Kaoru était devant la porte où le panneau Ann’s House était encore accroché. Kusanagi lui avait pourtant expliqué que l’atelier de patchwork était quasiment fermé.
Son collègue hocha la tête, et elle appuya sur la sonnette. Personne ne répondit et au moment où elle allait recommencer, quelqu’un de l’autre côté de la porte demanda : « Qui est là ? » Elle reconnut la voix d’Ayané.
— Kaoru Utsumi, de l’agence métropolitaine de police, annonça-t-elle en parlant le plus doucement possible, afin d’éviter que les voisins ne l’entendent.
Il y eut un silence.
— Ah, mademoiselle Utsumi ! Que puis-je pour vous ?
— J’ai quelques questions à vous poser. Cela ne vous dérange pas ?
Nouveau silence. Kaoru se représenta Ayané plongée dans ses pensées de l’autre côté de la porte.
— Un instant, je vais vous ouvrir.
Les deux policiers échangèrent un regard. Il lui fit un nouveau signe de tête.
Il y eut un bruit de verrou et la porte s’ouvrit. Ayané parut légèrement surprise de voir Kusanagi. Elle avait dû penser que Kaoru était venue seule.
Le policier la salua de la tête.
— Désolé de vous déranger.
— M. Kusanagi est avec vous ! s’écria Ayané avec un sourire. Entrez, je vous prie.
— Euh… nous voudrions vous demander de nous suivre au commissariat de Meguro.
Le sourire d’Ayané disparut.
— Au commissariat de Meguro ?
— Oui. Nous souhaitons vous parler là-bas. C’est un peu délicat.
Ayané le regarda attentivement. Kaoru en fit autant. Elle vit de la tristesse et du regret dans ses yeux, et même de la sympathie. Ayané aussi dut percevoir toute la résolution qu’il avait dû trouver en lui pour venir ici.
— Vraiment ? répondit-elle, en lui adressant un regard d’une grande douceur. Très bien, je vous accompagne. Je vais avoir besoin d’un peu de temps pour me préparer, entrez, vous serez mieux à l’intérieur. Et je n’arriverai pas à me concentrer si je sais que vous m’attendez dans le couloir.
— Merci, c’est gentil de votre part, répondit Kusanagi.
Ayané ouvrit largement la porte.
L’appartement était bien rangé. Il y avait moins de meubles et d’objets qu’auparavant, mais la grande table qui servait aussi pour la couture était toujours au milieu de la pièce.
— Vous n’avez pas encore accroché cette tapisserie, observa Kusanagi en regardant le mur.
— Je n’en ai pas eu le temps.
— Ah bon ! Elle irait très bien sur ce mur, avec son motif magnifique. On dirait qu’il sort d’un album de contes !
Ayané le regarda sans cesser de sourire. Il ne détourna pas les yeux.
— Je vous remercie.
Le policier tourna les yeux vers le balcon.
— Vous avez apporté les fleurs !
Kaoru suivit son regard et aperçut leurs couleurs vives de l’autre côté de la vitre.
— Pas toutes ! J’ai fait appel à un transporteur.
— Je vois. Et vous continuez à les arroser, n’est-ce pas ?
Kusanagi avait remarqué le gros arrosoir posé devant la porte-fenêtre.
— Oui. Votre arrosoir me sert beaucoup. Je vous suis reconnaissante de l’avoir acheté.
— S’il vous est utile, j’en suis content, fit-il en tournant à nouveau les yeux vers elle. Je vous en prie, faites comme si nous n’étions pas là.
Elle le remercia et se dirigea vers l’autre pièce. Mais elle se retourna vers eux avant d’ouvrir la porte.
— Vous avez trouvé quelque chose ?
— Que voulez-vous dire ? demanda Kusanagi.
— Quelque chose en rapport avec le crime… Un fait nouveau, une preuve ? Cela expliquerait que vous me convoquiez au commissariat.
Le regard du policier croisa celui de sa collègue avant de revenir sur Ayané.
— Vous ne vous trompez pas.
— Cela m’intéresse beaucoup. Vous ne voulez pas me dire de quoi il s’agit ? Ou bien vais-je devoir attendre que nous soyons dans les locaux de la police ?
Elle parlait d’un ton plein d’entrain, comme s’il s’agissait d’un sujet plaisant.
Kusanagi baissa les yeux et se tut pendant quelques instants avant de reprendre la parole.
— Nous savons à présent où le poison avait été placé. En abordant le problème d’un point de vue scientifique, nous sommes arrivés à la conclusion que cela ne pouvait être que dans l’appareil à filtrer l’eau.
Kaoru, qui ne la quittait pas des yeux, ne remarqua aucune modification de son expression. Ayané continuait à scruter son collègue d’un regard clair.
— Ah bon ! Dans l’appareil à filtrer l’eau ! s’exclama-t-elle sans que sa voix exprime le moindre désarroi.
— Le problème était de comprendre comment le poison y avait été introduit. Étant donné le contexte, il n’y avait qu’une seule façon de procéder. Et une seule personne capable de le faire, continua-t-il sans détacher ses yeux d’Ayané. Voilà pourquoi nous vous demandons de nous suivre.
Une légère rougeur colorait maintenant ses joues. Mais elle continuait à sourire.
— Vous avez une preuve que le poison avait été placé dans l’appareil de filtration d’eau ?
— Une analyse très fine nous a permis d’en trouver. Mais cela ne constituait pas une preuve en soi. En effet, le coupable a dû l’y mettre un an avant le crime. Il fallait prouver que ce poison était encore efficace le jour du crime, autrement dit que personne n’avait utilisé d’eau filtrée pendant toute cette période, pour éviter que le poison ne parte avec elle.
Les longs cils d’Ayané clignèrent plusieurs fois. Kaoru avait remarqué que les mots « un an avant le crime » l’avaient fait réagir.
— Et vous avez pu le prouver ?
— Ça n’a pas l’air de vous surprendre, fit Kusanagi. Je veux dire, de savoir que le coupable a introduit le poison il y a un an. Moi, quand on me l’a dit pour la première fois, j’ai douté de mes oreilles.
— Tout ce que vous me dites est tellement surprenant que je suis incapable de montrer une quelconque émotion.
— Vraiment ?
Il regarda sa collègue et lui fit signe des yeux. Elle sortit un sac plastique de son sac.
Ce n’est qu’à cet instant que le sourire d’Ayané s’évanouit. Elle avait vu ce qu’il contenait.
— Vous savez ce que c’est, n’est-ce pas ? La boîte de conserve dont vous vous serviez pour arroser les plantes, dont vous aviez percé de trous le fond.
— Je croyais que vous l’aviez jetée…
— Non, je l’avais gardée. Sans la laver, qui plus est. Un sourire traversa son visage qui redevint immédiatement sévère. Vous vous souvenez de Yukawa ? Mon ami physicien. Il s’est chargé d’examiner cette boîte de conserve dans son université. Et cela a permis de trouver de l’arsenic. Nous avons ensuite fait analyser la composition de l’eau et nous avons déterminé qu’il s’agit de l’eau passée par votre appareil de filtration. Je me souviens très bien de la dernière fois où vous vous êtes servie de cette boîte. C’était pour arroser les fleurs de votre balcon à l’étage. Vous vous êtes interrompue à l’arrivée de Hiromi Wakayama. La boîte ne vous a plus servi depuis. À cause de l’arrosoir que j’avais acheté. Je ne l’ai pas utilisée et elle est restée dans un tiroir de mon bureau.
Ayané ouvrit de grands yeux.
— Pourquoi l’aviez-vous mise là ?
Au lieu de lui répondre, Kusanagi reprit, d’une voix pleine d’une émotion contenue :
— Tout cela fait que nous supposons que l’arsenic avait été introduit dans le dispositif de filtration de l’eau, et que, le jour où le crime a eu lieu, il y en avait assez dans l’eau qui en est sortie pour tuer la victime. Si l’on pose que la personne qui a pu faire cela a aussi été capable de veiller à ce que nul ne se serve du robinet d’eau filtrée pendant un an, cela restreint les possibilités à une seule personne.
Kaoru rentra le menton, toute son attention tournée vers Ayané. Les yeux baissés, la belle suspecte serrait les lèvres. Une trace de sourire y demeurait, mais son apparence gracieuse commençait à s’assombrir, comme le soleil couchant.
— Nous continuerons cet entretien au commissariat, conclut Kusanagi.
Ayané releva la tête. Elle soupira profondément et regarda le policier droit dans les yeux.
— Très bien. Pouvez-vous cependant m’accorder quelques minutes ?
— Bien sûr. Prenez votre temps.
— Il faut aussi que j’arrose les fleurs. C’est ce que j’étais en train de faire quand vous êtes arrivés.
— Euh… Allez-y.
— Merci, fit Ayané.
Elle ouvrit la porte-fenêtre, souleva le grand arrosoir, et commença à répandre de l’eau sur les plantes.