15

Le salon de thé Kusé était situé dans le quartier d’Odenmacho à Nihonbashi, au rez-de-chaussée d’un immeuble de bureaux, tout près de la rue Suitengu où s’alignent les banques, et il était facile de l’imaginer rempli de jeunes femmes au moment du déjeuner.

Le comptoir de vente de thés fut la première chose que Kusanagi découvrit en poussant la porte. Il avait lu que plus de cinquante sortes de thé noir y étaient proposées. Le salon proprement dit était à l’arrière du magasin. Au lieu d’être quasiment désert au milieu de l’après-midi comme l’espérait l’inspecteur, quelques tables étaient occupées par des clientes, dont certaines étaient vêtues de l’uniforme d’employées de grandes sociétés. Kusanagi était le seul homme.

Une serveuse habillée en blanc, de petite taille, s’approcha de lui.

— Bonjour. Vous êtes seul ?

Il remarqua qu’elle le considérait avec une certaine méfiance, malgré son sourire. Peut-être ne lui faisait-il pas l’impression d’appartenir aux amateurs de thé noir. Quand il confirma qu’il n’attendait personne, elle le conduisit à une table près du mur sans cesser de sourire.

Il lut sur le menu le nom de thés dont il ignorait l’existence jusqu’à la veille. Aujourd’hui cependant, il en reconnut plusieurs. Il en avait déjà goûté certains. Kusé était son quatrième salon de thé.

Il commanda un chaï, c’est-à-dire un Assam infusé dans un mélange de lait et d’épices, comme il le savait depuis le dernier salon où il s’était rendu. Cette boisson lui avait tellement plu qu’il était prêt à en boire une deuxième tasse.

— Permettez-moi de me présenter, continua-t-il en tendant une carte de visite à la serveuse. J’ai besoin de quelques informations et j’aimerais parler à la personne qui dirige votre établissement.

Le sourire de la serveuse disparut sitôt qu’elle lut la carte de visite. Kusanagi agita la main pour la rassurer.

— Ne vous faites pas de souci, il ne s’agit de rien de grave. Je souhaite simplement poser quelques questions à propos de certains de vos clients.

— Bien. Je vais aller la chercher.

— Merci, répondit Kusanagi qui renonça à demander un cendrier parce qu’il venait de remarquer un panneau qui indiquait que toutes les tables étaient non-fumeurs.

Il fit à nouveau le tour de la salle des yeux. L’ambiance était paisible et sereine. Les tables n’étaient pas collées les unes aux autres et un couple pouvait certainement s’y asseoir sans se préoccuper des voisins. Yoshitaka Mashiba s’y serait probablement senti à l’aise.

Kusanagi n’attendait pas grand-chose de sa visite. Les trois établissements précédents lui avaient fait la même impression.

Quelques secondes plus tard, une femme qui portait un gilet noir sur un chemisier blanc vint vers lui, le visage soucieux. Discrètement maquillée, avec de longs cheveux noirs coiffés en queue de cheval, elle paraissait âgée d’une trentaine d’années.

— Que puis-je pour vous ?

— Vous êtes la patronne ?

— Oui, je m’appelle Hamada.

— Désolé de vous déranger en plein travail. Il l’invita de la main à s’asseoir et sortit de sa poche une photo qu’il lui présenta. Dans le cadre d’une enquête que nous effectuons actuellement, je voulais vous demander si cette personne est déjà venue ici. Ce devait être il y a environ deux ans.

Mme Hamada scruta longuement la photo puis fit non de la tête.

— Ce visage me dit quelque chose, mais c’est tout. Nous avons beaucoup de clients, vous savez, et je ne peux pas me permettre de les dévisager !

Il avait déjà entendu cette réponse dans les autres établissements.

— Je comprends. Je crois que cet homme venait ici avec une jeune femme, continua-t-il par acquit de conscience.

Elle sourit et hocha la tête.

— Comme le font beaucoup de nos clients ! répondit-elle en posant la photo sur la table.

Kusanagi lui retourna son sourire. Conscient de la futilité de ses efforts, il n’était pas surpris par cette réponse.

— Vous n’avez pas d’autres questions ?

— Non. Je vous remercie de votre coopération.

Au moment où Mme Hamada se levait, la serveuse arriva avec le chaï qu’il avait commandé. Elle allait le poser sur la table quand elle aperçut la photo.

— Oh ! Excusez-moi ! s’exclama l’inspecteur en la ramassant.

Au lieu de poser le thé, elle le regarda en clignant des yeux.

— Vous connaissez ce monsieur ? demanda-t-il.

— Il lui est arrivé quelque chose ?

Kusanagi lui tendit la photo.

— Vous le connaissez ?

— Je n’irais pas jusque-là… mais c’est un client.

Mme Hamada dut l’entendre, car elle revint vers eux.

— Vraiment ?

— Oui, je ne crois pas me tromper. Je l’ai vu plusieurs fois.

Son ton était hésitant, mais elle semblait sûre de ce qu’elle avançait.

— Je peux poser quelques questions à votre employée ? demanda Kusanagi à Mme Hamada.

— Euh… Oui, bien sûr.

Elle les quitta pour accueillir de nouveaux clients.

L’inspecteur fit asseoir la jeune femme en face de lui.

— Quand avez-vous vu cette personne ?

— La première fois, c’était il y a à peu près trois ans. Je venais de commencer à travailler ici, je ne connaissais pas encore tous les noms des thés, et je n’ai pas compris lequel il voulait. Voilà pourquoi je me souviens de lui.

— Il était seul ?

— Non, il venait toujours avec sa femme.

— Sa femme ? Et elle était comment ?

— Elle avait des cheveux longs, elle était belle. Elle aurait pu être métisse.

Il ne peut s’agir d’Ayané Mashiba dont la beauté est typiquement japonaise, se dit Kusanagi.

— Quel âge avait-elle ?

— Le début de la trentaine, ou peut-être un peu plus…

— Ils vous ont dit qu’ils étaient mariés ?

La serveuse fit non de la tête.

— Non, mais j’avais l’impression qu’ils l’étaient. Ils semblaient très bien s’entendre et ils venaient parfois après avoir fait du shopping.

— Vous ne vous souvenez de rien d’autre à propos de cette femme ? Chaque détail compte.

Une expression embarrassée apparut dans ses yeux. Kusanagi se demanda si elle regrettait de lui avoir dit qu’elle connaissait l’homme de la photo.

— Peut-être n’est-ce que le fruit de mon imagination, commença-t-elle lentement, mais je la croyais illustratrice, ou quelque chose du même genre.

— Illustratrice ? Peintre ?

Elle inclina la tête, pensive.

— Un jour, elle est venue avec un grand carton à dessin, à peu près de cette taille, fit-elle en écartant les mains d’une soixantaine de centimètres.

— Mais vous n’avez pas vu ce qu’il y avait à l’intérieur ?

— Non, répondit-elle en baissant la tête.

Kusanagi se rappela ce que lui avait dit Hiromi Wakayama. Yoshitaka Mashiba fréquentait autrefois une femme qui avait un travail en lien avec l’édition et publiait.

Il aurait pu s’agir d’un recueil de dessins. Mais Mashiba avait précisé qu’il trouvait lassant de le commenter, or commenter des dessins était simple, pensa-t-il.

— Vous ne vous souvenez de rien d’autre ?

La serveuse inclina la tête de côté et lui adressa un regard scrutateur.

— Ils n’étaient pas mariés ?

— Je ne pense pas, non. Pourquoi ?

— Rien de grave, répondit-elle, une main sur la joue. Il me semble les avoir entendus parler d’enfants. De leur désir d’en avoir rapidement. Mais je n’en suis pas absolument certaine. Je peux les confondre avec un autre couple.

Elle n’avait pas changé de ton, mais Kusanagi se dit qu’elle avait décidément bonne mémoire. Elle ne les confondait pas avec un autre couple. Il s’agissait assurément de Yoshitaka Mashiba et de la jeune femme qu’il fréquentait alors. J’ai enfin trouvé quelque chose, pensa-t-il avec un brin d’excitation.

Il la remercia et la laissa retourner à son travail. Il porta sa tasse de thé à ses lèvres. Les épices et la douceur du lait donnaient une saveur plaisante au liquide tiédi.

Il en but la moitié et réfléchissait à la manière dont il pourrait déterminer l’identité de l’inconnue quand il entendit son portable sonner. Il lut avec surprise le nom de Yukawa sur l’écran. Il y répondit, conscient de la présence des autres clients.

— C’est moi, Yukawa. Tu as une minute ?

— Oui, mais je suis dans un endroit où je dois parler doucement. Quelle surprise ! Tu ne m’appelles pas souvent. De quoi s’agit-il ?

— Il faut que je te parle. On peut se voir aujourd’hui ?

— Si c’est important, ce devrait être possible.

— Écoute, je te raconterai tout de vive voix, mais sache que c’est lié à ton enquête.

Kusanagi soupira.

— Tu es encore en train de comploter quelque chose avec Utsumi ?

— Je te téléphone parce que ce n’est pas mon intention. On peut se voir, oui ou non ?

Kusanagi esquissa un sourire. Son ami ne pouvait s’empêcher de parler d’un ton autoritaire.

— Oui. Mais où ?

— Je te laisse décider. Si possible un endroit où l’on n’a pas le droit de fumer, précisa-t-il sans vergogne.


Ils s’étaient donné rendez-vous dans un café proche de la gare de Shinagawa, non loin de l’hôtel où séjournait Ayané. Il pensait aller lui poser quelques questions à propos de cette femme qui dessinait s’il en avait le temps après sa conversation avec le physicien.

Yukawa était arrivé avant lui. Assis à une table au fond de l’espace non-fumeur, il lisait quelque chose. Malgré l’automne avancé, il avait enlevé sa veste en cuir noir sous laquelle il ne portait qu’un tee-shirt.

Kusanagi s’approcha de sa table et le regarda en silence. Son ami ne leva pas la tête vers lui.

— Que lis-tu avec tant d’intérêt ? demanda-t-il en tirant une chaise.

Sans montrer aucune surprise, le physicien pointa le magazine du doigt.

— Un article sur les dinosaures, qui traite de la tomographie appliquée aux fossiles.

Il avait remarqué que son ami était là.

— Une revue scientifique, si je comprends bien. À quoi sert d’appliquer la tomographie aux os de dinosaures ?

— Qui a parlé d’os ? Il s’agit de fossiles, répliqua Yukawa, qui releva la tête vers lui en soulevant ses lunettes d’un doigt.

— Ça revient au même, non ? Un fossile de dinosaure, c’est un os, non ?

Le physicien sourit en plissant les yeux derrière ses lunettes.

— Tu ne me déçois jamais ! Tes réponses sont immanquablement celles que j’attends.

— J’ai comme l’impression que tu te moques de moi.

Il commanda un jus de tomate au serveur qui était arrivé.

— Quel choix bizarre ! Motivé par le souci de ta santé ?

— Pas du tout. Mais je n’ai envie ni de thé ni de café. Dis-moi plutôt pourquoi tu voulais me voir au lieu de tourner autour du pot.

— J’aurais aimé te parler un peu plus des fossiles, mais tant pis, répondit Yukawa en soulevant sa tasse. Tu es au courant des résultats du laboratoire au sujet de la possibilité de truquer la bouilloire ?

— Oui. L’astuce à laquelle tu pensais aurait laissé des traces. La possibilité qu’elle ait été utilisée est donc inexistante. Même notre Galileo peut se tromper.

— Dire qu’une possibilité est inexistante n’est pas scientifique. Et je regrette que tu affirmes que j’ai commis une erreur parce que j’ai formulé une hypothèse incorrecte. Bon, je te pardonne, étant donné que tu n’es pas un scientifique.

— Tu ne crois pas que tu ferais mieux de reconnaître ta défaite et t’exprimer un peu plus clairement ?

— Je ne pense absolument pas avoir perdu quoi que ce soit. Au contraire, je sais à présent que cette hypothèse était erronée. Il faut procéder par élimination. Je suis certain que le poison n’a pas été introduit dans le café de cette manière.

Le serveur apporta le jus de tomate à Kusanagi qui le but sans se servir de la paille. Après tout le thé qu’il avait ingurgité, il le trouva plaisant à la bouche.

— Il n’existe qu’une seule manière possible. Quelqu’un l’a mis dans la bouilloire. Hiromi Wakayama, ou une personne invitée dimanche par Yoshitaka Mashiba.

— Tu nies la possibilité qu’il ait été mélangé à l’eau ?

L’inspecteur fit la moue.

— Je crois les techniciens et l’institut scientifique. Ils n’en ont pas trouvé de traces dans la bouteille d’eau. Le poison n’a donc pas été mélangé à l’eau.

— Kaoru Utsumi pense que la bouteille a pu être rincée.

— Je sais. La victime l’aurait fait ? Je suis prêt à parier que personne ne rince une bouteille d’eau avant de la jeter.

— Mais cette possibilité existe.

Kusanagi aspira bruyamment par le nez.

— Tu es prêt à parier là-dessus ? Libre à toi. Moi, je suis plus raisonnable.

— Je t’accorde que ton choix l’est. Il ne faut cependant rien exclure. Ce principe s’applique aussi dans le monde scientifique, dit Yukawa en dirigeant vers lui un regard grave. J’ai quelque chose à te demander.

— Quoi donc ?

— Je voudrais retourner chez les Mashiba. Tu ne veux pas m’y emmener ? Je sais que tu as une clé.

Kusanagi soutint le regard de son ami qui le surprenait une fois encore.

— Dans quel but ? Tu y es allé avec Utsumi l’autre jour, non ?

— Mon point de vue n’était pas le même.

— Ton point de vue ?

— Ma façon de penser, si tu préfères. J’ai peut-être commis une erreur. Je voudrais m’en assurer.

Kusanagi pianota des doigts sur la table.

— Explique-moi comment.

— Je te le dirai si je constate mon erreur sur place. Ce sera mieux pour toi.

L’inspecteur s’appuya au dossier de sa chaise et soupira.

— Mais que complotes-tu ? Tu t’es entendu avec Utsumi ?

— Entendu avec elle ? Que vas-tu chercher ! fit Yukawa en riant. Tu fais fausse route. Cette énigme m’intéresse parce qu’elle excite ma curiosité de scientifique. Si elle cesse de le faire, je ne m’en occuperai plus. Je veux retourner dans la maison afin de pouvoir me décider.

Kusanagi scruta longuement Yukawa qui ne parut point en prendre ombrage.

L’inspecteur ne comprenait pas du tout ce que pensait son ami. Il en avait l’habitude : il lui avait souvent fait confiance dans de pareilles situations et n’avait jamais eu à le regretter.

— Je vais téléphoner à Mme Mashiba, dit-il en sortant son portable de sa poche avant de se lever.

Il s’éloigna de la table et composa son numéro. Lorsque Ayané répondit, il lui demanda en se cachant la bouche de la main si elle l’autorisait à se rendre à nouveau dans sa maison.

— Je suis navré de vous importuner encore une fois, mais nous souhaiterions procéder à une autre vérification.

Il entendit Ayané soupirer légèrement.

— Ne soyez pas navré ! Je ne peux qu’être d’accord si c’est dans l’intérêt de l’enquête.

— Merci. J’en profiterai pour arroser les plantes.

— C’est très gentil à vous. Je vous en suis reconnaissante.

Il raccrocha et revint vers Yukawa qui l’observait attentivement.

— Tu as envie de me dire quelque chose.

— Pourquoi as-tu éprouvé le besoin de quitter la table pour téléphoner ? Tu lui as dit des choses que tu ne voulais pas que j’entende ?

— Bien sûr que non. Elle m’a donné la permission d’aller dans la maison. C’est tout.

— Hum.

— Ça te dérange ?

— Pas du tout. De loin, tu avais l’air d’un représentant qui appelle un client. Elle te rend nerveux à ce point ?

— Je vais chez elle en son absence. C’est normal de lui demander son autorisation, non ? rétorqua Kusanagi en tendant la main vers l’addition. Allons-y. Il est tard.

Ils prirent un taxi devant la gare. Yukawa ouvrit sa revue scientifique.

— Tout à l’heure, tu as dit que les fossiles de dinosaures étaient tous des os, mais confondre les deux peut conduire à une grave erreur. Celle-là même qui a fait que de nombreux paléontologues ont gâché des sources de grande valeur.

Il recommence, se dit Kusanagi qui décida de se montrer accommodant.

— Pourtant les fossiles de dinosaures qu’on voit dans les musées sont toujours des os.

— Oui. Autrefois, on ne gardait que les os. Et on jetait le reste.

— Que veux-tu dire ?

— Quelqu’un creusait un trou et tombait sur un os de dinosaure. Ravis, les spécialistes continuaient à creuser. Ils sortaient les fossiles de terre et les nettoyaient soigneusement pour reconstituer de beaux squelettes. Ils effectuaient ensuite des observations sur la mâchoire des tyrannosaures, leurs pattes courtes, ou que sais-je encore. Mais ils commettaient une énorme erreur. En 2000, un groupe de chercheurs passa au scanner tomographique ce qu’ils avaient sorti de terre, sans enlever la gangue de terre autour des fossiles, dans le but d’obtenir une image tridimensionnelle de la structure interne. Ils virent apparaître le cœur du dinosaure. La terre entre les os, qui jusque-là avait été éliminée, renfermait les tissus, les organes, si tu préfères, qui avaient gardé la forme qu’ils avaient du vivant des dinosaures. Aujourd’hui, passer les fossiles de dinosaures au scanner tomographique fait partie de la routine pour les paléontologues.

— Oh… lâcha sourdement Kusanagi. C’est très intéressant, je l’admets. Mais quel rapport avec notre enquête ? Tu me racontes cela pour le plaisir ?

— Quand je l’ai lu pour la première fois, j’ai eu l’impression qu’il s’agissait d’une astuce étrange combinée sur plusieurs millions d’années. Personne ne peut blâmer les paléontologues d’avoir dégagé les os de dinosaure de leur gangue. Penser qu’il ne restait que les os était normal, et parce qu’ils étaient des chercheurs, ils voulaient naturellement fabriquer des spécimens remarquables. Mais il y avait des informations dans la gangue dont ils s’étaient débarrassés en la croyant inutile, dit Yukawa en refermant son magazine. Je dis parfois qu’il faut procéder par élimination, qu’éliminer une à une les hypothèses permet de découvrir la vérité. Mais une hypothèse échafaudée sur une erreur fondamentale peut mener à des résultats très dangereux. Cela peut conduire à une situation où, comme le faisaient les paléontologues avec les fossiles de dinosaures, on élimine le plus important.

Kusanagi réalisa qu’il lui parlait de choses qui n’étaient pas sans rapport avec son enquête.

— Tu veux dire que nous n’approchons pas le problème de l’introduction du poison de la bonne façon ?

— Je veux m’en assurer. L’auteur de ce crime a peut-être de réelles qualités scientifiques, dit Yukawa comme pour lui-même.

La maison des Mashiba paraissait abandonnée. Kusanagi sortit la clé de sa poche. Elle existait en deux exemplaires, et Ayané lui en avait confié un lorsqu’il était allé les lui rapporter à l’hôtel en expliquant que la police pouvait encore en avoir besoin et qu’elle n’envisageait pas dans l’immédiat de retourner vivre là-bas.

— La cérémonie funèbre a eu lieu, non ? Elle n’a pas l’intention d’organiser un service pour le repos de l’âme de son mari à la maison ? demanda Yukawa en se déchaussant dans le vestibule.

— Elle ne m’en a pas parlé. Son mari n’appartenait à aucun temple, il n’a pas eu d’obsèques religieuses. Il a été incinéré et elle n’a pas prévu de rite pour le septième jour.

— Ah oui… cela semble rationnel. J’espère qu’on fera comme ça quand je mourrai.

— Pourquoi pas ? Ne t’en fais pas, je m’en occuperai.

Une fois dans la maison, Yukawa avança dans le couloir sans aucune hésitation. Kusanagi gravit l’escalier et ouvrit la porte de la chambre des époux Mashiba. Il poussa ensuite la porte-fenêtre du balcon et saisit le grand arrosoir qui s’y trouvait. L’autre jour, quand Ayané lui avait demandé d’arroser les plantes, il l’avait acheté dans un magasin de bricolage.

Il redescendit au rez-de-chaussée en le tenant à la main. Il passa du salon à la cuisine et vit Yukawa en train d’inspecter le dessous de l’évier.

— Tu as déjà regardé là l’autre jour, non ? demanda-t-il, debout derrière lui.

— Je croyais que dans votre métier on disait qu’on ne retourne jamais assez sur les lieux du crime, répondit son ami en faisant se déplacer le faisceau de la lampe de poche qu’il avait pris le soin d’apporter. Il n’y a effectivement aucune trace que quelqu’un y ait touché.

— Que cherches-tu exactement ?

— Je reprends tout à zéro. Pour ne pas éliminer la gangue par erreur. Il se retourna vers lui et son regard se fit soupçonneux en apercevant l’arrosoir. Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Tu n’as jamais vu d’arrosoir ?

— Ah oui, c’est vrai que l’autre jour tu as demandé à Kishitani d’arroser. Vous avez un nouveau slogan à la police ? Quelque chose comme « nous améliorons sans cesse notre service » ?

— Si tu te trouves drôle… répondit Kusanagi en le poussant pour remplir l’arrosoir au robinet.

— Il est grand, cet arrosoir ! Il n’y a pas de tuyau dans le jardin ?

— Je m’en sers pour arroser les plantes du balcon.

— Bon courage ! fit Yukawa d’un ton ironique.

Kusanagi quitta la cuisine. Il retourna arroser les plantes à l’étage. Il ignorait le nom de la plupart mais en savait assez pour voir qu’elles n’étaient pas en forme. Mieux vaudrait venir leur donner de l’eau tous les deux jours. Ayané lui avait dit qu’elle tenait aux fleurs du balcon.

Il referma la porte vitrée quand il eut fini et quitta la chambre à coucher. Même s’il était dans la maison avec la permission de la propriétaire, il n’aimait guère être dans la chambre de quelqu’un d’autre.

Yukawa n’avait pas bougé de la cuisine au rez-de-chaussée. Debout devant l’évier, les bras croisés, il observait ce qu’il avait sous les yeux.

— Explique-moi ce que tu cherches, enfin ! Dis-moi ce que tu penses. Si tu refuses de me répondre, je ne te ferai plus ce genre de faveurs.

— Faveurs ? s’exclama le physicien en levant un sourcil. Comme tu y vas ! Si ta jeune collègue n’était pas venue me trouver, je n’aurais pas eu à me mêler d’une histoire aussi embêtante.

Kusanagi, les mains sur les hanches, lui rendit son regard.

— J’ignore ce qu’Utsumi a pu te raconter, mais moi je n’y suis pour rien. Tu aurais d’ailleurs pu lui demander de t’accompagner ici aujourd’hui. Pourquoi m’as-tu choisi ?

— Parce qu’il est plus intéressant de discuter avec une personne qui n’est pas d’accord avec vous.

— Tu n’es pas d’accord avec moi ? Pourtant, tout à l’heure, tu m’as dit que mon choix était raisonnable, non ?

— Je ne suis pas opposé à la manière dont tu procèdes. Mais je ne suis pas d’accord avec l’idée de rejeter un choix qui ne paraît pas raisonnable. Il ne faut pas éliminer une possibilité, même si elle semble peu vraisemblable. Ne voir que le squelette du dinosaure et jeter la gangue est dangereux.

Irrité, Kusanagi agita la tête.

— Mais c’est quoi, la gangue ?

— L’eau ! s’exclama Yukawa. C’est à elle que le poison était mélangé. Je n’ai pas changé d’avis à ce sujet.

— La victime aurait rincé la bouteille ? demanda Kusanagi en haussant les épaules.

— La bouteille d’eau n’a rien à voir. L’eau existe sous d’autres formes, expliqua Yukawa en montrant l’évier du doigt. Ces deux robinets peuvent en fournir autant que l’on veut.

— Tu es sérieux ? fit Kusanagi, qui pencha la tête sur le côté en soutenant le regard glacial de son ami.

— Ce n’est pas impossible.

— Les techniciens ont déterminé que l’eau des deux robinets était normale.

— Je ne nie pas qu’ils l’aient analysée. Mais ils l’ont fait en cherchant à établir si l’eau de la bouilloire venait d’une bouteille ou du robinet. Ils n’y sont d’ailleurs pas parvenus, apparemment parce que la bouilloire a beaucoup servi et que ses parois sont couvertes de résidus d’eau du robinet.

— Oui, mais si le poison a été mélangé à l’eau du robinet, ils auraient dû le remarquer, non ?

— Si l’on pose que le poison avait été introduit dans l’eau du robinet, il est possible qu’il ait disparu au moment où les techniciens ont fait leurs relevés.

Kusanagi comprit pourquoi Yukawa s’intéressait tant à ce qu’il y avait sous l’évier : il cherchait à établir si le poison n’avait pas été introduit dans la canalisation.

— La victime n’utilisait que de l’eau en bouteille pour préparer le café.

— Oui, je sais. Mais qui l’affirme ?

— La femme de la victime, dit Kusanagi avant de se mordre les lèvres en scrutant le visage du physicien. Toi aussi, tu la soupçonnes ? Pourtant, tu ne l’as jamais rencontrée. Tu t’es laissé influencer par Utsumi.

— Je ne nie pas qu’elle ait son opinion à son sujet. Mais je n’échafaude mes hypothèses que sur des vérités objectives.

— Dans ton hypothèse, la femme de la victime est coupable ?

— Je me suis demandé pourquoi elle vous a parlé de l’eau en bouteille. Deux cas sont possibles. Dans le premier, elle dit vrai et la victime ne buvait que de l’eau en bouteille. Dans le second, elle ment. Si elle dit la vérité, il n’y a pas de problèmes. Son unique préoccupation était de coopérer à l’enquête. L’inspectrice Utsumi est prête à la soupçonner même si elle ne ment pas, mais je ne suis pas aussi partial qu’elle. Le vrai problème, c’est si elle ment. Cela signifierait qu’elle est impliquée dans le crime, mais aussi que c’est dans son intérêt de mentir. J’ai donc réfléchi à la manière dont la police a procédé une fois qu’elle a su que la victime ne buvait que de l’eau en bouteille.

Yukawa s’interrompit pour se passer la langue sur les lèvres, et reprit :

— Vous avez commencé par vérifier qu’il n’y avait pas de trace de poison dans l’eau minérale. Vous en avez par ailleurs trouvé dans la bouilloire. Et vous en avez déduit que la probabilité que le coupable ait placé le poison dans la bouilloire était élevée. Cela fournit un alibi inattaquable à Mme Mashiba.

Kusanagi secoua vivement la tête.

— Ce n’est pas tout à fait vrai. Nos techniciens n’ont pas attendu le témoignage de Mme Mashiba pour analyser l’eau des robinets ou de la bouteille. Et ce qu’elle nous a appris compromet plutôt son alibi. Utsumi n’a pas renoncé à l’idée que le poison était mélangé à l’eau en bouteille.

— C’est exactement ce que je veux dire. Elle n’est pas la seule à avoir cette idée. J’en suis venu à penser que ce témoignage à propos de l’eau en bouteille est peut-être un piège tendu à Utsumi et aux gens qui sont d’accord avec elle.

— Un piège ?

— Ceux qui soupçonnent l’épouse de la victime n’arrivent pas à exclure la possibilité que le poison ait été mélangé à l’eau en bouteille. Parce qu’ils n’en voient pas d’autre. Mais si elle s’est servie d’une autre méthode, les personnes focalisées sur l’eau en bouteille ne la trouveront jamais. Qu’est-ce que cela, sinon un piège ? Et je me suis dit que si elle n’a pas utilisé l’eau en bouteille, alors…

Yukawa s’interrompit. Il écarquilla les yeux en regardant un point derrière Kusanagi.

L’inspecteur se retourna. Et il fut aussi éberlué que le physicien.

Ayané était debout à l’entrée du salon.

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