6

Chez les Mashiba, Mamiya et ses subordonnés avaient fini d’interroger Ayané à qui Kusanagi annonça que son assistante était rentrée chez elle car elle ne se sentait pas bien.

— Ah bon ! Je comprends, le choc a été violent pour elle aussi, dit-elle, le regard vague, en serrant sa tasse de thé entre ses mains.

Elle paraissait abattue. Mais sa posture sur le canapé, le dos bien droit, avait quelque chose de sévère qui faisait sentir sa force de caractère.

Une sonnerie de portable retentit à l’intérieur de son sac. Ayané l’ouvrit et chercha des yeux l’assentiment de Mamiya, qui le lui donna d’un hochement de tête.

Elle vérifia d’où provenait l’appel avant d’y répondre.

— Allô… Non, tu ne me déranges pas… Il y a des policiers chez nous… Je ne sais pas encore. Il était tombé dans le salon… D’accord, je vous appellerai quand je le saurai… Oui, dis à papa de ne pas se faire de souci… Bon, alors à bientôt, conclut-elle avant de raccrocher et de préciser à l’intention de Mamiya : C’était ma mère.

— Vous lui avez raconté ce qui est arrivé ? demanda Kusanagi.

— Je leur ai juste dit qu’il était mort subitement. Ils aimeraient avoir plus de détails, mais je ne savais que lui répondre… dit Ayané en se tenant le front.

— Vous avez prévenu la société de votre mari ?

— J’ai appelé le conseil juridique ce matin avant de prendre l’avion. C’est ce M. Ikai dont je vous ai parlé.

— Celui que vous aviez invité à dîner vendredi soir ?

— Oui. Cela ne va pas être facile pour les employés de se retrouver soudain sans patron, mais je ne peux rien pour eux…

Elle fixa un point dans le vide, l’air préoccupée. Malgré les grands efforts qu’elle faisait pour se montrer forte, son désarroi était visible. Kusanagi aurait aimé pouvoir la soutenir.

— Vous ne croyez pas que vous feriez mieux de demander à une amie ou à une parente de venir vous tenir compagnie jusqu’à ce que votre assistante aille mieux ? Je suis sûr que vous en auriez besoin.

— Ne vous faites pas de souci pour moi, ça va aller. De toute manière, vous préférez sans doute que personne ne vienne ici aujourd’hui, non ? demanda-t-elle à Mamiya.

L’air embarrassé, il regarda Kusanagi.

— Les techniciens doivent repasser cet après-midi. Mme Mashiba est d’accord.

Elle n’aurait pas le temps de sombrer dans le chagrin. Kusanagi inclina la tête en silence.

Mamiya se leva et s’approcha de la veuve.

— Nous sommes désolés de vous avoir importunée. Kishitani va rester ici, n’hésitez pas à faire appel à lui si vous avez besoin de quoi que ce soit.

Ayané le remercia d’une petite voix.

Sitôt que Mamiya franchit la porte d’entrée avec Kusanagi et Utsumi, il se tourna vers eux pour leur demander comment tout s’était passé.

— Hiromi Wakayama a reconnu qu’elle et Yoshitaka Mashiba avaient une liaison. Depuis environ trois mois. Elle ne croit pas que quelqu’un d’autre ait été au courant.

Les narines de Mamiya se gonflèrent en entendant cela.

— Donc la tasse de l’évier…

— Ils s’en sont servis dimanche matin. C’est elle qui avait fait le café. Elle n’a rien remarqué de spécial à ce moment-là.

— Par conséquent le poison aurait été introduit plus tard ? s’interrogea Mamiya, une main sur son menton mal rasé.

— Mme Mashiba avait-elle quelque chose à vous dire ? demanda Kusanagi.

Son supérieur fit non de la tête, l’air sombre.

— Rien de particulier. Je ne suis pas sûr qu’elle ait remarqué l’infidélité de son mari. Je lui ai pourtant demandé assez directement ce qu’elle avait à nous dire sur la présence d’autres femmes dans la vie de son époux. Elle s’est montrée surprise et nous a dit qu’il n’y en avait pas. Elle ne semblait pas émue. Je n’ai pas eu l’impression qu’elle simulait. Si je me trompe, c’est une grande actrice.

Kusanagi regarda sa collègue à la dérobée. Selon elle, les sanglots d’Ayané en étreignant Hiromi Wakayama relevaient de la comédie. Il se demandait comment elle allait réagir. Mais elle demeura impassible, le stylo à la main, prête à prendre des notes.

— Vous pensez que nous devons lui parler de la liaison de son mari ? demanda-t-il à Mamiya qui fit immédiatement non de la tête.

— Nous n’avons pas à le faire. Cela ne fera pas avancer l’enquête. Vous allez la voir souvent, faites attention à ce que vous lui racontez.

— Vous voulez dire que nous devons le lui cacher ?

— Non, mais nous n’avons aucune raison de lui en parler. Si elle le découvre toute seule, nous n’y pouvons rien. Si tant est qu’elle ne le sache pas déjà, ajouta-t-il en sortant un papier de sa poche. Je veux que vous alliez voir ces gens-là.

Il y avait noté le nom de Tatsuhiko Ikai, son numéro de téléphone et son adresse.

— Renseignez-vous sur le dîner de vendredi et l’état de M. Mashiba à ce moment-là.

— Étant donné ce que je viens d’apprendre, j’imagine que ce monsieur doit être fort occupé avec les affaires de son ami.

— N’oublie pas qu’il a une femme. Téléphonez-lui et allez la voir. Mme Mashiba m’a dit qu’elle a eu un bébé il y a deux mois. Et elle m’a prié de ne pas la questionner trop longtemps, car le bébé fatigue beaucoup cette dame.

Ayané avait deviné que la police allait questionner les Ikai. L’idée qu’elle se préoccupait de la fatigue de son amie à un moment pareil émut Kusanagi.

Kaoru Utsumi et lui se dirigèrent vers la résidence des Ikai dans la voiture qu’elle conduisait. Il appela Mme Ikai en route. La voix de Yukiko Ikai se tendit en apprenant que la police souhaitait la rencontrer. Il dut lui répéter plusieurs fois qu’ils ne lui poseraient que quelques questions avant qu’elle accepte de les rencontrer. Elle ne pourrait les recevoir qu’une heure plus tard. Kusanagi et sa collègue décidèrent d’attendre dans un café.

— Pour en revenir à ce dont nous parlions tout à l’heure, tu penses vraiment que Mme Mashiba savait que son mari la trompait ? demanda Kusanagi en buvant une gorgée de chocolat, boisson qu’il avait choisie parce qu’il avait pris un café en interrogeant Hiromi Wakayama.

— J’en ai le sentiment.

— Et tu le penses aussi ?

Kaoru Utsumi observa le contenu de sa tasse à café en silence.

— Si tu as raison, pourquoi ne s’en prenait-elle pas à son mari ou à son assistante ? Elle a invité Hiromi Wakayama à ce dîner qu’elle donnait pour les Ikai ! Normalement, elle n’aurait pas dû, non ?

— C’est vrai qu’une telle découverte ferait probablement perdre son calme à une femme ordinaire.

— Tu ne la prends pas pour quelqu’un d’ordinaire, si je comprends bien.

— Il est trop tôt pour en avoir la certitude, mais je la crois intelligente. Intelligente et résistante.

— Et parce qu’elle est résistante, elle pouvait supporter l’infidélité de son mari ?

— Elle comprenait qu’elle n’avait rien à gagner à se mettre en colère et à s’en prendre à lui. Cela aurait pu lui faire perdre deux choses importantes pour elle : un mariage stable et paisible, et une excellente assistante.

— Elle n’aurait pas pu garder éternellement auprès d’elle la maîtresse de son mari. Mais que vaut un mariage qui n’est qu’une façade ?

— Chacun a son propre sens des valeurs. Les choses auraient été différentes si elle avait souffert de violences conjugales, mais les Mashiba devaient bien s’entendre, puisqu’ils invitaient des amis chez eux. En tout cas superficiellement. Elle n’avait aucun souci matériel et pouvait se consacrer à son cher patchwork – je ne la crois pas stupide au point de risquer de perdre cette vie sur un coup de tête. J’imagine qu’elle s’est dit qu’elle pourrait peut-être tout garder si elle patientait jusqu’à la fin de la liaison entre son mari et son assistante.

Elle n’avait pas l’habitude de se montrer si prolixe, et elle ajouta, peut-être parce qu’elle pensait s’être exprimée trop fermement :

— C’est comme ça que je vois les choses, mais je peux me tromper.

Kusanagi but son chocolat et fit la grimace car il était trop sucré. Il se jeta sur son verre d’eau.

— J’ai du mal à la croire si calculatrice.

— Elle ne l’est pas. Il s’agit de l’instinct de conservation qui caractérise les femmes intelligentes.

Kusanagi s’essuya la bouche du revers de la main et dévisagea sa jeune collègue.

— Toi aussi, tu l’as ?

Elle secoua la tête avec un sourire contraint.

— Non. Je pense que je me mettrais en colère si j’apprenais qu’on me trompe, sans penser aux conséquences.

— Je plains l’homme qui subirait ta colère. Mais je n’y comprends rien. Comment une femme peut-elle continuer à vivre paisiblement si elle sait que son époux la trompe ?

Il consulta sa montre. Une demi-heure s’était écoulée depuis qu’il avait parlé avec Yukiko Ikai.

La demeure des Ikai n’avait rien à envier à celle des Mashiba. Elle disposait d’un espace couvert pour les voitures des invités, ce qui évita à Kaoru Utsumi d’avoir à utiliser un parking payant.

Yukiko Ikai n’était pas seule. Son mari l’avait rejointe. Il leur expliqua qu’il était rentré en toute hâte en apprenant que des policiers allaient leur rendre visite.

— Cela ne vous a pas posé de problème d’emploi du temps ? demanda Kusanagi.

— Non, j’ai d’excellents collaborateurs. Mais je crains les questions de mes clients au sujet de cette affaire. J’espère que vous arriverez à la résoudre rapidement, cela m’aiderait, déclara-t-il en scrutant les deux inspecteurs. De quoi s’agit-il ? Que s’est-il passé ?

— Yoshitaka Mashiba est mort chez lui.

— Je suis au courant. Et j’imagine que si vous êtes ici, c’est qu’il ne s’agit ni d’un accident ni d’un suicide.

Kusanagi soupira discrètement. Il avait affaire à un avocat qui ne se satisferait pas d’explications approximatives et pourrait sans doute, s’il le souhaitait, obtenir des informations d’une autre source.

Après lui avoir demandé de ne pas en parler à d’autres personnes, il lui apprit que la mort était due à un empoisonnement à l’arsenic, poison que l’on avait trouvé dans le café bu par la victime.

Yukiko, assise à côté de son mari sur le canapé en cuir, les écoutait, le visage entre les mains. Ses yeux étaient rouges. Elle était un peu ronde mais Kusanagi, qui ne l’avait jamais vue, ne pouvait déterminer si c’était parce qu’elle avait eu un enfant récemment.

Ikai se passa la main dans les cheveux qu’il avait légèrement ondulés, probablement grâce à une permanente.

— Je m’en doutais un peu. En apprenant qu’elle avait été prévenue par la police, et qu’il y aurait une autopsie, je me suis dit qu’il ne s’agissait probablement pas d’une mort naturelle. Et la perspective d’un suicide est exclue.

— Mais vous pouvez envisager un meurtre ?

— Oui, parce que personne ne peut comprendre ce que les gens ont dans la tête. Mais un empoisonnement…

— Savez-vous si quelqu’un avait des griefs contre lui ?

— Si vous me demandiez s’il n’a jamais eu de conflits professionnels, je ne pourrais pas vous répondre non. Mais je ne peux pas imaginer qu’un conflit professionnel ait pu aboutir à un meurtre. D’autant plus que s’il avait eu de graves ennuis avec quelqu’un, c’est moi qui aurais été aux premières loges, et pas lui ! s’exclama-t-il en se frappant le torse du bout des doigts.

— Et sur le plan privé ? M. Mashiba n’avait pas d’ennemis ?

Ikai s’appuya au dossier du canapé et croisa les bras.

— Je n’en sais rien. Nos relations professionnelles étaient excellentes, mais nous avions pour règle de ne pas discuter de notre vie privée.

— Pourtant, il vous invitait chez lui ?

Ikai secoua la tête, sans dissimuler une légère exaspération.

— Oui, parce que c’était la meilleure façon de nous voir en dehors du travail. Les gens occupés comme nous ont besoin de détente pour compenser le stress.

Il voulait apparemment leur faire comprendre que des hommes de leur trempe n’avaient pas de temps à perdre à boire avec leurs amis.

— Et vous n’avez rien remarqué de particulier pendant ce dîner ?

— Si vous me demandez si j’ai remarqué quelque chose qui pouvait annoncer ce qui allait arriver, ma réponse est non. Nous avons passé un moment très agréable et très satisfaisant. Il fronça les sourcils et reprit : Dire que c’était il y a trois jours seulement et qu’il n’est plus de ce monde…

— M. Mashiba ne vous a pas dit qu’il devait rencontrer quelqu’un samedi ?

— Non, répondit-il avant de se tourner vers sa femme.

— Tout ce que je sais est qu’Ayané devait aller passer quelques jours chez ses parents.

Kusanagi se gratta la tempe du bout de son crayon. Il avait l’impression qu’il n’apprendrait rien d’utile de ces deux personnes.

— Vous vous rencontriez souvent de cette manière ? demanda Kaoru Utsumi.

— Une fois tous les deux ou trois mois.

— C’était toujours chez les Mashiba ?

— Nous les avons invités ici peu de temps après leur mariage. Mais depuis, nous nous sommes vus chez eux, parce que ma femme était enceinte.

— Vous connaissiez Mme Mashiba avant son mariage avec lui ?

— Oui. J’étais avec lui quand ils se sont rencontrés.

— Vraiment ?

— Oui, c’était lors d’une réception, à laquelle elle aussi était invitée. Ils ont commencé à se fréquenter à partir de ce moment-là.

— Cela remonte à quand ?

— Eh bien… commença Ikai en inclinant la tête. Il y a environ un an et demi, je pense. Non, un peu moins que ça.

— Ils se sont mariés il y a un an, non ? Ils se sont décidés rapidement ! ne put s’empêcher de s’exclamer Kusanagi.

— Ce n’est pas faux.

— M. Mashiba voulait des enfants, expliqua Yukiko Ikai. Ne pas rencontrer une femme capable de lui en donner commençait à le préoccuper.

— Ils n’ont pas à le savoir ! la fustigea son mari en dévisageant les deux enquêteurs. Je ne vois pas le rapport entre leur rencontre ou leur mariage et ce qui vous amène ici.

— Pourtant il y en a un, le contredit Kusanagi en levant la main. Pour l’instant, nous n’avons aucune piste et nous sommes en quête d’informations sur leur couple.

— Ah bon… Je comprends votre désir d’en rassembler dans le cadre de votre enquête, mais moins votre intérêt pour ce genre de détails, fit Ikai en leur lançant un regard légèrement méfiant, qui leur rappela qu’il était avocat.

— Je le conçois, fit Kusanagi en inclinant la tête avant de la relever pour le regarder droit dans les yeux. Ce que je vais vous demander risque de vous choquer. Mais je dois le faire et j’espère que vous ne le prendrez pas mal. Je vous serais très reconnaissant de bien vouloir me dire ce que vous avez fait ce week-end.

Ikai hocha la tête en faisant la moue.

— Vous voulez savoir si nous avons un alibi. C’est une question que vous devez nous poser, commenta-t-il en sortant son agenda de sa poche.

Il avait passé la journée de samedi à travailler à son bureau, et il avait ensuite dîné avec un client. Le lendemain, il avait joué au golf avec un autre client pour revenir chez lui vers vingt-deux heures. Sa femme était restée chez elle, et le dimanche, ses parents, ainsi que sa sœur, lui avaient rendu visite.


Les policiers chargés de l’enquête tinrent une réunion ce soir-là au commissariat de Meguro. Le responsable de la première division du bureau des enquêtes criminelles de la police métropolitaine de Tokyo l’ouvrit en déclarant que la présence d’arsenic dans le marc de café du filtre utilisé rendait hautement vraisemblable l’hypothèse d’un meurtre. Si la victime s’était suicidée, le poison n’aurait pas été mélangé au café, et si d’aventure il avait choisi ce moyen, il l’aurait plutôt mélangé au café déjà préparé.

Comment le poison avait-il été introduit dans le café moulu ? Les techniciens de la police scientifique firent un rapport sur leurs analyses, qui ne leur avaient pas permis d’apporter une réponse à cette question.

Ils avaient effectué une deuxième visite chez les Mashiba dans l’après-midi, pour s’assurer que les aliments, boissons et épices, ainsi que la vaisselle de la maison, ne contenaient pas de poison. Ce travail qui était à présent terminé à quatre-vingts pour cent ne leur avait pas permis d’en trouver. La probabilité qu’il apparaisse dans les vingt pour cent restants leur paraissait faible.

L’auteur du crime avait dû viser spécifiquement le café. Deux méthodes étaient possibles. Soit il en avait introduit dans le café moulu, le filtre ou la tasse, soit il l’avait fait au moment où le café avait été préparé. Pour l’heure, il était impossible de dire quelle méthode avait été utilisée. Aucune trace d’arsenic n’avait été retrouvée sur les lieux, et aucun élément ne confirmait ni n’infirmait la présence d’un tiers au moment où M. Mashiba avait préparé le café.

L’enquête de voisinage n’avait rien donné. Personne n’avait remarqué si M. Mashiba avait eu de la visite ce jour-là. Il y avait peu de passage dans ce quartier résidentiel dont les habitants n’avaient pas pour habitude de s’intéresser à leurs voisins, à moins qu’ils ne les dérangent. Par conséquent, qu’aucun visiteur n’ait été observé ne signifiait pas que personne n’était venu chez M. Mashiba.

Kusanagi fit un rapport sur les informations que lui avaient permis de recueillir ses conversations avec Mme Mashiba et les Ikai. Il respecta la consigne donnée par Mamiya avant la réunion de passer sous silence la liaison entre la victime et Hiromi Wakayama. Son chef en avait bien sûr parlé au responsable de la première division d’enquêtes. Le sujet était sensible et le supérieur de Mamiya avait décidé de n’en informer que quelques enquêteurs, tant qu’il n’aurait pas été établi que cet élément était pertinent pour l’enquête. Il craignait probablement que les médias ne le découvrent et ne s’en fassent l’écho.

Mamiya convoqua Kusanagi et Kaoru Utsumi une fois la réunion terminée.

— Je veux que vous alliez à Sapporo demain, dit-il en les dévisageant successivement.

Kusanagi comprit immédiatement l’intention de son chef.

— Pour vérifier l’alibi de Mme Mashiba ?

— Exactement. Son mari qui la trompait a été assassiné. Il est logique de suspecter sa femme et sa maîtresse. La maîtresse n’a pas d’alibi. Nous devons vérifier celui de sa femme. Mon supérieur m’a ordonné de le faire rapidement. Vous partirez demain matin et rentrerez demain soir. Je vais faire en sorte que la police de Hokkaido vous fournisse sa collaboration.

— Mme Mashiba nous a dit qu’elle avait passé la nuit dans une source thermale. Je pense qu’il faut y aller aussi.

— Il s’agit de Jozankei, à une heure de voiture de Sapporo. Ses parents habitent l’arrondissement de Nishi. Si l’un de vous va chez eux, et l’autre à l’hôtel où elle a passé la nuit, vous n’en aurez que pour une demi-journée.

Kusanagi acquiesça à contrecœur. Mamiya n’avait visiblement pas l’intention de leur faire cadeau d’une nuit d’hôtel dans une source thermale.

— Utsumi, tu as quelque chose à ajouter ? demanda Mamiya.

Kusanagi jeta un coup d’œil à sa collègue qui serrait les lèvres avec une expression ambiguë.

— Vous pensez que vérifier son alibi pour cette période suffit ?

— Que veux-tu dire par là ? Précise ta pensée ! lui ordonna Mamiya.

— Mme Mashiba est partie de Tokyo samedi matin, et elle y est revenue lundi matin. Je ne sais pas si vérifier son alibi pour cette période suffit.

— Tu ne le penses pas ?

— Je n’en suis pas sûre. Dans la mesure où nous ignorons comment et à quel moment le poison a été introduit, je me demande si nous pouvons conclure qu’elle ne fait plus partie des suspects parce qu’elle a un alibi pour cette période.

— Nous ignorons comment cela a été accompli, mais nous savons à quel moment, fit Kusanagi. Hiromi Wakayama a bu du café avec Yoshitaka Mashiba dimanche matin. Le café était normal. Le poison a été introduit ensuite.

— Cette conclusion est-elle valide ?

— Elle ne le serait pas ? À quel autre moment le poison aurait-il pu être introduit ?

— Eh bien… je n’ai pas de réponse à cette question.

— Tu penses que Hiromi Wakayama ment ? demanda Mamiya. Et qu’elle aurait agi de concert avec Mme Mashiba ? Cela me paraît peu vraisemblable.

— Je n’y crois pas non plus.

— Dans ce cas, où est le problème ? fit Kusanagi d’un ton irrité. Il suffit d’établir son alibi pour samedi et dimanche. Non, je fais erreur : si elle a un alibi pour dimanche, elle ne peut pas être suspecte. Tu n’es pas d’accord ?

— Si, si, entièrement, fit sa collègue en hochant la tête. Mais je ne suis pas certaine qu’il n’y ait pas d’autre possibilité. Comme par exemple un mécanisme par lequel il aurait lui-même mis le poison.

Kusanagi fronça les sourcils.

— Qu’elle l’ait poussé à se suicider ?

— Non, pas du tout. Elle ne lui aurait pas dit qu’il s’agissait de poison, mais elle aurait pu lui expliquer que c’était un moyen d’améliorer le goût du café.

— Un moyen d’améliorer le goût du café ?

— Comme le garam masala pour le riz au curry. Le curry est meilleur si on en met un peu dans la sauce avant de la manger. Elle aurait pu le lui confier en lui indiquant comment s’en servir. Il ne l’aurait pas utilisé quand Mlle Wakayama était là, mais il s’en serait souvenu quand il était seul… Ça te paraît forcé ?

— Oui. Et absurde, répondit sèchement son collègue.

— Vraiment ?

— Je n’ai jamais entendu parler d’une poudre qui donne meilleur goût au café. Je doute que M. Mashiba ait pu croire à une telle histoire. Et s’il l’avait fait, il en aurait parlé à Hiromi Wakayama, non ? Il a discuté avec elle de la bonne façon de faire du café. De plus, si tu avais raison, cet ingrédient caché aurait laissé une trace. Il est question d’arsenic, donc de poudre, donc d’un sachet. On n’en a pas retrouvé sur les lieux du crime. Qu’as-tu à répondre à cela ?

Kaoru Utsumi hocha légèrement la tête en entendant les arguments de son collègue.

— Rien, à mon grand regret. Je pense que tu as raison. Mais en même temps, je n’arrive pas à m’ôter de la tête qu’il doit exister un moyen.

Kusanagi soupira en regardant son profil.

— Tu veux que je fasse confiance à ton instinct féminin, c’est ça ?

— Absolument pas. Mais le fait est que les femmes ne pensent pas comme les hommes…

— Stop ! fit Mamiya, avec une expression lasse. Je n’ai rien contre les discussions, à condition qu’elles soient productives. Utsumi, tu soupçonnes Mme Mashiba ?

— Je n’ai pas de certitude absolue, mais…

Kusanagi eut envie de lui asséner : « C’est ton instinct, sans doute », mais il se retint.

— Sur quelles bases ? demanda Mamiya.

— Les flûtes à champagne, répondit-elle après avoir pris une profonde inspiration.

— Les flûtes à champagne ? Comment ça ?

— Quand nous sommes arrivés là-bas, il y en avait qui séchaient dans l’évier. Cinq en tout, commença-t-elle en regardant son collègue. Tu t’en souviens ?

— Oui. Elles avaient servi pendant le dîner du vendredi.

— Normalement, elles sont rangées dans un meuble du salon. J’ai remarqué un espace vide leur correspondant dimanche soir.

— Et alors ? coupa Mamiya. Je dois être idiot, car je ne vois pas où est le problème.

Kusanagi partageait son incompréhension. Il regarda le profil volontaire de sa collègue.

— Pourquoi Mme Mashiba ne les a-t-elle pas rangées avant de partir ?

— Quoi ? s’exclama Kusanagi.

Mamiya posa la même question une seconde plus tard.

— Je ne vois pas comment le fait qu’elles aient ou non été rangées a de l’importance, ajouta Kusanagi.

— D’ordinaire, elle devait les ranger. Vous avez dû remarquer l’ordre qui règne dans le buffet, si rigoureux qu’on en devinait immédiatement la place de ces coupes. À mon avis, une personne comme elle ne supporte pas que les choses ne soient pas à leur place. Ce qui rend incompréhensible la présence des flûtes dans l’évier.

— Elle a pu oublier, non ?

La jeune femme secoua vigoureusement la tête en l’entendant.

— C’est impossible.

— Pourquoi ?

— Je ne dis pas qu’elle aurait pu ne pas y penser un jour ordinaire. Mais pas quand elle savait qu’elle allait s’absenter quelques jours. Cela me semble rigoureusement impossible.

Kusanagi et Mamiya échangèrent un regard. Mamiya semblait surpris. Kusanagi devinait que son propre visage exprimait le même étonnement. Ils n’avaient ni l’un ni l’autre prêté attention au point dont elle venait de leur parler.

— Je ne peux envisager qu’une seule explication, continua la jeune inspectrice. Elle avait prévu qu’elle ne serait pas absente longtemps. Elle a dû se dire qu’elle n’aurait qu’à les ranger à son retour.

Mamiya s’adossa au dossier de sa chaise et croisa les bras. Il leva ensuite les yeux vers Kusanagi.

— As-tu une objection à faire à ta jeune collègue ?

Kusanagi se gratta le front. Aucun argument ne lui vint à l’esprit.

— Pourquoi ne nous en as-tu pas parlé plus tôt ? Tu y as pensé dès hier soir, non ? demanda-t-il.

Elle pencha la tête sur le côté et esquissa un sourire, manifestant un embarras rare chez elle.

— Je craignais de m’entendre dire que j’attachais trop d’importance aux détails. Et j’ai pensé que si elle était coupable, on trouverait autre chose. Je vous présente mes excuses.

Mamiya soupira vigoureusement, avant de se tourner vers Kusanagi.

— Nous devons changer d’attitude. À quoi peut nous servir d’avoir à présent une femme dans notre équipe si l’ambiance qui y règne l’empêche de s’exprimer ?

— Ce n’est pas du tout mon sentiment, s’empressa de bredouiller Kaoru Utsumi, mais son chef l’arrêta de la main.

— Si tu as quelque chose à dire, tu dois le faire sans crainte. Que tu sois une femme ou la dernière arrivée chez nous n’a aucune importance. Je vais informer ma hiérarchie de ta déduction. Il ne faut pas que ça te monte à la tête. Je suis d’accord, le fait que Mme Mashiba n’ait pas rangé ces verres est bizarre. Pourtant cela ne prouve rien. Et ce que nous cherchons, ce sont précisément des preuves. Je vous donne l’ordre de vous mettre en quête d’éléments qui établissent l’alibi de Mme Mashiba. Vous n’avez pas besoin de penser à l’usage qui en sera fait. Vous m’avez compris ?

Kaoru Utsumi baissa les yeux et battit des cils.

— Oui, chef, répondit-elle ensuite en le regardant.

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