4

Sitôt qu’ils se furent présentés, la première question qu’Ayané Mashiba posa aux deux inspecteurs concernait le lieu où reposait son mari.

— Il y aura une autopsie mais je n’ai pas plus de détails pour l’instant. Je vais m’en informer et je vous tiendrai au courant, lui répondit Kusanagi.

— Ah bon… Donc, pour l’instant, je ne peux pas le voir, murmura Ayané avec une expression défaite.

Il eut l’impression qu’elle retenait ses larmes. Elle avait des taches rouges sur le visage, ce qui devait être inhabituel chez elle.

— Le corps vous sera rendu dès que le médecin légiste aura terminé son travail, ajouta-t-il, conscient de la raideur de son ton.

Rencontrer la famille d’un défunt n’est jamais facile, mais l’émotion qu’il éprouvait aujourd’hui était d’une autre nature.

— Je vous remercie.

La voix d’Ayané, au timbre grave, paraissait séduisante aux oreilles de Kusanagi.

— Si cela ne vous dérange pas, nous aimerions vous poser quelques questions au commissariat de Meguro.

— Très bien. Je suis au courant.

— Merci d’accepter. Si vous voulez bien nous suivre ! Nous sommes en voiture.

Il la fit monter à l’arrière du Pajero, et alla s’asseoir à côté de sa collègue.

— Où étiez-vous quand vous avez été prévenue hier ? demanda Kusanagi en se tournant vers elle.

— Dans une source thermale, non loin de Sapporo. J’y étais avec une vieille amie, nous avions décidé de nous offrir ce petit plaisir. Mon portable était éteint et je ne me suis rendu compte de rien… Jusqu’à ce que j’écoute mes messages avant de me coucher, expliqua-t-elle.

Elle s’interrompit et poussa un long soupir.

— D’abord, j’ai cru à une mauvaise plaisanterie. Je n’avais encore jamais reçu de message de la police.

— Cela ne m’étonne pas, glissa Kusanagi.

— Et… euh… que s’est-il passé exactement ? Je ne suis pas sûre d’avoir bien compris.

La gorge de l’inspecteur se serra en entendant sa question. Elle la leur aurait posée directement si elle avait osé.

— Que vous a-t-on dit au téléphone ?

— Que mon mari était mort, que sa mort semblait suspecte, et que la police devait faire son travail. Je ne sais rien de plus.

Le policier qui l’avait appelée ne pouvait pas en dire plus. Mais cette nuit avait dû être un cauchemar pour Ayané Mashiba. Elle n’avait probablement presque pas dormi. Kusanagi se sentit oppressé en songeant aux pensées qu’elle avait dû avoir dans l’avion.

— Votre mari est décédé chez lui. Nous ignorons la cause de sa mort. Il n’avait aucune blessure apparente. Mlle Wakayama l’a trouvé allongé par terre dans votre salon.

— Ah, c’est Hiromi qui… souffla Ayané.

Kusanagi tourna les yeux vers sa collègue qui conduisait. Elle en fit autant. Leurs regards se croisèrent.

Elle pensait sans doute à la même chose que lui. Moins de douze heures s’étaient écoulées depuis qu’ils avaient discuté de la relation entre la victime et Wakayama.

La jeune femme était l’élève favorite de son professeur qui devait la considérer un peu comme sa fille, étant donné qu’elle avait été invitée à dîner chez eux. Si cette élève avait une liaison avec la victime, elle s’était conduite comme un chien qui mord la main nourricière.

Tout le problème était de déterminer si Ayané était au courant de cette relation. Il aurait été présomptueux d’affirmer qu’elle ne pouvait que le savoir. Kusanagi savait d’expérience que la proximité peut aveugler.

— Votre mari souffrait d’une maladie quelconque ?

— Non, je ne pense pas. Il faisait des bilans de santé réguliers, et tout allait toujours bien. Il buvait de l’alcool, mais sans excès.

— Il n’a jamais eu de syncope ?

— Je ne pense pas. En tout cas, pas à ma connaissance. Je ne peux pas l’imaginer, répondit-elle en portant la main à son front comme si elle avait mal à la tête.

Kusanagi se dit que, pour le moment, mieux valait ne pas lui parler de poison. Jusqu’à ce que les résultats de l’autopsie soient connus, il fallait taire la possibilité d’un suicide ou d’un meurtre.

— À l’heure actuelle, nous considérons son décès comme une mort suspecte, dit-il. Dans ce genre de situation, nous nous devons d’enregistrer aussi précisément que possible les circonstances du décès, qu’il soit accidentel ou non. Mlle Wakayama nous a beaucoup aidés, et nous avons pu rassembler des informations matérielles chez vous. Avant que nous réussissions à vous joindre.

Oui, je l’ai appris hier soir.

— Vous rendez souvent visite à vos parents à Sapporo ?

Elle fit non de la tête.

— C’était la première fois depuis mon mariage.

— Il leur était arrivé quelque chose ?

— Mon père est en mauvaise santé, et je ne l’avais pas vu depuis longtemps. Mais il se portait beaucoup mieux que je ne le pensais, et j’ai décidé de faire ce petit voyage avec une amie…

— Je vois. Pourquoi avez-vous confié une clé à Mlle Wakayama ?

— Au cas où elle en aurait besoin. Elle m’assiste dans mon travail, et elle aurait pu vouloir utiliser de la documentation ou un patchwork que je garde à la maison.

— Elle nous a dit qu’elle avait appelé votre mari pour s’assurer que tout allait bien, et qu’elle avait décidé de passer chez vous parce qu’elle s’inquiétait de ne pas arriver à le joindre. Vous lui aviez demandé de veiller sur lui ? demanda Kusanagi en pesant ses mots pour être sûr de parler de ce qui l’intéressait.

Ayané fronça les sourcils et secoua la tête.

— Je ne sais plus. Il se peut que je l’aie fait. Mais il n’est pas non plus impossible qu’elle en ait pris l’initiative, c’est quelqu’un d’attentionné… Cela vous paraît important ? À vos yeux, lui laisser la clé posait problème ?

— Non, pas du tout. Vous confirmez ce qu’elle nous a dit hier.

Ayané se couvrit le visage des deux mains.

— C’est tellement incroyable. Il était en pleine forme, vendredi soir, nous avions invité des amis à dîner, et il avait l’air si content… continua-t-elle d’une voix tremblante.

— Je comprends votre émotion. Et qui étaient ces amis que vous aviez invités vendredi ?

— Un ami de mon mari, avec qui il a fait ses études, et sa femme, répondit-elle en lui donnant leurs noms.

Elle détacha ses mains de son visage.

— Je voudrais vous demander quelque chose, fit-elle d’une voix oppressée.

— Quoi donc ?

— Nous devons aller au commissariat immédiatement ?

— Pourquoi ?

— J’aimerais passer à la maison avant. Je voudrais voir l’endroit où il est tombé… C’est possible ?

Kusanagi jeta à nouveau un coup d’œil vers sa collègue. Concentrée sur la conduite, elle regardait droit devant elle.

— Je vais demander à mon chef ce qu’il en pense, répondit-il en sortant son portable de sa poche.

Mamiya décrocha et il lui fit part de la demande d’Ayané. Son chef hésita une seconde puis donna son accord.

— La situation a légèrement évolué. C’est peut-être une bonne idée de l’interroger chez elle. Emmenez-la là-bas.

— De quoi s’agit-il ?

— Je t’en parlerai plus tard.

— Bien, dit-il avant de raccrocher. Nous allons chez vous, ajouta-t-il à l’intention d’Ayané.

— Tant mieux, murmura-t-elle.

Kusanagi se retourna et entendit la passagère composer un numéro sur son portable.

— Allô, Hiromi ? C’est moi, Ayané.

Kusanagi était pris au dépourvu. Il ne s’attendait pas à ce qu’elle l’appelle. Mais il ne pouvait pas non plus lui ordonner de raccrocher.

— Oui, je sais. Je suis avec des policiers. Ils me raccompagnent à la maison. Ma pauvre Hiromi ! Cela a dû être terrible !

Kusanagi était embarrassé. Il n’arrivait pas à imaginer comment réagirait l’assistante d’Ayané. Emportée par son chagrin d’avoir perdu l’homme qu’elle aimait, ne risquait-elle pas de laisser échapper son secret ? Ayané ne pourrait rester indifférente.

— Oui, c’est ce que j’ai appris. Mais, toi, ça va ? Tu te sens bien, j’espère. Ah bon ? Je suis contente de te l’entendre dire. Dis, Hiromi, tu ne voudrais pas venir à la maison ? Je comprendrai si tu ne veux pas, mais j’aimerais que tu me racontes ce qui s’est passé.

Kusanagi en déduisit que l’assistante n’avait pas perdu le contrôle d’elle-même. Il ne s’attendait cependant pas à ce qu’Ayané lui demande de venir.

— Tu peux ? Alors à tout à l’heure. D’accord, et merci. Toi aussi, ménage-toi, conclut-elle avant de raccrocher.

Il l’entendit renifler.

— Mlle Wakayama va passer ? s’enquit-il.

— Oui. Oh ! Cela pose un problème ?

— Non, pas du tout. Comme c’est elle qui est arrivée sur les lieux la première, vous avez raison de vouloir tout apprendre de sa bouche, répondit-il en ressentant une certaine nervosité.

L’idée d’entendre la maîtresse de l’homme qui venait de mourir décrire à l’épouse comment les choses s’étaient passées lui paraissait fascinante. De plus, en l’observant attentivement pendant le récit de son assistante, il parviendrait certainement à établir si elle s’était rendu compte de cette liaison.

Le Pajero quitta l’autoroute urbaine et commença à se rapprocher de la demeure des Mashiba. Sans doute parce qu’Utsumi était venue sur les lieux en voiture la veille, elle connaissait la route à suivre.

Mamiya était arrivé quand ils descendirent de voiture. Kusanagi fit les présentations.

— Veuillez accepter mes condoléances, fit son chef qui s’inclina devant Ayané avant de se tourner vers son subordonné. Tu lui as expliqué comment les choses s’étaient passées ?

— Dans les grandes lignes, en tout cas.

Mamiya opina du chef et se tourna à nouveau vers la veuve.

— Nous aimerions vous poser quelques questions. Je suis désolé de ne pas vous laisser plus de temps.

— Cela ne me dérange pas.

— Eh bien, allons donc à l’intérieur. Kishitani, les clés !

Kishitani les sortit de sa poche et Ayané les accepta avec une expression hésitante.

Elle ouvrit la porte et le petit groupe la suivit dans la maison. Kusanagi fermait la marche, la valise d’Ayané à la main.

— Où était mon mari ? demanda-t-elle sitôt qu’elle fut entrée.

— Ici, répondit Mamiya en le lui montrant.

L’emplacement du cadavre était marqué par une bande de plastique. Ayané s’immobilisa en la voyant, une main sur la bouche.

— Mlle Wakayama nous a dit que c’est ici qu’elle l’avait trouvé, expliqua Mamiya.

La tristesse et l’émotion d’Ayané la firent frissonner de tout son corps. Elle s’agenouilla sur le plancher. Kusanagi remarqua que ses épaules tremblaient. Il entendait ses sanglots étouffés.

— C’est arrivé à quelle heure ? demanda-t-elle d’une voix sans force.

— Mlle Wakayama l’a découvert aux alentours de vingt heures.

— Vers vingt heures… Je me demande ce qu’il était en train de faire.

— Il venait apparemment de boire un café. Il n’en reste plus trace, mais il y avait une tasse de café renversée sur le sol.

— Du café… Il s’en serait fait lui-même ?

— Que voulez-vous dire ? demanda Kusanagi.

— Il ne faisait rien tout seul, vous savez ! Je ne l’ai jamais vu se préparer du café.

Kusanagi vit son patron froncer les sourcils.

— Il n’avait pas l’habitude de s’en faire ? insista Mamiya.

— Si, avant notre mariage. En se servant d’une cafetière électrique.

— Et vous n’en avez plus ?

— Non. Je m’en suis débarrassée car nous n’en avions plus besoin.

Mamiya la regarda avec une expression soupçonneuse.

— Tant que nous n’avons pas les résultats de l’autopsie, nous ne pouvons rien affirmer avec certitude, mais il semble que votre mari ait été empoisonné, expliqua-t-il.

Le visage d’Ayané se figea, puis elle écarquilla les yeux.

— Empoisonné ? Avec quoi ?

— Nous ne le savons pas encore. Mais l’analyse du café trouvé sur les lieux montre qu’il contenait un poison très puissant. La mort de votre mari n’était due, en d’autres termes, ni à un accident ni à un malaise.

Elle se couvrit à nouveau la bouche de la main, et cligna plusieurs fois des yeux. Kusanagi vit qu’ils rougissaient.

— Mais qui… comment… pourquoi…

— C’est exactement ce que nous nous demandons. Si vous avez une idée là-dessus, nous aimerions que vous nous en parliez.

Kusanagi comprit pourquoi son chef lui avait dit tout à l’heure au téléphone que la situation avait évolué. Il admira sa franchise vis-à-vis de l’épouse de la victime.

Ayané se laissa tomber sur le canapé en se tenant le front d’une main.

— Je n’en ai aucune idée, absolument aucune.

— Quand avez-vous parlé à votre mari pour la dernière fois ? reprit Mamiya.

— Samedi matin. Nous avons quitté la maison ensemble.

— Avez-vous remarqué quelque chose de particulier chez lui à ce moment-là ? Le plus petit détail nous intéresse.

Ayané réfléchit quelques instants, puis elle fit non de la tête.

— Je suis désolée, j’ai la tête vide.

C’est compréhensible, pensa Kusanagi avec sympathie. Rien d’étonnant à ce qu’elle soit troublée : elle venait d’apprendre, alors qu’elle n’était pas encore remise du choc causé par la mort subite de son mari, qu’il avait vraisemblablement été empoisonné.

— Vous ne croyez pas que Mme Mashiba a besoin de se reposer quelques instants, chef ? Elle vient juste d’arriver de Sapporo, elle doit être fatiguée, dit-il.

— C’est vrai.

— Non, ce n’est pas la peine, répliqua Ayané en relevant la tête. Mais si vous me le permettez, j’aimerais me changer. Je n’ai pas quitté ces vêtements depuis hier soir.

Elle portait un tailleur sombre.

— Depuis hier soir ? répéta Kusanagi.

— Oui, j’ai passé la nuit à me demander si je ne pouvais pas trouver le moyen de rentrer à Tokyo, et je ne me suis pas déshabillée.

— Vous n’avez pas fermé l’œil de la nuit ?

— Non, mais je ne pense pas que j’y serais arrivée de toute façon.

— Ce n’est pas bien ! s’exclama Mamiya. Vous êtes sûre que vous ne voulez pas vous reposer un peu ?

— Non, je vous assure. Je vais me changer et je reviens tout de suite, déclara-t-elle en se levant.

Kusanagi la regarda disparaître dans sa chambre, avant de se tourner vers son supérieur :

— Le poison a été identifié ?

Mamiya hocha la tête.

— Le café contenait de l’arsenic.

Kusanagi ouvrit tout grands les yeux.

— De l’arsenic ? Comme dans l’affaire du curry empoisonné?[1]

— Il s’agirait plus précisément d’acide orthoarsénieux. La quantité présente dans le café bu par M. Mashiba dépasserait de très loin la dose fatale. Nous devrions avoir les résultats complets de l’autopsie cet après-midi, mais d’après ce que je sais, l’état de la victime correspond parfaitement à un empoisonnement à l’arsenic.

Kusanagi hocha la tête en soupirant. L’hypothèse d’une mort naturelle était à écarter.

— Il n’avait apparemment pas l’habitude de se faire du café, n’est-ce pas ? Qui a bien pu lui préparer celui-là ? demanda Mamiya, comme en se parlant à lui-même, mais assez fort pour que ses subordonnés l’entendent.

— Je pense qu’il lui arrivait de s’en faire tout seul, fit soudain Kaoru Utsumi.

— Comment peux-tu l’affirmer ?

— Nous avons un témoin, répondit-elle. Mlle Wakayama.

— Elle a dit ça ? fit Kusanagi en essayant de s’en souvenir.

— Oui, quand je lui ai posé une question sur les soucoupes, hier. Je voulais savoir s’il avait l’habitude de ne pas en utiliser quand il buvait du café. Et elle m’a répondu qu’il ne s’en servait peut-être pas quand il était seul.

Kusanagi s’en souvenait à présent.

— C’est vrai. Je l’ai entendu aussi, fit Mamiya en hochant la tête. Comment se fait-il que l’assistante de Mme Mashiba le sache, et pas sa femme ?

— Je voulais justement vous dire quelque chose à ce sujet.

Kusanagi rapporta le contenu de la discussion qu’il avait eue avec sa collègue – leur supposition que Yoshitaka Mashiba avait eu une liaison avec la jeune femme – en chuchotant à l’oreille de son chef.

Mamiya dévisagea successivement ses subordonnés avant de leur sourire.

— Vous aussi, vous y avez pensé ?

Kusanagi lui lança un regard surpris.

— Dois-je comprendre que vous partagez notre opinion ?

— Vous me croyez gâteux ? Je l’ai deviné hier soir ! s’exclama Mamiya en se tapotant le front du bout des doigts.

— De quoi s’agit-il ? demanda Kishitani.

— Je t’expliquerai tout à l’heure, lança Mamiya avant de se retourner vers Kusanagi et Utsumi. Je vous interdis de parler de cela devant sa femme.

— Bien, chef, acquiesça Kusanagi.

Utsumi exprima son accord par un hochement de tête.

— Il y avait du poison uniquement dans le reste de café ? s’enquit Kusanagi.

— Non, il y en avait ailleurs.

— Où donc ?

— Dans le filtre en papier. Ou plus précisément, dans le marc de café du filtre.

— Par conséquent, le poison a été mélangé au café moulu au moment où il a été préparé, conclut Kusanagi.

— C’est la première possibilité. Mais il y en a une autre, reprit Mamiya en levant l’index.

— Le poison aurait pu être mélangé à l’avance, dit Utsumi.

— Exactement, confirma Mamiya avec une expression satisfaite. Les techniciens n’en ont pas trouvé trace dans le paquet de café moulu qui était dans le réfrigérateur, mais cela ne signifie pas que ce n’était pas le cas. Il aurait pu être mélangé au-dessus du paquet et avoir été complètement utilisé.

— Quand aurait-il été placé là ? demanda Kusanagi.

— Nous l’ignorons. Les filtres utilisés récupérés par les techniciens dans la poubelle ne contenaient pas de trace de poison. Ça n’a rien d’étonnant. Dans le cas contraire, quelqu’un d’autre aurait bu du café empoisonné plus tôt.

— Il y avait une tasse sale dans l’évier, dit Utsumi. Il est important de savoir quand elle a été utilisée. De même que de savoir qui l’a utilisée.

— Tss, fit Mamiya en l’entendant. Ça, on le sait. Les empreintes ont été relevées. Sur l’une, il s’agissait de celles de la victime, sur l’autre, de la personne à laquelle vous pensez.

Kusanagi échangea un regard avec sa collègue. Ils savaient à présent qu’ils ne s’étaient pas trompés.

— Vous savez, Mlle Wakayama ne va pas tarder, commença-t-il, et il lui rapporta la conversation téléphonique entre Mme Mashiba et son assistante.

Mamiya l’écouta en fronçant les sourcils.

— Parfait ! Demande-lui quand elle a bu ce café avec lui. Ne la laisse pas te raconter n’importe quoi !

— Compris, patron, répondit son subordonné.

Ils entendirent des pas dans l’escalier et se turent.

Ayané Mashiba les rejoignit en s’excusant de les avoir fait attendre. Elle était à présent vêtue d’un pantalon noir et d’un chemisier bleu clair. Elle avait dû retoucher son maquillage, car elle avait meilleure mine.

— Vous sentez-vous en état de répondre à nos questions ? demanda Mamiya.

— Mais oui, bien sûr.

— Asseyez-vous, je vous en prie. Vous devez être épuisée, continua-t-il en désignant le sofa.

Elle s’y assit et tourna les yeux vers le jardin.

— Les pauvres, elles sont toutes fripées. J’avais pourtant demandé à mon mari de les arroser, mais il ne s’y intéressait pas.

Kusanagi suivit son regard. Des fleurs multicolores s’épanouissaient dans le jardin, dans des jardinières et des pots.

— Vous permettez que je les arrose d’abord ? Je serai plus calme après l’avoir fait.

Mamiya sembla hésiter, puis son visage se détendit et il hocha la tête en signe d’assentiment.

Elle le remercia et se leva pour aller dans la cuisine. Surpris, Kusanagi la vit remplir un seau d’eau dans l’évier.

— Il n’y a pas de robinet dans le jardin ? lui demanda-t-il.

Elle se retourna vers lui en souriant.

— Je vais commencer par celles du balcon en haut.

Il n’y a pas de lavabo à l’étage.

— Je vois.

Ce que lui avait dit Kaoru Utsumi à leur propos la veille au soir lui revint à l’esprit.

Le seau rempli d’eau paraissait lourd. Il lui offrit de le porter.

— Non, non, ce n’est pas la peine.

— Mais si. Vous l’emportez à l’étage, n’est-ce pas ?

— Je vous remercie, souffla-t-elle d’une voix sans vigueur.

La vaste chambre à coucher, d’une vingtaine de mètres carrés, avait un sol parqueté. Un grand ouvrage de patchwork ornait un de ses murs. Ses splendides couleurs enchantèrent les yeux de Kusanagi.

— C’est vous qui…

— Oui. Je l’ai fait il y a quelque temps.

— C’est impressionnant. Pour tout vous dire, je croyais que le patchwork était un genre de broderie. J’étais loin d’imaginer que cela pouvait être aussi artistique…

— Le patchwork n’est pas de l’art. Un ouvrage au patchwork est d’abord un objet pratique. Il doit être utile. Mais c’est encore mieux s’il est plaisant à voir, non ?

— Certainement ! Je vous admire de fabriquer des choses pareilles. Cela doit représenter beaucoup de travail, non ?

— Oui. Il faut être patient, car la réalisation prend du temps. Mais j’aime tirer l’aiguille. Sinon, je ne pense pas que j’arriverais à faire quelque chose de bien.

Kusanagi fit oui de la tête et reposa les yeux sur la tapisserie. Il n’y avait vu d’abord qu’un assemblage de couleurs, mais à présent qu’il savait qu’Ayané l’avait réalisé avec plaisir, il la trouvait apaisante.

Le balcon aussi était spacieux. Mais les jardinières y étaient si nombreuses qu’il paraissait juste assez grand pour une personne.

Ayané saisit une boîte de conserve vide posée dans un coin.

— C’est amusant, non ? fit-elle en la lui montrant.

Le fond de la boîte était percé de petits trous. Elle s’en servit pour puiser de l’eau dans le seau. Quelques gouttes tombèrent sur le sol. Elle commença à arroser les fleurs.

— Elle vous sert d’arrosoir ?

— Oui. Ce n’est pas commode de puiser de l’eau dans un seau avec un arrosoir, n’est-ce pas ? Voilà pourquoi j’ai bricolé une boîte de conserve vide.

— Excellente idée !

— N’est-ce pas ? Mais mon mari ne comprenait pas que je puisse avoir à ce point envie de fleurs ici.

Elle se tut, le visage soudain sombre, et s’accroupit. Elle continua à arroser.

— Madame Mashiba !

— Excusez-moi. Je n’arrive pas à croire qu’il est mort.

— C’est tout à fait compréhensible.

— Vous devez savoir que nous nous sommes mariés il y a à peine un an. Je commençais tout juste à m’habituer à cette nouvelle vie, à connaître ses goûts en matière de cuisine. J’avais l’impression que nous avions encore beaucoup de temps à passer ensemble.

En la voyant baisser la tête pour se cacher le visage d’une main, Kusanagi eut le cœur serré. La gaieté des fleurs qui l’entouraient lui paraissait à présent cruelle.

— Excusez-moi, murmura-t-elle. Je ne vais pas pouvoir vous être utile dans cet état. Il faut que je me reprenne !

— Nous pouvons vous poser des questions un autre jour, s’entendit dire Kusanagi qui imagina la grimace qu’aurait faite son chef s’il l’avait entendu.

— Non, non, ça va aller. Moi aussi, je tiens à découvrir ce qui s’est passé. Cette histoire n’a aucun sens pour moi. Qui a bien pu l’empoisonner…

La sonnette de l’entrée retentit au même moment. Elle se redressa, comme soulagée, et regarda par-dessus la rambarde.

— Hiromi ! cria-t-elle en agitant la main.

— Mlle Wakayama est arrivée ?

— Oui, répondit-elle en retournant à l’intérieur. Kusanagi la suivit. Kaoru Utsumi l’attendait au pied des marches. Elle avait dû entendre la sonnette. Elle lui souffla que Hiromi Wakayama venait d’arriver. La maîtresse de maison lui ouvrit la porte.

— Hiromi ! s’écria Ayané, des larmes dans la voix.

— Comment vous sentez-vous ?

— Ça va, merci. Je suis tellement contente que tu sois là, répondit-elle en la serrant dans ses bras.

Elle se mit à sangloter comme une enfant.

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