ou s’il s’agissait d’un meurtre. Je n’y comprends rien. J’ai réfléchi à nos conversations. Cela ne m’a pas aidée à y voir plus clair. Croyez bien que je suis la première à vouloir savoir pourquoi il a été tué.

Kusanagi remarqua que ses yeux rougissaient. Le contour de ses yeux rosissait à vue d’œil.

Elle l’aimait, pensa-t-il, tout en se disant que si elle jouait la comédie, elle était redoutable.

— Depuis combien de temps entreteniez-vous une liaison avec Yoshitaka Mashiba ?

Elle écarquilla les yeux.

— Je ne vois pas le lien avec ce qui vient de se passer.

— Laissez-nous juger de cela. Je vous ai dit que ce que vous nous direz restera entre nous, et nous ne vous reposerons plus ce genre de questions si nous déterminons que cela n’a pas de lien avec ce crime.

Elle serra les lèvres et inspira profondément, prit sa tasse et but une gorgée de son thé qui devait être froid.

— Depuis environ trois mois.

— Je vois, dit Kusanagi qui rentra le menton en pensant qu’il aurait aimé lui demander comment ils en étaient arrivés là. Y a-t-il des gens au courant de votre relation ?

— Non, je ne pense pas.

— Mais vous avez dû dîner dehors ensemble, non ? Quelqu’un a pu vous voir.

— Nous étions très prudents. Nous n’allions jamais plus de deux fois dans le même restaurant. Comme il lui arrivait dans son travail de dîner avec des femmes qu’il connaissait professionnellement ou avec des hôtesses de bar, je ne pense pas que cela aurait été un problème si quelqu’un nous avait vus ensemble.

Yoshitaka Mashiba aimait apparemment s’amuser. Peut-être avait-il une autre maîtresse que cette jeune femme, qui aurait eu une raison de vouloir sa mort, et celle de Hiromi Wakayama, se dit Kusanagi.

Kaoru Utsumi cessa de griffonner et releva la tête.

— Fréquentiez-vous des hôtels de rendez-vous avec lui ? demanda-t-elle d’un ton neutre.

Kusanagi la regarda à la dérobée. Il avait eu l’intention de poser cette question à la jeune femme mais il n’aurait pas osé être aussi direct.

— Avez-vous besoin de le savoir dans le cadre de votre enquête ? demanda Hiromi Wakayama d’un ton vif, sans dissimuler son mécontentement.

Kaoru Utsumi ne changea pas d’expression.

— Évidemment ! Pour résoudre cette énigme, nous devons enquêter sur tous les aspects de la vie de M. Mashiba, afin d’établir le plus précisément possible quelles étaient ses habitudes. Nous espérons apprendre des choses en posant des questions à de nombreuses personnes. Pour l’instant, nous ne savons presque rien. Je ne vous demande pas de détails sur ce qu’il faisait avec vous, mais vous devez au moins nous dire où vous vous rencontriez.

Kusanagi se retint de lui souffler que, tant qu’elle y était, elle aurait dû demander des détails sur le contenu de leurs rencontres.

Hiromi Wakayama fit la moue, comme si elle était fâchée.

— Nous allions le plus souvent dans des hôtels normaux.

— Utilisiez-vous toujours le même ?

— Non, il y en avait trois. Mais je ne pense pas que vous pourrez le vérifier. Il ne donnait jamais son vrai nom.

— Pouvez-vous cependant préciser leurs noms ? demanda Kaoru Utsumi, le stylo à la main.

La jeune femme lui obéit, avec une expression résignée. Elle mentionna trois hôtels connus, avec de nombreuses chambres. À moins qu’ils n’y fussent revenus plusieurs fois de suite, le personnel ne se souviendrait vraisemblablement pas du couple.

— Vous vous rencontriez toujours le même jour ? continua la jeune inspectrice.

— Non, nous nous fixions rendez-vous par SMS.

— À quelle fréquence ?

La jeune femme pencha la tête sur le côté.

— À peu près une fois par semaine, je pense.

Kaoru Utsumi cessa d’écrire et regarda son collègue avec un hochement de tête presque imperceptible.

— Nous vous remercions de votre coopération. Ce sera tout pour aujourd’hui, dit-il.

— Je ne pense pas pouvoir vous en dire plus.

Kusanagi tendit la main vers la note en esquissant un sourire à l’attention de la jeune femme renfrognée.

Ils sortirent ensemble du café, mais Hiromi Wakayama s’arrêta soudain alors qu’ils marchaient vers le parking.

— Euh…

— Qu’y a-t-il ?

— Je peux rentrer chez moi ?

Kusanagi la regarda, surpris.

— Vous ne voulez pas revenir chez Mme Mashiba ? Elle vous l’a pourtant demandé, non ?

— Je ne me sens pas bien, je suis épuisée. Pourriez-vous le lui dire, s’il vous plaît ?

— Bien sûr.

Kusanagi et sa collègue n’avaient plus rien à lui demander et cela ne les dérangeait pas.

— Nous pouvons vous ramener chez vous, offrit Kaoru Utsumi.

— Ce n’est pas la peine. Je vais prendre un taxi. Je vous remercie.

Elle s’éloigna. Par chance, un taxi arriva. Elle le héla et y monta. Kusanagi le regarda partir.

— Elle a dû penser que nous allions informer Mme Mashiba de sa liaison avec son mari.

— Je ne sais pas. Je crois plutôt qu’elle n’avait pas envie que nous la voyions parler avec elle comme si de rien n’était après nous avoir raconté tout cela.

— Ah ! Tu as peut-être raison.

— Mais elle, où en est-elle ?

— De qui parles-tu ?

— De Mme Mashiba. Elle n’aurait vraiment rien remarqué ?

— Non, bien sûr.

— Qu’est-ce qui te fait dire cela ?

— Son attitude tout à l’heure quand elle a serré Hiromi Wakayama dans ses bras en pleurant.

— Tu crois ? demanda sa collègue en baissant les yeux.

— Tu vois les choses différemment ?

Elle releva la tête.

— Voilà ce que je me suis dit en les voyant : peut-être que celle qui peut pleurer en public veut le faire comprendre à celle qui n’en a pas le droit.

— Hein ?

— Désolée si je t’ai choqué. Je vais chercher ma voiture.

Ébahi, Kusanagi la regarda s’éloigner au petit trot.

Загрузка...