20

Hiromi Wakayama regardait la tapisserie accrochée au mur. Des morceaux de tissus bleus et gris formaient une longue bande qui tournicotait en se croisant sur elle-même pour finalement revenir à son point de départ en formant une boucle. Le motif assez complexe paraissait géométrique de loin. Yoshitaka Mashiba ne l’appréciait pas car elle lui rappelait une hélice d’ADN, mais Hiromi ne partageait pas son avis. Quand Ayané avait montré ses œuvres dans une galerie à Ginza, elle avait choisi de la suspendre tout près de l’entrée. Ce panneau devait lui plaire, sinon elle n’en aurait pas fait un des premiers que découvraient les visiteurs. Ayané était l’auteur du dessin, mais Hiromi l’avait produite, une pratique qui n’a rien de rare dans le milieu de l’art textile, particulièrement dans le cas du patchwork, où des mois de travail sont nécessaires pour réaliser une œuvre de grande dimension. C’est le seul moyen d’organiser une exposition. Ayané faisait cependant partie des artistes qui réalisaient beaucoup eux-mêmes : quatre-vingts pour cent des pièces montrées dans cette exposition étaient de sa main. Hiromi avait été touchée par cette volonté de mettre en valeur une création qu’elle avait exécutée. Cette reconnaissance par Ayané de la qualité de son travail l’avait remplie de joie.

Je veux continuer à travailler avec elle, s’était-elle dit à ce moment-là.

Un bruit la tira de sa rêverie. Ayané, assise en face d’elle, venait de poser sa chope sur la table. À cette heure-ci, d’ordinaire, Ann’s House était rempli de femmes occupées à couper et à coudre, mais aujourd’hui, elles y étaient seules toutes les deux. L’atelier n’avait pas encore rouvert.

— Ah bon… souffla Ayané en serrant sa tasse entre ses mains. Si c’est ce que tu as décidé, je n’y peux rien.

— Je suis désolée de me montrer si égoïste, dit Hiromi en baissant la tête.

— Je ne te demande pas de t’excuser. Moi aussi, je me disais que continuer comme avant ne serait pas facile. Et j’étais arrivée à la même conclusion.

— Tout est ma faute. Les mots me manquent pour…

— Cessons d’en parler. Je n’ai aucune envie d’entendre à nouveau tes excuses.

— Oh… Pardon…

Hiromi rentra la tête dans les épaules. Elle avait les larmes aux yeux mais ne voulait pas le lui montrer. Elle pensait que cela déplairait à Ayané.

Elle l’avait appelée pour lui dire qu’elle voulait lui parler et Ayané lui avait donné rendez-vous à l’atelier sans lui poser aucune question. Hiromi s’était dit qu’elle avait choisi cet endroit sans doute parce qu’elle avait deviné les intentions de son assistante.

Hiromi était entrée dans le vif du sujet pendant qu’Ayané préparait du thé. Elle lui avait demandé d’accepter sa démission. Elle ne souhaitait plus être son assistante.

— Tu vas t’en sortir ? demanda Ayané, qui ajouta en la voyant baisser la tête : Comment vas-tu faire ? Pour vivre, je veux dire. Tu vas avoir du mal à retrouver du travail, non ? Tu comptes sur l’aide de tes parents ?

— Je ne sais pas encore. Je préférerais ne rien leur demander, mais j’aurai peut-être à le faire. J’ai quelques économies et je vais essayer de m’en sortir toute seule dans la mesure du possible.

— Tu n’as pas l’air très sûre de toi, commenta Ayané en lissant ses cheveux derrière ses oreilles, un geste qu’elle faisait quand elle était irritée. Je sais bien que cela ne me regarde pas, mais…

— Je vous suis reconnaissante de vous faire du souci pour moi. Alors que…

— Je t’ai dit que cela suffisait, non ?

Le ton vif d’Ayané fit se crisper Hiromi qui rentra le cou dans les épaules.

— Pardon, souffla Ayané. Je n’ai pas été très aimable. Mais je ne veux plus entendre tes excuses. Même si nous ne pouvons plus travailler ensemble, je te souhaite de trouver le bonheur. Du fond du cœur.

Le ton sincère de sa voix amena Hiromi à relever craintivement la tête. Le triste demi-sourire qui flottait sur le visage d’Ayané lui parut authentique.

— Merci, murmura-t-elle.

— Et puis la personne qui a fait que nous soyons dans cette situation aujourd’hui n’est plus. Cessons donc de penser au passé.

Hiromi n’eut d’autre choix que d’acquiescer à ses propos prononcés d’une voix douce. Mais elle savait au fond d’elle-même que ce qu’Ayané suggérait était impossible. La relation passionnée qu’elle avait vécue avec Yoshitaka Mashiba, le chagrin de l’avoir perdu, les remords qu’elle éprouvait pour avoir trahi Ayané, tout était gravé au plus profond d’elle-même.

— Hiromi, depuis combien de temps travailles-tu avec moi ? demanda Ayané d’un ton dégagé.

— Un peu plus de trois ans.

— Tu as raison, cela fait déjà trois ans. Autant que la durée de la scolarité au lycée. Tu n’as qu’à penser que tu as fini tes études avec moi, non ?

Hiromi ne parvint pas à manifester son accord. Elle me prend pour une idiote, pensa-t-elle.

— À propos… Tu as la clé de l’atelier, non ?

— Euh… oui. Je vais vous la rendre, répondit-elle en soulevant son sac posé à côté d’elle.

— Non, ce n’est pas la peine.

— Pourtant…

— Il y a beaucoup de choses à toi ici, non ? Il te faudra un peu de temps pour tout trier. Et n’hésite pas à prendre tout ce qui te plaît. Cette tapisserie, par exemple. Je ne me trompe pas ?

Son regard était fixé sur celle que contemplait Hiromi quelques instants plus tôt.

— Vous êtes sûre ?

— Bien sûr ! C’est toi qui l’as faite. Tu te souviens de son succès à l’exposition ? Je n’ai pas voulu la vendre parce que je comptais te la donner tôt ou tard.

Hiromi n’avait pas oublié. Le prix de la plupart des œuvres était indiqué, mais une étiquette précisait que celle-ci n’était pas à vendre.

— Combien de temps penses-tu qu’il te faudra pour ranger tes affaires ? demanda Ayané.

— Je devrais avoir fini ce soir ou demain.

— Ah bon ! Téléphone-moi quand ce sera fait. Tu n’auras qu’à laisser la clé dans la boîte aux lettres. Fais attention à ne rien oublier. Sitôt que tu auras terminé, je demanderai à des déménageurs de venir prendre ce dont je n’ai pas besoin.

Ayané sourit à Hiromi qui la regardait en clignant des yeux, perplexe.

— Je ne peux pas rester indéfiniment à l’hôtel ! D’une part, ce n’est pas pratique, et puis cela revient cher. J’ai décidé de m’installer ici pour le moment.

— Vous ne voulez pas retourner dans la maison ?

Ayané soupira légèrement, et se voûta.

— Je l’ai envisagé, mais j’y ai renoncé. Tous les bons souvenirs que j’ai là-bas me sont à présent insupportables. Et je n’ai pas besoin de tant de place ! Je ne comprends pas comment il a pu y vivre seul.

— Vous allez vendre ?

— Oui, mais ce ne sera sans doute pas facile à cause de ce qui s’y est passé. Je compte demander à M. Ikai ce qu’il en pense. Il connaît peut-être quelqu’un qui…

Incapable de trouver quelque chose à dire, Hiromi contemplait sa chope. Le thé que lui avait versé Ayané devait avoir refroidi.

— Bon, je vais m’en aller, dit cette dernière en se levant, la chope à la main.

— Laissez-la sur la table. Je les laverai toutes les deux.

— Vraiment ? Merci, fit-elle et elle reposa sur la table la tasse qu’elle se mit à regarder. Elles sont à toi, non ? Une amie qui venait de se marier t’en avait fait cadeau, non ?

— Exactement. Elle m’en avait donné deux.

Hiromi se servait de l’autre, comme chaque fois qu’elles buvaient un thé en discutant des choses à faire.

— N’oublie pas de les emporter !

— Oui, murmura-t-elle.

Sans cette recommandation, elle n’y aurait pas pensé. Elle ressentit de la tristesse à l’idée que la présence d’objets qui lui appartenaient pouvait déplaire à Ayané.

Celle-ci mit la bandoulière de son sac sur son épaule et se dirigea vers l’entrée. Hiromi la suivit.

Elle se retourna vers son assistante après avoir enfilé ses chaussures.

— Ça me fait drôle. Tu arrêtes l’atelier, mais c’est moi qui m’en vais.

— Je vais faire vite. Je peux m’arranger pour avoir tout fini ce soir.

— Prends ton temps ! Ce n’est pas du tout ce que je voulais dire. Elle la regarda droit dans les yeux. Bonne chance pour la suite !

— À vous aussi !

Ayané hocha la tête et poussa la porte. Elle sortit et la referma en souriant.

Hiromi s’assit à même le sol. Elle poussa un soupir.

Quitter son travail à l’atelier la peinait, ne plus avoir de source de revenus l’inquiétait, mais elle ne voyait pas d’autre issue. Elle aurait d’ailleurs dû le faire plus tôt, quand elle avait avoué à Ayané sa liaison avec Yoshitaka. Elle n’avait pas exigé son départ, mais elle ne pouvait pas lui avoir pardonné.

Et en plus… se dit-elle en posant la main sur son ventre.

Elle attendait un enfant. Elle avait eu peur qu’Ayané ne lui demande ce qu’elle comptait faire. Elle ne le savait pas elle-même.

Peut-être Ayané ne l’avait-elle pas fait parce qu’elle était persuadée que Hiromi avorterait. Elle ne pouvait probablement pas imaginer que Hiromi pût avoir envie de le garder.

La jeune femme hésitait. Non, ce n’était pas vrai : au plus profond d’elle-même, elle souhaitait mettre cet enfant au monde. Elle en était consciente.

Mais quelle serait alors sa vie ? Elle ne pourrait pas compter sur sa famille. Ses parents étaient vivants, mais ils n’étaient pas riches. C’étaient des gens ordinaires qui ne manqueraient pas d’être choqués, et désorientés, d’apprendre que leur fille allait devenir mère célibataire à la suite de sa liaison avec un homme marié.

Il lui faudrait se résoudre à avorter… C’était la conclusion à laquelle elle aboutissait chaque fois qu’elle pensait à sa grossesse. Elle cherchait en vain une autre solution. Depuis la mort de Yoshitaka, cette question la torturait.

Son téléphone sonna au moment où elle secouait la tête. Elle se releva lentement, et revint à la table de travail. Elle sortit son portable de son sac posé sur une chaise. Elle reconnut le numéro de la personne qui l’appelait. Elle n’avait pas envie de répondre, mais elle appuya sur la touche « réception d’appel ». Son interlocutrice n’aurait pas manqué de la rappeler.

— Allô, dit-elle d’une voix triste qui reflétait son état d’esprit.

— Bonjour, c’est Kaoru Utsumi, de l’agence métropolitaine de police. Je peux vous parler une minute ?

— Oui.

— Je suis désolée de vous importuner une nouvelle fois, mais il se trouve que j’ai encore quelques questions à vous poser. Pourrais-je vous voir ?

— À quel moment ?

— Le plus rapidement possible. Merci d’avance.

Hiromi soupira profondément. Cela lui était égal que son interlocutrice l’entende.

— Dans ce cas, pourquoi ne venez-vous pas ici ? Je suis à l’atelier de patchwork.

— C’est-à-dire à Daikanyama. Mme Mashiba est avec vous ?

— Non, et je ne pense pas qu’elle revienne aujourd’hui. Je suis seule.

— Très bien. J’arrive, dit son interlocutrice avant de raccrocher.

Hiromi rangea son téléphone dans son sac et porta une main à son front.

Quitter son travail à l’atelier ne changeait rien. Tant que l’affaire ne serait pas résolue, la police ne la laisserait pas tranquille. Comment pouvait-elle imaginer avoir un bébé ?

Elle but le thé qui restait dans sa chope. Comme elle s’y attendait, il était presque froid.

Elle pensa aux trois années qu’elle avait passées ici. Autodidacte en patchwork, elle avait été émerveillée par ses progrès les trois premiers mois. Lorsque Ayané lui avait proposé de devenir son assistante, elle n’avait pas hésité une seconde. Elle était lasse de sa vie d’intérimaire qui la voyait accomplir mécaniquement des missions vides de sens.

Elle tourna les yeux vers l’ordinateur posé dans un coin de la pièce. Ayané et elle utilisaient ses ressources graphiques quand elles réfléchissaient à un motif. Il leur arrivait fréquemment de travailler tard le soir pour décider des coloris, mais cela ne lui avait jamais paru pénible. Une fois qu’elles avaient terminé les études préparatoires, elles allaient acheter les tissus dont elles auraient besoin. Souvent, elles se laissaient séduire par un tissu aux teintes inattendues et tombaient d’accord pour modifier leur projet. En échangeant un sourire mi-figue, mi-raisin.

Oui, Hiromi aimait ce quotidien. Mais il n’existait plus.

Elle secoua la tête. Elle ne se faisait aucune illusion. Tout était sa faute. Elle avait volé le mari de la femme à qui elle devait tant.

Elle avait gardé un souvenir très précis de sa première rencontre avec Yoshitaka Mashiba. Seule dans l’atelier, elle préparait un cours quand Ayané l’avait appelée pour lui demander de dire à l’homme qui allait passer qu’elle serait en retard. Elle ne lui avait pas donné plus de précisions.

Il avait sonné quelques minutes plus tard. Hiromi l’avait fait entrer et lui avait apporté un gobelet de thé vert. Il avait étudié l’atelier des yeux en lui posant des questions, avec le ton calme d’un adulte et la curiosité insatiable d’un petit garçon. Les quelques mots qu’ils avaient échangés lui avaient fait sentir sa vivacité d’esprit.

Arrivée sur ces entrefaites, Ayané avait fait les présentations. Hiromi avait été surprise d’apprendre qu’ils s’étaient rencontrés dans une réception. Elle ignorait qu’Ayané fréquentait ce genre de soirées.

À y repenser, elle avait d’emblée ressenti quelque chose pour lui. Elle se rappelait son frémissement de jalousie quand son professeur lui avait confié que c’était son ami.

Tout aurait peut-être été différent si leur première rencontre ne s’était pas déroulée de cette manière. Elle avait l’impression qu’il n’aurait peut-être rien éveillé en elle s’ils n’avaient pas passé quelques instants seuls ensemble sans qu’elle sache qui il était pour Ayané.

Le léger émoi qu’il avait fait naître en elle n’avait jamais disparu. Après leur mariage, elle avait pris l’habitude de leur rendre souvent visite et cela l’avait rapprochée de Yoshitaka. Il leur arrivait parfois de se retrouver seuls tous les deux.

Hiromi avait bien sûr dissimulé ses sentiments. Le contraire l’aurait embarrassée et elle n’avait aucune envie d’avoir une liaison avec lui. Elle se satisfaisait d’être traitée comme un membre de leur famille.

Malgré les efforts qu’elle faisait pour ne pas montrer son trouble, Yoshitaka avait dû le percevoir. Petit à petit, il avait changé d’attitude à son égard. Quelque chose de différent était apparu dans le regard de grand frère qu’il avait pour elle. Hiromi avait eu le cœur battant quand elle s’en était rendu compte.

Environ trois mois plus tôt, il l’avait appelée à l’atelier un soir où elle y était encore.

— Ayané m’a dit qu’en ce moment vous finissez tard tous les jours. Vous êtes très occupée, non ?

Il l’avait invitée à venir manger un bol de nouilles avec lui. Il travaillait tard ce soir-là et avait envie d’essayer un restaurant dont il avait entendu parler.

Comme elle avait le ventre creux, elle avait immédiatement accepté. Il était venu la chercher en voiture.

Les nouilles du restaurant ne lui avaient pas paru remarquables, peut-être parce qu’elle était seule avec lui. Chaque fois qu’il plongeait ses baguettes dans son bol, son coude la frôlait. Cela, elle ne l’avait pas oublié.

Il l’avait ensuite raccompagnée chez elle.

— J’aimerais que nous puissions recommencer cette expérience, avait-il dit en souriant dans la voiture arrêtée devant l’appartement de Hiromi.

— Moi aussi, quand vous voulez, répondit-elle.

— Merci. Votre présence m’apaise.

— Vraiment ?

— Oui, je suis fatigué en ce moment, continua-t-il en pointant du doigt sa poitrine et sa tête avant de la regarder. Merci pour ce soir. J’ai passé un bon moment.

— Moi aussi.

À peine avait-elle fini de parler qu’il avait posé son bras sur ses épaules. Elle s’était laissé faire, avec le sentiment d’être happée. Il l’avait embrassée comme si cela allait de soi.

Le baiser fini, ils s’étaient séparés en se souhaitant bonne nuit.

Si forte était son excitation qu’elle n’avait pas réussi à trouver le sommeil. Elle n’avait pas conscience d’avoir fait quelque chose de mal. Non, il lui semblait que ce n’était qu’un petit secret.

Elle n’avait pas tardé à se rendre compte de son erreur. L’existence de Yoshitaka avait pris une importance capitale pour elle. Elle pensait à lui sans arrêt, quoi qu’elle fasse.

S’ils n’avaient pas continué à se voir à deux, son obsession n’aurait probablement pas duré. Mais Yoshitaka s’était mis à l’inviter fréquemment. Pour sa part, elle avait pris l’habitude de rester tard à l’atelier même quand elle n’avait rien d’urgent à finir.

Détaché de ses amarres, son cœur flottait à la dérive dans le ciel. Ce n’est qu’après qu’ils étaient devenus amants qu’elle avait compris son crime. Mais ce qu’il lui avait dit avait chassé son angoisse.

Il pensait se séparer d’Ayané.

— Elle sait que le but du mariage pour moi est de fonder une famille. Nous nous sommes promis de divorcer si elle ne tombait pas enceinte pendant notre première année de mariage. Il reste encore trois mois, mais cela ne se produira probablement pas. Je n’ai aucun doute là-dessus.

Si grand était alors l’égoïsme de Hiromi que ces paroles glaciales l’avaient rassurée.

À présent, elle avait conscience de la terrible trahison qu’ils avaient commise. Il était normal qu’Ayané lui en garde rancune.

Peut-être avait-elle tué Yoshitaka. Sa gentillesse vis-à-vis de Hiromi pouvait être une ruse destinée à cacher son crime.

Mais elle avait un alibi. Étant donné que la police ne semblait pas la soupçonner, elle n’avait probablement pas pu commettre le crime.

À part Ayané, quelqu’un avait-il une raison de le tuer ? Cette interrogation la remplissait d’une tristesse particulière. Elle avait conscience de ne presque rien savoir de l’homme dont elle désirait si fort mettre l’enfant au monde.


Kaoru Utsumi portait un tailleur sombre. Elle s’assit sur la chaise occupée par Ayané une trentaine de minutes auparavant et pria Hiromi de l’excuser de la déranger encore une fois.

— Vous pouvez revenir me voir autant que vous voulez mais je doute que cela vous permette de résoudre l’énigme. Je ne connaissais pas très bien M. Mashiba.

— Vous aviez une liaison avec lui, mais vous ne le connaissiez pas bien ?

Les lèvres de Hiromi se crispèrent.

— Je sais quel genre d’homme il était. Mais cela ne vous est pas d’un grand secours dans votre enquête, n’est-ce pas ? Je veux dire que je ne connais ni son passé ni les problèmes qu’il pouvait rencontrer dans son travail.

— Nous avons besoin de savoir quel genre d’homme il était pour progresser dans notre enquête. Aujourd’hui, cependant, je ne suis pas venue vous questionner à ce sujet, mais à propos d’éléments du quotidien.

— D’éléments du quotidien ?

— De son quotidien. Vous êtes la mieux placée pour y répondre.

— Vous ne croyez pas que Mme Mashiba l’est encore mieux que moi ?

Kaoru Utsumi pencha la tête de côté et sourit.

— Je ne pense pas que son avis soit entièrement objectif.

— Que voulez-vous savoir ?

— Vous avez commencé à fréquenter leur maison immédiatement après leur mariage, n’est-ce pas ? Vous y alliez souvent ?

— Cela dépendait des moments. Je dirais une ou deux fois par mois, en moyenne.

— Toujours le même jour ?

— Non. Mais c’était souvent le dimanche. L’atelier est fermé ce jour-là.

— Le dimanche, M. Mashiba était là, j’imagine ?

— C’est exact.

— Vous parliez ensemble tous les trois ?

— Cela nous arrivait, mais il était généralement dans son bureau où il travaillait, même les jours de congé. Et puis j’allais chez eux avant tout pour parler de choses de l’atelier avec Mme Mashiba, et non pour le plaisir, continua-t-elle d’un ton presque agressif.

Cela lui déplaisait que les enquêteurs imaginent qu’elle le faisait pour voir Yoshitaka.

— Et où discutiez-vous avec elle ?

— Dans le salon.

— Exclusivement dans le salon ?

— Oui. Cela change-t-il quelque chose ?

— Vous ne buviez pas de café ou de thé quand vous alliez chez eux ?

— Si, bien sûr.

— C’est vous qui le prépariez ?

— Rarement. Je ne le faisais que si Mme Mashiba ne pouvait le faire parce qu’elle était en train de cuisiner.

— Vous nous avez dit qu’elle vous avait appris à bien faire le café, et que, dimanche matin, vous l’avez préparé selon sa méthode.

— Oui. Vous voulez encore une fois parler du café ? demanda-t-elle en faisant la moue.

Peut-être parce qu’elle était habituée à ce que les personnes qu’elle interroge montrent leur déplaisir, l’inspectrice ne réagit pas.

— Avez-vous ouvert le réfrigérateur pendant le dîner auquel étaient invités les Ikai ?

— Le réfrigérateur ?

— Il devait y avoir des bouteilles d’eau minérale à l’intérieur. Je veux savoir si vous les avez vues.

— Oui, j’en ai vu. Je suis allée en chercher une pendant le dîner.

— Pouvez-vous me dire combien il y en avait à l’intérieur ?

— Je ne m’en souviens pas. Plusieurs.

— Une ou deux ?

— Puisque je vous dis que je ne m’en souviens pas ! Quatre ou cinq, peut-être, parce qu’il y en avait plusieurs, répondit-elle d’un ton excédé.

— Très bien, fit son interlocutrice en hochant la tête, le visage aussi inexpressif qu’un masque de nô. Vous nous avez expliqué être allée dans leur maison ce fameux dimanche parce que M. Mashiba vous avait appelée. L’avait-il déjà fait auparavant ?

— Non. C’était la première fois.

— Pourquoi l’a-t-il fait uniquement ce jour-là ?

— Eh bien… parce qu’Ayané était partie chez ses parents.

— Vous voulez dire qu’il n’en avait jamais eu l’opportunité jusqu’alors ?

— Oui, et probablement aussi parce qu’il voulait me dire qu’elle avait accepté de divorcer.

— Je vois, fit Kaoru Utsumi en hochant la tête. Savez-vous quelque chose de leurs hobbys ?

— De leurs hobbys ? répéta Hiromi en fronçant les sourcils.

— Je veux dire, ce qu’ils aimaient faire ensemble. Du sport, des voyages, des promenades en voiture, par exemple.

Son interlocutrice parut perplexe.

— Il jouait au tennis et au golf, mais pour autant que je sache, Ayané ne pratique aucun sport. Je ne lui connais pas d’autres hobbys que le patchwork et la cuisine.

— Que faisaient-ils de leur temps libre ?

— Je ne connais pas les détails.

— Dites-moi ce que vous savez.

— Mme Mashiba faisait du patchwork. Lui, je crois qu’il regardait des DVD.

— Dans quelle pièce faisait-elle du patchwork ?

— Dans le salon, je pense.

Hiromi ne comprenait pas l’objectif de ces questions et cela la troublait.

— Faisaient-ils des voyages ?

— Ils sont allés à Paris et à Londres immédiatement après leur mariage. Je ne crois pas qu’ils aient fait d’autres voyages depuis. Mais M. Mashiba se déplaçait fréquemment pour son travail.

— Qu’en est-il du shopping ? Vous en faisiez avec elle ?

— Oui, quand nous allions acheter des tissus pour le patchwork.

— Le dimanche ?

— Non, nous le faisions en semaine, avant le début des cours. Nous en achetions de grandes quantités que nous rapportions ensuite à l’atelier.

La jeune policière hocha la tête, et nota quelque chose dans son carnet.

— Je n’ai plus rien à vous demander. Merci d’avoir pris le temps de me répondre.

— Excusez-moi, mais à quoi vont vous servir ces questions ? Je ne vois pas où vous voulez en venir.

— De quelles questions parlez-vous ?

— De toutes. Je ne comprends pas le lien entre ce qui s’est passé et leurs hobbys, ou le shopping.

Une expression incertaine flotta sur le visage de Kaoru Utsumi qu’elle chassa en souriant.

— Ne vous en faites pas pour ça. Nous savons ce que nous avons à faire.

— Vous ne pouvez pas m’en dire plus ?

— Non, et croyez que j’en suis désolée. Mais je dois respecter nos règles, répondit-elle en se levant d’un bond. Toutes mes excuses pour le dérangement, ajouta-t-elle avant de se diriger à grands pas vers la sortie.

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