12

Debout devant le bureau, Tatsuhiko Ikai tenait son portable de la main gauche. Il avait dans l’autre le combiné de son fixe et parlait à son correspondant.

— Oui, je voudrais que vous le fassiez. L’article 2 du contrat le précise, il me semble… Oui, bien sûr, nous allons nous occuper de ce point… Très bien. Je compte sur vous, dit-il et il raccrocha pour coller son portable à son oreille.

— Toutes mes excuses. Je viens d’en parler à l’autre partie qui est d’accord… Bien, donc vous agirez comme nous en sommes convenus l’autre jour… Oui, c’est noté.

Sans prendre le temps de s’asseoir, il commença à griffonner quelque chose sur un bloc-note qui se trouvait sur le bureau utilisé jusqu’à il y a peu par Yoshitaka Mashiba.

Il mit la feuille dans sa poche et leva les yeux vers Kusanagi.

— Désolé de vous avoir fait attendre.

— Vous avez fort à faire.

— Ce ne sont que des détails. Avec la disparition soudaine du PDG, ses subordonnés donnent des ordres contradictoires. Mashiba se comportait en autocrate, j’en étais préoccupé, j’aurais dû m’occuper de remédier à cela, déplora Ikai en s’asseyant en face de Kusanagi.

— Vous le remplacez pour l’instant ?

— Pas du tout ! s’écria Ikai en accompagnant sa dénégation d’un mouvement du bras. Je n’ai pas l’étoffe d’un dirigeant. Ce n’est pas donné à tout le monde. Tirer les ficelles dans l’ombre me convient beaucoup mieux. J’ai l’intention de nommer un successeur rapidement. Donc… Il s’interrompit sans quitter Kusanagi des yeux. Imaginer que j’ai tué Mashiba pour le remplacer n’a pas de sens.

Il esquissa un sourire en voyant Kusanagi écarquiller les yeux.

— Pardonnez-moi cette plaisanterie de très mauvais goût. J’ai perdu un ami, mais j’ai tellement à faire que je n’ai pas le temps de le réaliser, et cela me rend irritable.

— Je suis navré de vous déranger à un tel moment.

— Pas du tout, je souhaite que l’enquête progresse vite. Il y a du neuf depuis la dernière fois que nous nous sommes parlé ?

— Oui, nous commençons à y voir plus clair. Nous savons par exemple comment le poison a été introduit dans le café.

— Cela m’intéresse.

— Saviez-vous que M. Mashiba se souciait beaucoup de sa santé et ne buvait pas d’eau du robinet ?

Ikai pencha la tête sur le côté.

— Vous attribuez cela à sa préoccupation pour sa santé ? Moi non plus, je n’en bois pas. Depuis plusieurs années.

Kusanagi fut décontenancé. Cela semblait aller de soi pour les riches.

— Vraiment ?

— Je ne sais pas exactement pourquoi, d’ailleurs. Je n’ai jamais pensé que l’eau du robinet avait mauvais goût. Je suis peut-être une victime des producteurs d’eau en bouteille. Disons que c’est devenu une habitude, dit-il en relevant le menton comme s’il venait de penser à quelque chose. Le poison aurait été mélangé à l’eau ?

— Nous n’en sommes pas absolument certains, mais c’est possible. Au moment du dîner, vous avez bu de l’eau minérale ?

— Oui, bien sûr ! En grande quantité ! Et ce serait l’eau qui…

— Nous avons appris que M. Mashiba s’en servait aussi pour faire du café. Le saviez-vous ?

— Oui, il me l’avait dit. Ikai hocha la tête. D’où le poison dans le café ?

— Le problème est d’établir à quel moment le coupable l’y a mis. Voilà pourquoi je voulais vous demander si vous pouvez penser à quelqu’un qui serait venu le voir en secret le dimanche.

Ikai lui jeta un regard scrutateur. Il avait compris le sens de la question.

— En secret ?

— Oui. Pour l’instant, nous ne savons pas encore s’il a eu de la visite ce jour-là. Quelqu’un aurait pu venir discrètement. À condition que M. Mashiba l’ait voulu.

— Autrement dit, il aurait pu laisser entrer chez lui une autre femme pendant l’absence de son épouse ?

— Nous n’excluons pas non plus cette possibilité.

Ikai décroisa les jambes et se pencha légèrement en avant.

— Vous ne voulez pas me parler franchement ? Je comprends la confidentialité de votre enquête, mais comme vous le savez, je ne suis pas non plus un amateur. Je sais garder un secret. Cela me permettrait d’être plus direct.

Kusanagi se tut parce qu’il ne voyait pas où son interlocuteur voulait en venir.

— Vous avez sans doute découvert que Mashiba avait une maîtresse, non ? reprit Ikai en s’adossant à nouveau au dossier.

Kusanagi hésita. Il n’avait pas prévu qu’Ikai aborderait ce sujet.

— Que savez-vous exactement ? demanda-t-il prudemment.

— Mashiba s’en est ouvert à moi il y a quelques semaines. Il m’a dit qu’il envisageait de changer bientôt de partenaire. J’ai eu l’impression qu’il avait une autre femme dans sa vie, expliqua-t-il en le regardant dans le blanc des yeux. Mais la police doit le savoir. Vous êtes ici parce que vous le savez. Je me trompe ?

Kusanagi se gratta le front. Il sourit à contrecœur.

— Non. M. Mashiba avait une autre femme dans sa vie.

— Je ne vous demande pas de me dire son nom, même si j’ai mon idée là-dessus.

— Vous l’avez deviné ?

— En procédant par élimination. Mashiba avait pour principe de ne pas s’intéresser aux hôtesses de bar, ni aux femmes qu’il rencontrait dans sa vie professionnelle. Cela ne laissait qu’une seule possibilité, dit-il avant de soupirer. Donc, je ne me suis pas trompé. Je ne pourrai pas en parler à ma femme.

— Nous savons que cette femme est venue chez lui pendant le week-end parce qu’elle nous l’a dit. Ce que je voulais savoir, c’est s’il est possible qu’elle n’ait pas été la seule.

— Que, pendant l’absence de son épouse, il ait eu la visite de deux femmes ? Quel luxe ! jeta-t-il en se balançant. Mais c’est impossible. Mashiba fumait cigarette sur cigarette, mais il n’était pas du genre à fumer deux cigarettes en même temps.

— Que voulez-vous dire ?

— Il changeait souvent de partenaire, mais n’en avait jamais deux à la fois. J’imagine que s’il avait une maîtresse, il délaissait sa femme. Je parle de ce que vous savez. Il m’avait dit qu’il était encore un peu trop jeune pour faire l’amour uniquement pour le plaisir.

— Vous voulez dire qu’il le faisait pour avoir un enfant ?

— Dans une certaine mesure, oui, répondit Ikai en faisant la moue.

Kusanagi se souvint que Hiromi Wakayama était enceinte.

— Êtes-vous en train de me dire qu’il s’était marié d’abord pour avoir des enfants ?

Ikai se renversa en arrière et s’immobilisa.

— Non pas d’abord, mais uniquement pour cela. Avant même de se marier, il me parlait souvent de son envie de devenir père. Et il a mis beaucoup d’énergie à trouver la femme qui lui convenait. Il a eu beaucoup de femmes dans sa vie, les gens le prenaient peut-être pour un play-boy, mais en réalité il cherchait la femme idéale. Celle qui serait la mère de ses enfants.

— Il ne se préoccupait pas du tout de savoir si c’était la femme idéale pour devenir son épouse ?

Ikai haussa les épaules.

— Mashiba ne cherchait pas une épouse. Quand il m’a appris qu’il envisageait de changer de partenaire, voici ce qu’il m’a dit : Je veux une femme qui me fasse des enfants, et non une femme de ménage ou un bibelot de prix.

Kusanagi ne put s’empêcher d’écarquiller les yeux.

— Il aurait eu des ennuis avec les femmes s’il l’avait dit tout haut ! Une femme de ménage, passe encore, mais un bibelot…

— Je me suis servi de ce mot par égard pour la dévotion d’Ayané. C’était une épouse parfaite. Elle a arrêté toutes ses activités extérieures pour se consacrer à son foyer. Quand Mashiba était chez lui, elle y était aussi, toujours assise sur le canapé du salon, un ouvrage de patchwork à la main, prête à satisfaire ses moindres désirs. Mais cela n’avait aucune valeur à ses yeux. Je crois qu’une femme qui ne lui donnait pas d’enfants était pour lui une présence aussi superflue qu’un bibelot.

— Ce sont des mots terribles. Pourquoi tenait-il tant à devenir père ?

— Eh bien… Je ne peux pas dire que je ne voulais pas d’enfant, mais c’était moins important que pour lui. Maintenant que je suis père, je suis fou du bébé, reconnut-il en souriant avant d’ajouter, le visage sérieux, je pense que c’était lié à son histoire personnelle.

— Que voulez-vous dire ?

— Vous n’ignorez pas, j’imagine, qu’il n’a ni parents ni famille ?

— Oui, nous l’avons appris, fit Kusanagi en hochant la tête.

— Ses parents ont divorcé quand il était encore petit. C’est à son père, un homme qui travaillait beaucoup et passait très peu de temps chez lui, qu’il a été confié. Il me semble que ce sont ses grands-parents paternels qui l’ont élevé, mais ils sont morts quand il était encore jeune. Son père est décédé d’une attaque cérébrale quand Mashiba avait une vingtaine d’années. Voilà comment il s’est retrouvé seul au monde assez tôt dans la vie. Grâce à son héritage, il n’a jamais connu de problèmes matériels et il a pu fonder sa propre entreprise, mais il n’a jamais eu de vie de famille normale.

— D’où son désir de devenir père…

— Je pense qu’il voulait connaître les liens du sang. Parce qu’une épouse ou une maîtresse, quel que soit l’amour que vous leur portez, reste quelqu’un qui n’est pas du même sang que vous.

Ikai avait parlé avec une certaine froideur. Peut-être voyait-il les choses de la même manière. Cela renforçait la portée de ses mots aux oreilles de Kusanagi.

— L’autre jour, vous nous avez dit que vous étiez présent quand M. Mashiba a fait connaissance avec Mme Mashiba. Lors d’une réception ou d’un événement du même genre…

— C’est exact. Il s’agissait d’une réception dont le but officiel était de rassembler des personnes de divers milieux professionnels afin de faciliter les échanges entre eux, mais en réalité, les participants étaient là pour rencontrer quelqu’un d’un niveau correspondant au leur, en vue du mariage. Moi, j’étais déjà marié à l’époque, mais Mashiba m’a demandé si je voulais bien l’accompagner. Il devait y aller pour faire plaisir à un de ses clients. Il n’empêche que c’est là qu’il a fait connaissance avec la femme qu’il a épousée. La vie réserve décidément des surprises ! C’est arrivé juste au bon moment…

— Au bon moment ?

Une expression légèrement embarrassée traversa le visage d’Ikai, comme s’il se rendait compte qu’il en avait trop dit.

— Il venait de rompre avec la jeune femme qu’il fréquentait quand il est allé à cette réception. Je crois qu’il voulait faire vite, parce que sa précédente relation avait échoué, expliqua l’avocat, en mettant son index sur ses lèvres. N’en parlez pas à Mme Mashiba, s’il vous plaît. Il m’avait demandé de garder le secret.

— Sauriez-vous pourquoi il avait rompu ?

— Eh bien… commença-t-il d’un ton perplexe. Nous avions pour règle tacite de ne pas nous faire ce genre de confidences. Mais j’imagine que c’est parce qu’ils n’arrivaient pas à avoir un enfant.

— Bien qu’ils ne soient pas mariés ?

— Je vous ai dit que c’était tout ce qui comptait pour lui, non ? Le mariage idéal, pour lui, était avec une femme enceinte de ses œuvres.

D’où sa décision de choisir Hiromi Wakayama… se dit Kusanagi en pensant que les hommes ne sont décidément pas tous pareils. Il le savait, mais ne parvenait pas à comprendre Yoshitaka Mashiba, qui, lui semblait-il, aurait pu avoir une vie heureuse aux côtés d’une femme comme Ayané, même sans enfants.

— Savez-vous quelque chose de la personne qu’il fréquentait avant de faire connaissance avec Mme Mashiba ?

Ikai fit non de la tête.

— Quasiment rien. Il m’avait dit qu’il avait quelqu’un dans sa vie, c’est tout. Il était assez secret, cela ne m’étonnerait pas qu’il ait décidé d’attendre d’avoir pris sa décision pour présenter sa future femme à ses amis.

— Cette rupture ne lui a pas posé de problème ?

— Je ne crois pas. Mais nous n’en avons jamais discuté, dit-il et il reprit, comme s’il venait de prendre conscience de quelque chose : Elle aurait quelque chose à voir avec sa mort ?

— Pas nécessairement, mais nous souhaitons savoir le plus de choses possible sur lui.

Ikai agita la main en signe de dénégation, avec un sourire forcé.

— Il ne faudrait surtout pas que vous vous imaginiez que Mashiba ait pu la recevoir chez lui dimanche dernier. Il n’aurait jamais fait ça. Jamais. Je suis sûr de ce que j’affirme.

— Parce qu’il n’était pas du genre à fumer deux cigarettes à la fois ?

— Exactement, répondit Ikai en hochant la tête.

— C’est noté. Je m’en souviendrai, fit Kusanagi qui regarda sa montre et se leva. Je vous remercie d’avoir pris le temps de répondre à mes questions.

Il se dirigea vers la porte. Ikai le rattrapa et la lui ouvrit.

— Je vous remercie…

— Monsieur Kusanagi ! commença Ikai en tournant vers lui un regard grave. Je n’ai en aucune façon l’intention de me mêler de ce qui ne me regarde pas, mais j’ai une requête à vous faire.

— Laquelle ?

— Mashiba n’était pas un saint. Si vous enquêtez sur lui, vous allez sans doute découvrir différentes choses. Mais je ne crois pas qu’il puisse y avoir un lien entre son passé et sa mort. Je vous serai reconnaissant d’agir prudemment. Sa société traverse une passe difficile.

Il craignait que le meurtre du dirigeant ne nuise à l’entreprise.

— Rassurez-vous, il n’y aura pas de fuites dans la presse, quoi que nous découvrions, réagit Kusanagi en quittant la pièce.

La personnalité de la victime le mettait mal à l’aise. Sa vision des femmes en tant que ventres destinés à produire des enfants lui déplaisait viscéralement. Mashiba devait avoir le même genre d’attitude vis-à-vis du reste de l’humanité : à ses yeux, ses employés devaient n’être que des rouages de sa société, et les consommateurs, des citrons à presser.

Un homme de ce calibre avait dû blesser beaucoup de gens dans sa vie. Qu’il y en ait un ou deux qui le haïssent au point de vouloir sa mort n’était pas exclu.

Hiromi Wakayama elle-même n’était pas au-dessus de tout soupçon. Kaoru Utsumi ne pouvait imaginer qu’elle ait pu tuer le père de l’enfant qu’elle attendait, mais maintenant qu’il avait parlé avec Ikai, il avait l’impression qu’il était trop tôt pour en être certain. Yoshitaka avait apparemment eu l’intention de quitter Ayané et d’épouser Hiromi Wakayama parce qu’elle était enceinte, et non parce qu’il l’aimait. Il aurait pu susciter sa haine en lui faisant une proposition égoïste.

Mais Kusanagi n’avait aucun argument à opposer à sa collègue. Elle lui avait fait remarquer qu’il aurait été étrange que la jeune femme qui avait découvert le corps n’ait pas fait disparaître les traces de sa culpabilité. Considérer qu’elle n’y avait pas pensé était absurde.

Il décida d’identifier dans un premier temps la jeune femme que fréquentait la victime avant de rencontrer Ayané et quitta la société de Mashiba en réfléchissant au moyen d’y arriver.


Ayané Mashiba ouvrit de grands yeux surpris. Kusanagi prit note du vacillement de son regard. Il lui avait causé un choc.

— L’ancienne amie de mon mari, dites-vous ?

— Je suis confus de vous avoir posé une question aussi désagréable, répondit-il en baissant la tête.

Ils étaient assis dans le hall de l’hôtel où Ayané séjournait. Kusanagi l’avait appelée pour lui dire qu’il avait une question à lui poser.

— Cela a un rapport avec ce qui s’est passé ?

Kusanagi secoua la tête.

— Nous l’ignorons pour l’instant. Dans la mesure où il est très vraisemblable que votre mari a été assassiné, nous nous intéressons aux personnes qui auraient pu avoir un mobile pour le faire. Nous devons pour cela fouiller dans son passé.

Ayané le regarda avec une expression légèrement plus détendue. Elle lui adressa un sourire triste.

— Vous devez penser qu’il s’est séparé brutalement de cette personne. Comme il l’a fait avec moi.

— Non… répondit-il, incapable d’ajouter qu’il ne le croyait pas. Quelqu’un nous a dit que votre mari cherchait une femme capable de lui donner des enfants. Il aurait pu blesser une femme sensible et elle aurait pu ressentir de la haine pour lui, ajouta-t-il en levant les yeux vers elle.

— Comme moi, vous voulez dire ?

— Non, vous…

— Mais si, reprit-elle. J’imagine que votre collègue, Mlle Utsumi, si je ne me trompe pas, vous a tout raconté, non ? Hiromi a réalisé le vœu le plus cher de mon mari. Et il l’a choisie et décidé de se débarrasser de moi. Je mentirais si je disais que je ne lui en voulais pas.

— Vous n’avez pas pu commettre ce crime.

— Vous en êtes sûr ?

— Nous n’avons pour l’instant rien retrouvé dans la bouteille vide. Le plus vraisemblable est que le poison ait été introduit dans la bouilloire. Or vous n’avez pas pu le faire. Il s’interrompit, et reprit très vite : Quelqu’un a dû venir chez vous dimanche. C’est la seule possibilité. Quelqu’un que votre mari connaissait, à qui il a ouvert sa porte. Nous avons cherché en vain parmi ses connaissances professionnelles. Le nombre de personnes susceptibles d’être invitées à venir chez vous pendant votre absence est nécessairement limité.

— À votre avis, il ne peut s’agir que de sa maîtresse ou de son ex-amie ? demanda-t-elle en repoussant ses cheveux en arrière. Je suis désolée, mais mon mari ne m’a jamais fait de confidences à ce sujet.

— Le moindre indice pourrait nous être utile. Il n’a jamais mentionné quelqu’un, en passant, dans une conversation ?

— Hum… dit-elle en penchant la tête. Il parlait très peu de son passé, peut-être parce qu’il était prudent. Je crois qu’il ne retournait jamais dans un restaurant ou un bar où il aurait été avec une femme dont il s’était séparé.

— Ah bon ! fit Kusanagi, découragé parce qu’il espérait qu’elle lui indiquerait le nom de cafés fréquentés autrefois par son mari.

Yoshitaka Mashiba avait peut-être été particulièrement prudent. La police n’avait rien trouvé dans ses affaires, ni à son domicile, ni à son bureau, qui évoque une autre présence féminine que celle de Hiromi Wakayama. Les numéros enregistrés dans son portable, à l’exception de ceux de ses relations d’affaires, étaient ceux d’hommes. Celui de Hiromi Wakayama n’y figurait pas non plus.

— Désolée de ne vous être d’aucun secours.

— Vous n’avez pas à vous excuser !

Au moment où elle allait ajouter quelque chose, le téléphone qui était dans son sac se mit à sonner. Elle le sortit en toute hâte et demanda à Kusanagi si elle pouvait y répondre. Cela va de soi, dit-il.

Elle commença à parler avec calme mais écarquilla les yeux une seconde plus tard. Son visage prit une expression crispée.

— Non, cela ne me dérange pas, mais… Ah, vraiment ? Très bien. Je vous remercie, dit-elle et elle raccrocha en le regardant, l’air contrit. J’aurais peut-être dû dire que vous étiez ici, ajouta-t-elle.

— De qui venait l’appel ?

— De Mlle Utsumi.

— Ah bon ? Que voulait-elle vous dire ?

— Elle me demandait l’autorisation de se rendre dans la maison pour inspecter à nouveau la cuisine. Elle a précisé qu’elle y allait pour un détail.

— Inspecter la cuisine… Je me demande ce qu’elle compte y faire, fit-il en se caressant le menton, le regard oblique.

— Elle cherche sans doute à comprendre comment le poison a pu être introduit.

— Probablement, répondit Kusanagi qui consulta sa montre et tendit la main vers la note qui se trouvait sur la table. Je vais la rejoindre. Vous n’y voyez pas d’objection ?

— Bien sûr que non, répliqua-t-elle. Elle changea d’expression, comme si elle venait de penser à quelque chose. Puis-je vous demander de me rendre un service ?

— Et lequel ?

— Je suis confuse de vous demander cela.

— Mais de quoi s’agit-il ? Je vous écoute.

— Il faudrait arroser les fleurs. Quand je suis venue ici, je ne pensais rester qu’un ou deux jours mais…

— Ah ! Kusanagi hocha la tête avec conviction. C’est nous qui sommes confus de vous imposer ces difficultés. Mais vous pouvez retourner chez vous si vous le souhaitez. Les techniciens ont fini leur travail. Je vous préviendrai sitôt que nous aurons terminé aujourd’hui.

— Ce n’est pas la peine. Je vais rester encore quelque temps ici. Je n’arrive pas à m’imaginer seule dans cette grande maison.

— C’est compréhensible.

— Je sais que je vais devoir y retourner, et je le ferai une fois que la date des obsèques sera fixée.

— Le corps de votre mari vous sera bientôt remis.

— Ah… Il faut que je m’occupe de tout cela, dit-elle et elle cligna des yeux. J’avais l’intention de passer chercher des affaires à la maison demain et arroser les fleurs à cette occasion. Elles en ont besoin. Je n’arrête pas d’y penser.

Kusanagi comprenait ce qu’elle voulait dire. Il se tapota le torse.

— Très bien. Ne vous en faites pas, je m’en occuperai. Les fleurs du jardin et du balcon, n’est-ce pas ?

— Cela ne vous dérange pas ? J’ai honte de vous demander cela.

— Vous collaborez pleinement avec nous, nous vous le devons bien. Un de mes collègues s’en chargera. Faites-moi confiance.

Kusanagi se leva, et elle en fit autant en scrutant son visage.

— Je ne voudrais pas que ces fleurs fanent, dit-elle avec emphase.

— Elles sont importantes pour vous, répondit Kusanagi qui se souvenait que la première chose qu’elle avait faite à son retour de Sapporo avait été de les arroser.

— Celles du balcon, je les avais déjà avant mon mariage. Elles me rappellent beaucoup de choses. Voilà pourquoi j’y suis attachée.

Elle fixa quelque chose au loin avant de tourner à nouveau les yeux vers lui. Ils brillaient si fort qu’il ne put soutenir leur éclat.

— Vous pouvez compter sur moi. Ne vous faites pas de souci à leur sujet, dit-il avant de se diriger vers la caisse.

Il prit un taxi en sortant de l’hôtel. Il n’arrivait pas à chasser de sa mémoire le visage d’Ayané au moment où ils s’étaient séparés.

Il regardait défiler le paysage lorsque ses yeux se posèrent sur l’enseigne d’un magasin de bricolage. Une idée lui vint à l’esprit.

— Excusez-moi. Je vais descendre ici.

Il y trouva ce qu’il cherchait et ressortit rapidement du magasin pour prendre un autre taxi. Il était tellement content de son achat qu’il en était presque émoustillé.


Une voiture de police était garée devant chez les Mashiba. Cela irrita Kusanagi. La maison ne pouvait que continuer à attirer l’attention du voisinage.

Un policier en tenue était debout à côté de l’entrée. Le même que celui qui était là dimanche soir. L’homme dut le reconnaître car il le salua en silence.

Kusanagi vit trois paires de chaussures dans le hall. Une paire de tennis qu’il identifia comme appartenant à Kaoru Utsumi, et deux paires de souliers masculins, l’une ordinaire et usagée, l’autre neuve, avec le logo Armani collé sur la semelle intérieure.

Il se dirigea vers le salon, dont la porte était ouverte. Il entra mais ne vit personne. Une voix d’homme lui parvint de la cuisine.

— Rien n’indique que quelqu’un y ait touché.

— N’est-ce pas ? Les techniciens aussi ont estimé que personne n’y avait posé la main depuis au moins un an.

Il reconnut la voix de sa collègue.

Kusanagi jeta un coup d’œil dans la cuisine. Kaoru Utsumi et un homme étaient accroupis devant l’évier. À cause de la porte ouverte du placard situé en dessous, il ne voyait pas le visage de l’inconnu. Kishitani était debout à côté d’eux.

— Kusanagi ! Bonjour ! fit ce dernier en remarquant sa présence.

Sa collègue se retourna vers lui, déconcertée.

— Que faites-vous ? demanda-t-il.

Elle cligna des yeux.

— Je ne m’attendais pas à te voir ici.

— Réponds à ma question. Qu’êtes-vous en train de faire ?

— Drôle de façon de s’adresser à une jeune collègue pleine de zèle ! s’exclama le deuxième homme, en se tournant vers lui.

Interloqué, Kusanagi reconnut son ami.

— Comment se fait-il que tu sois ici, Yukawa ? lança-t-il avant de regarder sa collègue. Tu es allée le consulter sans m’en informer ?

Elle se mordit la lèvre inférieure sans répondre.

— Tu plaisantes ? Estimes-tu que chaque fois que Mlle Utsumi décide de rencontrer quelqu’un, elle doit d’abord obtenir ton autorisation ? répliqua Yukawa en souriant de toutes ses dents. Ça faisait un bail ! Je suis content de te voir en forme.

— Je croyais que tu avais décidé de ne plus nous aider dans nos enquêtes.

— Je n’ai pas changé d’avis. Mais chaque règle a ses exceptions. Quand il s’agit d’une énigme qui m’intéresse en tant que scientifique, par exemple. Je mentirais en disant que c’est la seule raison de ma présence ici aujourd’hui. Nul besoin de te parler des autres, cependant, expliqua-t-il en lançant un regard lourd de sous-entendus à Kaoru Utsumi.

Kusanagi ne la quittait pas des yeux.

— C’est pour cela que tu parlais d’inspecter la cuisine à nouveau ?

Prise au dépourvu, elle ne répondit pas immédiatement.

— Mme Mashiba t’en a parlé ?

— J’étais avec elle quand tu l’as appelée. Ah, j’ai failli oublier quelque chose d’important. Kishitani, tu m’as l’air oisif.

Son jeune collègue se redressa.

— Le chef m’a ordonné de les accompagner. Il craignait qu’Utsumi n’omette de lui raconter quelque chose.

— Je te remplace. Va arroser les fleurs du jardin.

Kishitani battit des cils plusieurs fois.

— Arroser les fleurs ?

— Mme Mashiba a décidé d’aller habiter ailleurs pour nous faciliter la tâche. Personne ne te reprochera de lui rendre ce service. Ne t’occupe pas des jardinières du balcon, je m’en charge.

Kishitani fronça les sourcils, visiblement mécontent, mais il obéit et quitta la cuisine.

— Très bien. Maintenant, il va falloir que vous m’expliquiez les raisons de cette nouvelle inspection de la cuisine, déclara Kusanagi en croisant les bras sans détacher son regard de Yukawa.

Le physicien, les pouces de ses mains gantées dans les poches de son pantalon – qui était selon toute apparence de la même marque que ses chaussures –, s’appuyait à l’évier.

— Ta jeune collègue m’a soumis le problème suivant : quelqu’un peut-il introduire à distance du poison dans une boisson prise par une personne déterminée ? Et cela, grâce à un dispositif qui ne laisse aucune trace. Même dans le monde de la physique, rares sont les énigmes d’une telle complexité, commenta-t-il avec un haussement d’épaules.

— À distance… répéta Kusanagi en décochant un regard courroucé à sa collègue. Tu continues à soupçonner l’épouse de la victime. Tu es allée voir Yukawa pour découvrir par quelle astuce elle aurait pu commettre le crime, hein !

— Je ne soupçonne pas qu’elle. Je cherche simplement à m’assurer que les personnes ayant un alibi pour le week-end ne peuvent pas avoir commis le crime.

— Ce qui revient au même, non ? Tu vises l’épouse, répliqua Kusanagi avant de se retourner vers Yukawa. Pourquoi as-tu regardé sous l’évier ?

— Utsumi m’a dit que des traces de poison ont été trouvées à trois endroits, répondit Yukawa en levant trois doigts gantés. Dans le café bu par la victime, dans le papier-filtre et le marc de café, et enfin dans la bouilloire. C’est tout ce que l’on sait. Par conséquent, soit le poison a été directement introduit dans la bouilloire, soit il a été mélangé à l’eau. Mais à quelle eau ? À nouveau, il existe deux possibilités : l’eau en bouteille, ou l’eau de l’un des deux robinets.

— L’eau d’un des deux robinets ? Tu veux dire, grâce à un dispositif sur le tuyau ? demanda Kusanagi en respirant bruyamment.

— Quand il y a plusieurs possibilités, le plus rationnel est de procéder par élimination, reprit Yukawa, impassible. Vos techniciens ont établi que ni le robinet ni l’appareil de filtration dont dépend le second robinet de l’évier ne présentaient d’anomalie. Tu me connais, tu sais que je veux toujours tout vérifier de mes propres yeux. Voilà pourquoi je tenais à inspecter le dessous de l’évier, qui est le seul endroit où installer un tel dispositif.

— Et alors ?

Yukawa secoua lentement la tête.

— Ni le tuyau auquel est fixé le filtre ni le filtre lui-même ne portent la trace d’un quelconque dispositif. Peut-être vaudrait-il mieux tout démonter, mais je doute que cela produise un autre résultat. Par conséquent, il est raisonnable d’en déduire que si le poison a été mélangé à l’eau, ce devait être à l’eau de la bouteille.

— On n’en a pas retrouvé de trace.

— Nous n’avons pas encore reçu les résultats de l’institut de police scientifique, dit Kaoru Utsumi.

— Ils ne vont rien trouver. Nos techniciens connaissent leur métier, rétorqua son collègue en décroisant les bras en continuant à fixer des yeux Yukawa qui avait les mains posées sur ses hanches. Ce sont tes conclusions ? Tu aurais pu t’épargner cette visite !

— Pour l’instant, je ne me suis occupé que de l’eau. Il me reste à vérifier la bouilloire. Il n’est pas impossible que le poison y ait été placé.

— C’est ma thèse. Permets-moi cependant de te dire que, dimanche matin, elle ne présentait aucune anomalie. Du moins d’après Hiromi Wakayama.

Yukawa ne réagit pas, mais saisit une bouilloire posée à côté de l’évier.

— C’est quoi, ça ? demanda Kusanagi.

— Une bouilloire identique à celle utilisée pour le café bu par la victime. Ta collègue me l’a procurée.

Il en retira le couvercle, la remplit d’eau, puis la vida.

— Une bouilloire ordinaire, qui n’est pas truquée.

Il la remplit à nouveau d’eau, et alluma un des feux de la cuisinière.

— Que vas-tu faire ?

— Regarde, et tu comprendras, répondit Yukawa en s’appuyant à nouveau contre l’évier. Tu penses que le meurtrier est venu ici dimanche et a placé le poison dans la bouilloire à cette occasion, n’est-ce pas ?

— C’est la seule possibilité, non ?

— Il aurait choisi une méthode hasardeuse. D’autant plus que M. Mashiba aurait pu parler de sa visite à quelqu’un. Ou bien crois-tu possible qu’il se soit introduit dans la cuisine à son insu, profitant d’une absence de la victime ?

— Cela me semble peu vraisemblable. Mon hypothèse est qu’il s’agit d’une personne dont M. Mashiba souhaitait taire la visite.

— Je vois. Une personne qu’il voyait en secret, c’est ça ? fit Yukawa en hochant la tête avant de se tourner vers Kaoru Utsumi. Votre collègue n’a pas perdu la raison. Je suis rassuré.

— Que veux-tu dire exactement ? demanda Kusanagi en les dévisageant successivement.

— Rien d’important. Tant que vous restez raisonnables tous les deux, vos divergences d’opinions ne sont pas une mauvaise chose.

Kusanagi décocha un mauvais regard à Yukawa qui faisait preuve de son insolence habituelle. Loin de s’en offusquer, son interlocuteur affichait un large sourire.

L’eau de la bouilloire parvint à ébullition. Yukawa éteignit le feu, et souleva le couvercle.

— Excellent résultat, commenta-t-il en inclinant la bouilloire au-dessus de l’évier.

Kusanagi sursauta en voyant le liquide qui en sortait. L’eau du robinet avait pris une teinte rouge vif.

— Que s’est-il passé ?

Yukawa reposa la bouilloire et le regarda sans cesser de sourire.

— J’ai menti en disant que la bouilloire n’était pas truquée. J’avais appliqué du colorant rouge sous une couche de gélatine à l’intérieur. L’eau chaude a fait fondre la gélatine, et le colorant s’est mélangé à l’eau. Le sourire disparut de son visage et il se tourna vers la jeune inspectrice. La bouilloire a servi au moins deux fois avant que la victime ne meure, n’est-ce pas ?

— Oui, samedi soir et dimanche matin, répondit-elle.

— Suivant la nature et la quantité de gélatine, faire en sorte qu’elle ne fonde que la troisième fois est peut-être possible. Vous devriez demander à vos techniciens de faire des recherches à ce sujet. Il faut aussi réfléchir à quel endroit de la bouilloire elle aurait été placée, et envisager un autre ingrédient que la gélatine.

— C’est noté, dit-elle en écrivant les instructions de Yukawa dans son carnet.

— Ça ne va pas, Kusanagi ? Tu as l’air accablé ! fit-il d’un ton railleur.

— Je ne suis pas du tout accablé. Tu crois vraiment que quelqu’un de normal penserait à une méthode si compliquée ?

— Compliquée ? Pas du tout ! Elle ne présente aucune difficulté pour quelqu’un qui a l’habitude de se servir de gélatine. Par exemple, une femme qui fait très bien la cuisine.

Kusanagi ne put s’empêcher de serrer les dents en l’entendant. Le physicien imaginait qu’Ayané Mashiba était coupable. À cause de sa collègue qui avait fait naître le soupçon en lui.

Le portable de Kaoru Utsumi se mit à sonner. Elle y répondit, et regarda Kusanagi après avoir échangé deux ou trois phrases brèves.

— Nous avons reçu le rapport de l’institut de police scientifique. Il n’y avait pas de trace de poison dans la bouteille d’eau.

Загрузка...