22

Il descendit du train à Iidabashi et remonta la pente de Kagurazaka puis tourna à gauche juste après le temple de Bishamon. Il grimpa un petit raidillon et trouva l’immeuble qu’il cherchait sur la droite.

Kusanagi y entra par la porte principale. Les noms des sociétés qui l’occupaient s’alignaient sur le mur de gauche. Les éditions Kunugi se trouvaient au premier étage.

Il y avait un ascenseur mais Kusanagi lui préféra l’escalier aux marches presque entièrement couvertes de cartons, en infraction aux normes anti-incendie. Il décida de ne pas s’en préoccuper aujourd’hui.

Par la porte ouverte du bureau, il vit plusieurs employés plongés dans leur travail. La jeune femme la plus proche de l’entrée s’aperçut de sa présence et vint vers lui.

— Que puis-je pour vous ?

— J’ai rendez-vous avec M. Sasaoka. Je lui ai téléphoné tout à l’heure.

— Bonjour ! fit une voix, celle d’un homme à l’embonpoint naissant, dont le visage apparut de l’autre côté d’une petite armoire devant laquelle il devait être accroupi.

— Vous êtes monsieur Sasaoka ?

— Oui, c’est moi. Euh… commença-t-il en ouvrant un tiroir d’où il sortit une carte de visite, qu’il lui tendit.

Kusanagi sortit la sienne, et ils les échangèrent. Son interlocuteur, Kunio Sasaoka, était le PDG des éditions Kunugi.

— C’est la première fois qu’un policier me donne sa carte de visite. Je vais la garder ! Il la retourna et s’écria : Ah ! Vous y avez écrit : « À l’attention de M. Sasaoka. » Avec la date d’aujourd’hui. Pour éviter que quelqu’un n’en fasse mauvais usage, j’imagine ?

— Ne le prenez pas mal ! Ce n’est qu’une habitude.

— Non, vous avez raison, on n’est jamais trop prudent. Voulez-vous que nous parlions ici, ou préférez-vous que nous le fassions dans un café ?

— Nous serons très bien ici.

— D’accord.

Sasaoka le conduisit dans le petit espace destiné à recevoir les visiteurs qui avait été aménagé dans un coin du bureau.

— Merci de me recevoir, dit Kusanagi en s’asseyant dans un fauteuil en skaï.

— C’est normal. D’autant plus qu’à la différence des grandes maisons, du temps, nous en avons, répondit son interlocuteur avec un grand sourire.

Il lui faisait l’effet d’être un honnête homme.

— Comme je vous l’ai expliqué au téléphone, je voulais vous poser quelques questions au sujet de Junko Tsukui.

Le sourire de Sasaoka disparut.

— C’est moi qui m’occupais d’elle ici. Elle avait du talent, et je regrette ce qui lui est arrivé.

— Vous l’avez connue longtemps ?

— Longtemps, je n’en suis pas sûr. Un peu plus de deux ans. Elle a fait deux livres chez nous.

Sasaoka se leva et revint avec deux albums qu’il lui présenta.

— Permettez-moi d’y jeter un coup d’œil, dit l’inspecteur en les prenant.

Le premier était intitulé La Chute du Bonhomme de Neige, et le second, Les Aventures de Taro, chien gardien de temple.

Elle aimait se servir de héros à l’ancienne, comme les bonshommes de neige ou les chiens qui gardent les temples. Elle a aussi écrit un album sur la poupée qui empêche la pluie de tomber.

— Je le connais. Pourvu qu’il pleuve demain !, n’est-ce pas ?

C’est après l’avoir lu que Yoshitaka Mashiba avait décidé de confier à Junko Tsukui la création du personnage du dessin animé sur Internet.

Sasaoka hocha la tête en ouvrant plus grands les yeux.

— Sous sa plume, ces personnages que connaissent tous les enfants japonais redevenaient neufs. Quel dommage qu’elle ne soit plus là !

— Vous souvenez-vous des circonstances de sa disparition ?

— Naturellement ! Elle m’avait laissé une lettre.

— Ah bon ! Sa famille m’a dit qu’elle en avait écrit plusieurs.

Junko Tsukui était originaire de Hiroshima. Kusanagi avait téléphoné à sa mère qui lui avait appris que sa fille s’était suicidée dans son appartement à Tokyo en prenant des somnifères. Trois lettres destinées à des relations de travail, dont M. Sasaoka, avaient été trouvées près d’elle.

— Elle me présentait ses excuses pour ne pas terminer le projet sur lequel nous collaborions. Je lui avais confié un autre album, cela devait la préoccuper, expliqua-t-il, le visage empreint de tristesse.

— Elle ne vous disait rien du motif de son suicide ?

— Non. Elle me demandait de l’excuser, c’est tout.

Junko Tsukui avait rédigé un autre message, une lettre qu’elle avait envoyée à sa mère immédiatement avant de passer à l’acte. Quand elle l’avait reçue, Mme Tsukui, stupéfaite, lui avait téléphoné. N’obtenant pas de réponse, elle avait pris contact avec la police. Un policier du quartier était immédiatement allé dans son appartement où il avait trouvé son cadavre.

Elle n’avait pas non plus fourni d’explication à sa mère. La jeune femme lui exprimait sa reconnaissance et lui demandait pardon de mettre fin à la vie qu’elle lui avait donnée.

— Avez-vous une idée de la raison de son suicide ?

Sasaoka fit non de la tête, la bouche ouverte.

— Les policiers m’ont posé la même question au moment de son suicide, et je n’ai pas su y répondre. Je l’avais rencontrée environ deux semaines plus tôt, sans rien remarquer de particulier. Je dois être aveugle.

Kusanagi n’avait pas cette impression. Il avait rencontré les destinataires des deux autres messages, qui lui avaient dit la même chose.

— Savez-vous si elle avait un homme dans sa vie ?

— Elle me l’avait laissé entendre, sans me donner de détails. Je n’en avais pas demandé, parce que de nos jours ce genre de questions peut conduire à une accusation de harcèlement sexuel, fit Sasaoka, l’air grave.

— Pourriez-vous me donner le nom d’une personne qui la connaissait bien ? Une amie, par exemple.

L’éditeur croisa ses bras dodus et pencha la tête sur le côté.

— Vos collègues voulaient aussi le savoir et je leur ai dit que je ne voyais personne. Je pense que la solitude lui convenait et que son bonheur était de dessiner chez elle. Je crois qu’elle n’aimait pas trop voir du monde. C’est pour ça que j’avais été surpris d’apprendre qu’elle avait un ami.

À cet égard, elle ressemblait à Ayané Mashiba, se dit Kusanagi. Elle aussi était solitaire : elle ne voyait que son assistante, Hiromi Wakayama, ou son amie d’enfance quand elle rentrait chez ses parents. Assise sur le canapé de son vaste salon, elle passait ses journées à faire du patchwork.

Pouvait-il en déduire que Yoshitaka Mashiba aimait ce genre de femmes ?

Non.

Ce n’était pas tout à fait cela. Il se souvint de ce que lui avait dit Tatsuhiko Ikai. « Mais cela n’avait aucune valeur à ses yeux. Je crois qu’une femme qui ne lui donnait pas d’enfants était pour lui aussi superflue qu’un bibelot. »

Il avait choisi des femmes solitaires parce qu’il voyait les femmes comme des machines à faire des enfants. Peut-être lui semblait-il plus simple qu’elles ne soient pas pourvues d’accessoires potentiellement embarrassants, comme des amis.

— Euh… commença Sasaoka. Pourquoi vous intéressez-vous aujourd’hui à son suicide ? La raison qui l’a poussée à en finir avec la vie n’a jamais été établie, mais j’ai eu le sentiment que personne ne remettait en question le fait qu’il s’agisse d’un suicide, et il n’y a pas eu d’enquête poussée.

— Personne ne le fait aujourd’hui non plus. Nous procédons à ces vérifications car le nom de Mlle Tsukui est apparu dans une autre affaire.

— Je comprends.

Sasaoka aurait visiblement aimé en savoir plus. Kusanagi décida de mettre un terme à leur entretien.

— Je vous remercie de votre accueil.

— Vous n’avez pas d’autres questions ? Dire que je ne vous ai même pas offert quelque chose à boire !

— Ce n’est pas la peine. Merci. Puis-je vous emprunter ces deux livres ? demanda Kusanagi en les prenant.

— Mais bien sûr ! Je vous les offre.

— Vraiment ?

— Oui. Leur seul avenir est le pilon.

Kusanagi se leva. Sasaoka le raccompagna jusqu’à l’entrée.

— Nous avons été tellement surpris ! Quand nous avons appris sa mort, personne n’a pensé à un suicide. Une fois que nous l’avons su, nous en avons parlé entre nous. Quelqu’un a même dit que c’était peut-être un meurtre. Cela m’a paru inconvenant. Mais il faut dire que la manière dont elle est morte…

Kusanagi s’arrêta et regarda le visage poupin de son interlocuteur.

— La manière dont elle est morte ?

— Oui, je veux dire, cette histoire de poison.

— Je croyais qu’elle s’était servie de somnifères ?

Sasaoka, la bouche ouverte, fit non de la main.

— Non, pas du tout. Vous l’ignoriez ? Elle avait pris du poison.

— Du poison ? répéta l’inspecteur, abasourdi.

— Oui, vous savez, le poison du curry empoisonné de Wakayama.

— De l’arsenic ?

— Exactement.

Le cœur de Kusanagi battit plus vite. Il lui fit ses adieux et descendit l’escalier à toute allure.

Sitôt dehors, il appela Kishitani pour lui demander de se procurer au plus vite le rapport sur le suicide de Junko Tsukui.

— À quelles fins ? Tu continues à t’intéresser à cette dessinatrice ?

— Le chef est au courant. Fais ce que je te demande au lieu de discutailler.

Il mit fin à la communication et héla un taxi. Il demanda au chauffeur de le conduire au commissariat de Meguro.

Plusieurs jours s’étaient écoulés depuis le meurtre, et l’enquête n’avançait pas. La police ne savait toujours pas comment le poison avait été mélangé au café, et n’avait identifié aucune personne qui ait un mobile pour tuer Yoshitaka, hormis Ayané dont l’alibi semblait inattaquable.

Kusanagi avait suggéré à Mamiya que quelqu’un devait s’être introduit chez les Mashiba le jour du crime. Il avait aussi sollicité l’autorisation de faire des investigations à propos de l’ancienne amie de la victime.

— Pourtant elle est morte, non ? avait demandé Mamiya.

— C’est ce qui m’intéresse, avait répondu l’inspecteur. Si elle s’est suicidée à cause de Yoshitaka Mashiba, il est possible d’imaginer qu’un de ses proches lui en ait voulu.

— Tu penses à une vengeance ? Mais son suicide remonte à deux ans. Pourquoi attendre si longtemps ?

— Je n’en sais rien. On peut envisager que le délai était nécessaire pour éviter qu’un rapport ne soit fait avec la mort de cette jeune femme.

— Si tu as raison, nous avons affaire à un criminel particulièrement rancunier, quelqu’un qui est capable de ne pas se laisser emporter par sa haine pendant deux ans.

Sans paraître convaincu, Mamiya lui accorda cependant son autorisation.

Depuis la veille, Kusanagi avait consacré son temps à téléphoner à la famille de Junko Tsukui et à rencontrer les destinataires des trois lettres qu’elle avait laissées. L’éditeur de Pourvu qu’il pleuve demain ! lui avait communiqué le numéro de téléphone de ses parents.

Aucun de ses interlocuteurs n’avait évoqué un quelconque lien entre Yoshitaka Mashiba et son suicide.

À dire vrai, personne ne savait qu’il avait été son petit ami.

La mère de la jeune femme n’avait rien trouvé dans l’appartement de sa fille qui indique qu’un homme ait eu l’habitude de venir chez elle. Voilà pourquoi elle ne croyait pas qu’un chagrin d’amour ait été la cause de son suicide.

La serveuse du salon de thé avait vu Mashiba et la dessinatrice ensemble pour la première fois environ trois ans plus tôt. Junko Tsukui s’était donné la mort un an après, et il était logique de penser qu’ils avaient déjà rompu.

Même en supposant que ce chagrin d’amour ait été à l’origine de son suicide, personne n’avait de raison d’en vouloir à Mashiba si leur histoire avait été secrète. Cette investigation entreprise avec l’autorisation de Mamiya semblait mener à une impasse.

Tel était le contexte dans lequel le poison avait été mentionné.

Il l’aurait su plus rapidement s’il avait commencé par demander au commissariat qui s’était occupé du suicide de lui communiquer le dossier. Poussé par son désir d’en savoir plus, il avait commencé par téléphoner à la mère de Junko Tsukui et il regrettait à présent de ne pas avoir suivi la routine. Étant donné que le suicide était avéré, il s’était dit que le dossier ne devait pas contenir grand-chose.

L’apparition de l’arsenic le troublait.

Il pouvait s’agir d’un hasard. Depuis l’affaire du curry empoisonné de Wakayama, plus personne n’ignorait que l’arsenic était un poison violent. Sa visibilité s’était accrue parmi les personnes envisageant de donner ou de se donner la mort.

L’ancienne amie de Yoshitaka Mashiba s’était servie pour mettre fin à ses jours du même poison que celui qui l’avait tué. Était-ce vraiment une coïncidence ?

Ne fallait-il pas plutôt y voir l’expression d’une intention ?

Telles étaient les réflexions de Kusanagi lorsque son téléphone se mit à sonner. Il lut le nom de Yukawa sur l’écran de son portable.

— Qu’est-ce qui t’arrive ? Je ne te connaissais pas ce goût pour le portable, digne d’une lycéenne.

— J’ai à te parler, c’est tout. On peut se voir aujourd’hui ?

— Ça devrait être possible, mais à quel sujet ? Tu as compris comment le poison a été introduit dans le café ?

— Je n’irais pas jusque-là. J’ai trouvé un moyen de le faire mais je n’ai pas encore de preuves.

Kusanagi serra plus fort son téléphone. Son ami avait tendance à s’exprimer peu clairement. Mais il le faisait encore plus quand il avait résolu une énigme.

— Tu en as parlé à Utsumi ?

— Non, pas encore. Et j’ajoute que je ne compte pas non plus te le révéler. Si tu viens me voir en croyant que je vais le faire, tu seras déçu.

— Comment ça ? Mais alors, de quoi veux-tu me parler ?

— De mes attentes vis-à-vis de votre enquête. Je veux m’assurer que les conditions pour réaliser cette astuce étaient réunies.

— Autrement dit, tu n’as pas l’intention de me dire ce qu’elle est, mais tu veux que je te donne des informations. Je suis sûr que tu le sais, mais laisse-moi te rappeler que communiquer à une tierce personne des informations obtenues dans le cadre d’une enquête constitue une infraction.

Il y eut un silence de quelques secondes.

— Je ne m’attendais pas à entendre un tel discours de ta part. Peu importe ! J’ai une raison pour ne pas t’expliquer l’astuce et je veux te voir pour te la donner.

— Tu fais bien des manières, je trouve. Je suis en route pour le commissariat de Meguro. Je passerai à l’université ensuite. Probablement autour de huit heures.

— Appelle-moi quand tu arrives. Je ne serai peut-être pas dans mon laboratoire.

— Très bien.

Kusanagi se rendit compte en raccrochant que la tension montait en lui.

Quel pouvait être le trucage auquel pensait Yukawa ? Il ne se croyait pas capable de le deviner mais il était inquiet de son impact sur Ayané.

Supposons que l’astuce à laquelle Yukawa songeait détruise son alibi inattaquable…

La situation serait sans issue, se dit-il. Pas pour Ayané, mais pour lui. Il lui faudrait la soupçonner.

De quoi allait lui parler Yukawa ? Jusqu’à présent, il avait toujours attendu ce genre d’explications avec impatience. Aujourd’hui, il était oppressé par une sensation proche de l’étouffement.

À son arrivée dans la salle de réunion du commissariat de Meguro, Kishitani lui tendit une télécopie : le rapport sur le suicide de Junko Tsukui.

— Tu t’y intéresses à cause du poison, n’est-ce pas ? commenta son collègue.

Kusanagi le parcourut rapidement. Junko Tsukui avait été trouvée allongée sur son lit. Un verre d’eau à moitié vide et un sac en plastique rempli de poudre blanche étaient posés sur la table à côté d’elle. La poudre était de l’acide orthoarsénieux, autrement dit de l’arsenic.

— Ils n’indiquent pas la manière dont elle se l’est procuré, sans doute parce qu’ils l’ignoraient, murmura Kusanagi.

— Ils n’ont probablement pas cherché, répondit Mamiya. Le suicide ne faisait aucun doute. Les enquêteurs n’ont pas vu l’intérêt d’établir où elle s’était procuré ce produit, qui est relativement courant.

— La coïncidence est troublante : il s’agit du même poison que celui qui a tué Mashiba. Bravo, Kusanagi ! s’exclama Kishitani d’une voix enthousiaste.

— La police a gardé le sac qui contenait l’arsenic ? demanda Kusanagi.

— Je leur ai demandé, et la réponse est malheureusement négative. Ça remonte à deux ans, expliqua Mamiya comme s’il le regrettait.

Vérifier s’il s’agissait du même produit aurait été possible si le poison avait été conservé.

— Je trouve quand même étrange que la famille n’en ait pas été informée, fit Kusanagi en penchant la tête sur le côté.

— Comment ça ?

— Mme Tsukui m’a parlé de somnifères. Je ne comprends pas pourquoi.

— Tout le monde peut se tromper.

— Oui, peut-être.

Kusanagi avait du mal à croire qu’une mère puisse se tromper à propos du suicide de son enfant.

— Avec cette découverte, plus ce dont nous a parlé Utsumi, l’enquête commence à progresser, remarqua Kishitani.

Kusanagi releva la tête.

— Qu’est-ce qu’elle vous a dit, Utsumi ?

— Le professeur Galileo lui a demandé de réexaminer à fond le filtre fixé sous l’évier de la cuisine, lui répondit Mamiya. Avec ce machin dont j’ai oublié le nom.

— SPring-8, glissa Kusanagi.

— Exactement. Notre ami le physicien veut que nous en fassions la demande. Utsumi est partie faire les démarches nécessaires à l’agence de police métropolitaine.

SPring-8 est le nom du synchrotron situé dans la préfecture de Hyogo. Depuis l’automne 2000, il est utilisé par la police scientifique pour l’analyse de quantités infimes. Il a joué un rôle important dans l’affaire du curry empoisonné.

— Donc Yukawa pense que le poison était placé dans le dispositif de filtration de l’eau du robinet.

— Selon Utsumi, oui.

— Pourtant, je ne crois pas qu’il ait trouvé comment cela a été fait… reprit Kusanagi qui s’interrompit et sursauta.

— Qu’y a-t-il ?

— J’avais oublié que je dois aller le voir. Il m’a laissé entendre qu’il avait percé l’énigme, donc il a peut-être compris maintenant…

Mamiya hocha la tête.

— Utsumi a dit à peu près la même chose. « Le professeur a résolu le problème. » Mais il n’a pas voulu lui expliquer comment. Il est décidément aussi brillant qu’excentrique.

— Il n’a pas non plus l’intention de m’en parler, d’après ce qu’il m’a raconté.

Mamiya esquissa un sourire contrarié.

— Ça ne fait rien. Il coopère bénévolement avec nous, alors… Et puis, s’il t’a convoqué, c’est probablement parce qu’il a de bons conseils à te donner. Écoute-le attentivement.


Il était plus de huit heures quand Kusanagi arriva à l’université. Il téléphona au physicien, sans succès. Il composa à nouveau son numéro de portable, et finit par entendre sa voix après plusieurs sonneries.

— Désolé. Je n’ai pas entendu mon téléphone.

— Où es-tu ? Au laboratoire ?

— Non, dans le gymnase. Tu sais où il se trouve, non ?

— Ça va de soi.

Il raccrocha et s’y rendit. Le bâtiment gris couvert d’un toit en arcade était situé à gauche après l’entrée principale. Étudiant, Kusanagi y avait passé plus de temps que dans les salles de cours. C’est là qu’il avait fait connaissance avec Yukawa. À l’époque, ils étaient minces tous les deux mais seul le physicien l’était encore aujourd’hui.

Près de l’entrée, il croisa un étudiant en survêtement, une raquette de badminton sous le bras, qui le salua.

À l’intérieur, il trouva son ami qui enfilait son coupe-vent. Le filet n’avait pas encore été décroché : la partie venait juste de finir.

— J’avais remarqué que les universitaires vivaient longtemps, mais je comprends maintenant pourquoi. Ils peuvent utiliser les installations sportives des universités comme leur propre club de sport !

Le ton ironique de Kusanagi ne fit pas sourire Yukawa.

— Tu te trompes : nous ne pouvons pas nous en servir comme s’il s’agissait de notre propre club. Je fais toujours une réservation. Et ton observation sur notre longévité est aussi erronée. Il faut du temps et des efforts pour devenir universitaire. Autrement dit, ne le deviennent que ceux qui ont une santé qui leur garantit la longévité. Tu confonds cause et résultat.

Kusanagi toussota et regarda attentivement son ami qui croisait les bras.

— De quoi voulais-tu me parler ?

— Un peu de patience ! Tu n’as pas envie de jouer, pour une fois ? demanda Yukawa en lui tendant une raquette.

— Je ne suis pas venu pour ça.

— Ne me dis pas que tu es trop occupé ! Cela fait un bout de temps que je voulais te le dire, mais tu dois avoir pris au moins neuf centimètres de tour de taille ces dernières années. Tu marches pour tes enquêtes, mais tu as besoin de faire plus d’exercice pour te remettre en forme.

— Tu es dur avec moi, dis donc ! répliqua Kusanagi qui enleva sa veste avant de saisir la raquette.

Il alla se placer de l’autre côté du filet et retrouva la sensation qu’il connaissait vingt et quelques années plus tôt.

Mais il eut plus de mal à reprendre contact avec la raquette et le volant. Il prit douloureusement conscience de l’amoindrissement de ses capacités physiques. Yukawa avait vu juste : au bout de dix minutes, il ne sentait plus ses jambes. Après avoir manqué un smash implacable, il s’assit à même le sol.

— Je dois avoir vieilli. Pourtant au bras de fer, je bats les jeunes.

— Le bras de fer fait appel à des muscles à contraction lente, qui diminuent avec les années mais reviennent vite avec un peu d’exercice, à la différence de ceux à contraction rapide qui sont à la base de l’endurance. Il en va de même pour la fonction cardiaque. Je te conseille de faire régulièrement de l’exercice.

Yukawa parlait d’un ton détaché. Il n’était pas du tout à bout de souffle. Kusanagi lui en voulut.

Le physicien vint s’asseoir à côté de lui, le dos contre le mur, et sortit une gourde. Il remplit du liquide qu’elle contenait le bouchon qui faisait office de gobelet et le tendit au policier. C’était une boisson pour sportifs, agréablement fraîche.

— J’ai l’impression d’être redevenu étudiant. Même si j’ai perdu beaucoup de ma technique.

— La technique, c’est comme le corps. Si on ne l’entretient pas, on la perd. Moi je n’ai pas arrêté, toi, si. C’est tout.

— Ça suffit ! Pourquoi te sens-tu le devoir de me consoler ?

Kusanagi esquissa un sourire en voyant que son ami paraissait intrigué. Il lui rendit le capuchon de la gourde et son sourire s’effaça.

— Le poison était dans le dispositif de filtration ?

— Oui, fit Yukawa. Mais comme je te l’ai expliqué au téléphone, je n’ai pas encore pu le prouver. Pourtant, j’en suis quasiment certain.

— C’est pour cela que tu as demandé à Utsumi de faire analyser le dispositif de filtration sur SPring-8 ?

— Je me suis procuré quatre filtres identiques à celui en question, dans lesquels j’ai placé de l’arsenic. Je les ai ensuite passés à l’eau plusieurs fois et j’ai vérifié si j’en trouvais trace. En me servant de la spectrométrie par torche à plasma, grâce au spectromètre de l’université.

— La spectrométrie par quoi ?

— Tu n’as pas besoin de comprendre. Sache que c’est une méthode d’analyse très puissante, qui m’a permis de retrouver de l’arsenic sur deux de ces filtres, et des résultats peu concluants sur les deux autres. Le dispositif de filtration a un revêtement intérieur particulier, qui fait que même les particules fines ont du mal à adhérer au filtre. Grâce à Kaoru Utsumi à qui j’ai demandé de se renseigner là-dessus, je sais que, de votre côté, l’analyse de l’appareil des Mashiba a été faite par spectrométrie d’absorption atomique, une méthode un peu moins sensible que la mienne. Voilà pourquoi je lui ai demandé de faire le nécessaire pour une analyse sur SPring-8.

— Tu dois être absolument convaincu d’avoir raison pour le demander, non ?

— Je n’irai pas jusque-là. Mais je ne vois pas d’autre possibilité.

— Comment cela a-t-il pu être réalisé ? D’après ce que m’avait dit Utsumi, j’avais cru comprendre que tu avais renoncé à cette idée parce que tu la croyais irréalisable.

Yukawa ne répondit pas. Il serrait des deux mains la serviette éponge qu’il tenait.

— C’est là-dessus que porte cette astuce dont tu ne veux pas me parler.

— Je ne veux pas faire naître chez vous un a priori, comme je l’ai déjà expliqué à ta collègue.

— Que nous ayons un a priori ou non ne change rien à l’astuce, non ?

— Bien sûr que si ! répliqua Yukawa en le regardant. Si le trucage auquel je pense a réellement été utilisé, il est hautement probable qu’il ait laissé une trace. J’ai demandé à Utsumi d’arranger une analyse sur SPring-8 pour la trouver. Mais même si cette analyse n’en trouve pas, cela ne prouvera pas que l’astuce n’ait pas été utilisée. Elle est extraordinaire.

— Et alors ?

— Supposons que je vous l’explique maintenant. Si elle a laissé une trace, pas de problème. Mais que se passera-t-il dans le cas contraire ? Parviendrez-vous à réinitialiser votre façon de voir les choses ? Vous continuerez à y penser, non ?

— Euh… C’est vraisemblable. Puisque cela ne signifierait pas que l’astuce n’ait pas été utilisée.

— Je ne veux pas que les choses se passent ainsi.

— Pourquoi ?

— Je ne veux pas que vos soupçons se concentrent sur une personne particulière alors qu’il n’y a pas de preuve. Une seule personne ici-bas a pu utiliser cette astuce.

Le policier scruta les yeux de son ami derrière les verres de ses lunettes.

— Mme Mashiba ?

Yukawa cligna lentement des paupières. Affirmatif.

— Pff, fit Kusanagi. Peu importe, je vais continuer à chercher suivant la méthode traditionnelle. D’ailleurs, je viens de trouver quelque chose qui pourrait nous mener quelque part.

— Ah bon ?

— J’ai retrouvé l’ancienne amie de Yoshitaka Mashiba. Et quelque chose qui établit un rapport entre elle et cette enquête.

Il lui raconta qu’elle s’était suicidée à l’arsenic. Yukawa savait garder un secret.

— C’était il y a deux ans, tu dis… souffla le physicien, le regard vague.

— Tu me fais l’effet d’être sûr de ton astuce, mais je n’ai pas non plus l’impression d’aller dans la mauvaise direction. Je ne pense pas que nous ayons affaire à quelque chose d’aussi simple que la vengeance d’une femme trompée. J’ai le sentiment que c’est plus complexe.

Yukawa le regarda puis sourit.

— Qu’est-ce qui t’amuse ? Tu penses que je suis à côté de la plaque ? demanda Kusanagi.

— Non, juste que si j’avais su tout ça, je ne t’aurais pas demandé de venir.

Yukawa hocha la tête en voyant son ami froncer les sourcils sans comprendre, et il ajouta :

— Ce que je veux dire, c’est que je suis tout à fait d’accord avec toi. Cette affaire a des racines étonnamment profondes. À mon avis, vous devez enquêter non seulement sur ce qui est arrivé au moment du meurtre, mais bien avant. Ce que tu viens de me raconter sur l’arsenic est très intéressant.

— Je n’y comprends rien. Tu soupçonnes Mme Mashiba, non ? Dans ce cas, pourquoi estimes-tu que le passé est important ?

— Parce qu’il l’est. Très important. Yukawa se leva en tenant les raquettes et son sac de sport. J’ai froid. Allons-nous-en.

Ils quittèrent la salle de sport. Yukawa s’arrêta près de l’entrée principale de l’université.

— Je retourne dans mon laboratoire. Tu as envie de prendre un café ?

— Tu as encore des choses à me dire ?

— Non, j’ai fait le tour.

— Dans ce cas, je te remercie mais je ne vais pas rester. Je dois retourner au commissariat, je n’ai pas fini mon travail.

— Bien, fit Yukawa en tournant les talons.

— Yukawa ! l’arrêta Kusanagi. Elle a fait un manteau en patchwork pour son père, avec un rembourrage au niveau des hanches, au cas où il glisserait sur la neige et se ferait mal là.

— Et alors ? demanda Yukawa.

— Elle n’est pas du genre à agir sans réfléchir, mais plutôt à vérifier minutieusement si ce qu’elle va faire est bien ou non avant de passer à l’action. À mon avis, une personne de cette trempe ne se hasarderait pas à tuer son mari simplement parce qu’il l’a trompée.

— C’est ton instinct de policier qui parle ?

— Je te fais part de mes impressions. J’imagine que, comme Utsumi, tu penses que j’ai des sentiments pour elle.

Yukawa baissa les yeux avant de les diriger à nouveau vers son ami.

— Que tu aies des sentiments pour elle ne me dérange pas. Je sais que tu n’es pas assez stupide pour les laisser influer sur ton travail. Ce n’est pas tout, poursuivit-il en levant l’index. Tu as certainement raison. Elle est tout sauf bête.

— Je croyais que tu la soupçonnais ?

Sans rien répondre, Yukawa leva la main pour lui dire au revoir et s’éloigna.

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