« Quelquefois la fuite de la mort fait que nous y courons. »
— Régime Saldmann (légumes, poissons, ni sel, ni sucre, ni gras, ni alcool, ni drogue, 40 minutes d’exercices quotidiens) = échec thérapeutique, patients trop dénués de volonté.
— Séquençage de l’ADN : OK. Aucune prédiction létale.
— Congélation des cellules souches : OK.
— Transfusion de sang au laser : OK.
— Thérapie génique par injection des facteurs Yamanaka : en attente des résultats de tests DBPCRCT.
— Thérapie génique par CRISPR pour allongement des télomères et régénérescence des mitochondries : impossible, sauf au Kazakhstan ou en Colombie.
— Greffe d’organes de porc : en attente des résultats de tests DBPCRCT.
— Impression d’organe en 3D : pas assez « sharp » pour le moment.
— Transfert de cerveau sur disque dur : c’est la prochaine étape.
— Transfusion de sang frais : ce sera la dernière étape.
Les papillons blancs dansaient en spirale dans un éclair de poussière ensoleillée, comme des protéines dans une double hélice d’ADN. Le ciel de Californie était de la couleur d’une bouteille de Bombay Sapphire. À Los Angeles, j’ai acheté dix flacons d’Elysium Basis (60 $ la boîte). On en ingérait chacun deux gélules par jour, sauf Pepper. Au bout d’un mois, les ongles de Romy ont poussé un peu plus vite. Nous logions au Sunset Marquis, dans un petit bungalow avec cuisine équipée. J’aimais faire les courses à la supérette 7-Eleven du coin. Nous étions heureux comme je l’avais prévu : vivre en Californie, c’est comme habiter une chanson de Fleetwood Mac, calme et lancinante. Steven Tyler, le chanteur d’Aerosmith, ronflait toute la journée dans la chambre voisine. Nous avions enfin une vie saine de surfeurs bronzés. Le matin, je faisais une heure de gym avec Léonore. Un coach sadique nous obligeait à faire des exercices de gainage, de « squats » avec poids et haltères. Progressivement mon corps se transformait : plaquettes de chocolat sur le ventre, biceps de superhéros. Nous ne mangions plus que du kale et des sushis. L’après-midi, nous bronzions au bord de la piscine, sauf Pepper. Romy s’acclimatait à la vie californienne, ou — plus exactement — elle retrouvait le décor qu’elle connaissait. Avec les séries qu’elle regardait depuis toujours, c’était comme si elle avait vécu à Los Angeles toute sa vie. Les villas avec jardins d’Ocean Drive, les longues limousines, les maisons basses et les affiches de cinéma géantes lui semblaient familières. Léonore était remise de sa déprime post-Harvard. Une boule dure dans son sein gauche l’inquiétait, mais nous avions rendez-vous dans l’antre du premier homme séquencé, où elle serait examinée de près. Craig Venter’s Health Nucleus, à San Diego, est la première clinique privée entièrement génomique, filiale de son groupe humblement baptisé « Human Longevity Incorporated » (HLI).
Craig Venter est un vétéran de la guerre du Vietnam : cela fait longtemps qu’il flirte avec la mort, se bat contre elle, et l’emporte. Il a survécu à l’offensive du Têt en janvier 1968, où la plupart de ses camarades de régiment furent brûlés vifs ou emprisonnés jusqu’à aujourd’hui. Sur le mur de la salle d’attente, un séquençage est imprimé en rose et mauve : le code génétique du patron sert d’ornement cabalistique à ce hall de science-non-fiction. Ce chauve à barbe blanche est obsédé depuis trente ans par la création de vie synthétique et l’amélioration de l’humanité. Il a donné naissance à la première créature vivante d’origine artificielle : « Mycoplasma laboratorium », une cellule à génome synthétique créée dans son labo à partir de l’ADN d’un « Mycoplasma genitalium » (bactérie recueillie dans les couilles humaines). Tout ceci a été publié par Venter dans la revue Science en 2010, entre deux traversées transatlantiques sur son immense voilier.
Son hôpital futuriste propose un système informatique de séquençage de l’ADN humain ultra-rapide avec une base de données prédictives internationale et tous les outils d’analyse phénotypique de la technomédecine (scanners 3D, observation du macrobiome, détection préventive radiologique du cancer, diagnostic avancé des maladies cardiovasculaires et neurodégénératives, ainsi que des diabètes). De nouveau nous avons craché notre salive dans des tubes, de nouveau on nous gratta des cellules épidermiques sous les bras, avant de prélever notre sang, nos selles et nos urines. Chaque client devait débourser 25 000 $ par jour pour passer une batterie de tests cliniques à côté desquels les examens de la Sécurité sociale française ressemblent à ceux du docteur Knock. Le look de l’institut Health Nucleus est inspiré de l’univers visuel des films Marvel : on se croirait dans l’école des X-Men. Craig Venter ressemble d’ailleurs physiquement au professeur Charles Xavier, dit « Professor X », le fabricant de mutants. La décoration intérieure de Health Nucleus évoque aussi le SHIELD des Avengers ou le « Milan » des Gardiens de la Galaxie. Les laborantins transhumanistes se prennent clairement pour des mutants investis d’une mission de prolongation de la vie humaine, voire de création d’une nouvelle race.
Ce qu’on n’a pas vu ou voulu voir depuis la Seconde Guerre mondiale, c’est que les superhéros et les mutants de Marvel et DC Comics défendaient une idéologie inspirée de l’« Übermensch » national-socialiste. La création d’une race supérieure biologiquement augmentée est constitutive du rêve eugéniste nazi : « Mon but ultime est de créer une race nouvelle, par une opération divine, une mutation biologique qui surpassera la race humaine, en lui conférant l’apparence d’une race nouvelle de héros, à moitié dieu et à moitié homme », a éructé Adolf Hitler dans un de ses discours sous coke. Les inventeurs de Superman (Jerry Siegel), Batman (Bob Kane) et Spider-Man (Stan Lee) étaient des enfants de juifs immigrés d’Europe centrale qui cherchaient à défendre leur peuple contre la barbarie hitlérienne. Alors… ils se sont inspirés de Moïse (et de la mythologie grecque). Inconsciemment, ils ont voulu rivaliser avec le pharaon nazi en force, en supériorité et en pouvoir de destruction massive. Dans l’un des premiers épisodes de la saga, Superman tord le canon d’un char allemand : à surhomme, surhomme et demi. Leur talent et leur goût de l’entertainment ont fait le reste : le spectacle mainstream mondialisé qui rapporte chaque année des milliards de dollars à Disney. Que l’on approuve ou pas la convergence mimétique du nazisme et des blockbusters de superhéros, il faut souligner ce fait : ces comic books et ces films à très gros budgets ne sont pas de la littérature fantastique. Il s’agit d’œuvres réalistes sur le présent de l’humanité. La création de mutants comme Logan (Wolverine) ou Bruce Banner (Hulk) est génétiquement possible dès aujourd’hui, en crispérisant et croisant plusieurs génomes humains, animaux et végétaux. Dans la fiction, le docteur Banner (Hulk) est le résultat d’une exposition à des doses massives de rayons gamma lors d’une explosion atomique ; Captain America est un soldat de l’US Army augmenté par irradiation et injection d’un sérum (le projet Renaissance). Le prix Nobel Svetlana Alexievitch ayant pu observer à Tchernobyl combien les mutations dues à la radioactivité restent imprévisibles, la science actuelle procédera plutôt par manipulation des mutations, planification des corrections et croisements génomiques. S’il est facile de créer des souris fluorescentes ou de ressusciter des mammouths au Church Lab, l’homme-loup ou le titan vert sont à notre portée immédiate. Batman (Bruce Wayne) et Iron Man (Tony Stark) sont des milliardaires à la Craig Venter, Elon Musk ou Peter Thiel qui s’équipent de gadgets technologiques, de prothèses, exosquelettes et drones de transport individuel pour combattre le mal. Mark Zuckerberg a d’ailleurs déclaré publiquement qu’il voulait façonner Jarvis, l’assistant d’Iron Man. La nature imite l’art… et les transhumanistes copient la SF. Il faut cesser de considérer les comics de superhéros comme des divertissements de science-fiction et les accepter pour ce qu’ils sont : des témoignages sur « l’obsolescence de l’homme », pour reprendre l’expression de Günther Anders.
C’est ici qu’il me faut exposer le concept, malheureusement rabâché par nombre de charlatans tel Raymond Kurzweil, de Singularité. L’idée est également née de la Seconde Guerre mondiale, en 1948 et 1949, lorsque John von Neumann étudia les automates, ancêtres des ordinateurs. Il évoqua le concept de « machines autoreproductrices » qui inspira ensuite à Gordon Moore en 1965 sa célèbre loi selon laquelle la puissance des circuits intégrés doublerait tous les ans (en 1971, Moore la corrigea en affirmant que la puissance des microprocesseurs doublerait tous les deux ans, ce que les progrès informatiques ont confirmé depuis). Un professeur de mathématiques du Wisconsin devenu romancier de science-fiction, Vernor Vinge, publia en 1993 un article intitulé : « The Coming Technological Singularity » où il développait l’idée que la loi de Moore mènerait au remplacement de l’humanité par les machines. La Singularité désigne le moment de la fin des civilisations humaines et l’avènement d’une nouvelle organisation où l’intelligence artificielle dépasse l’intelligence humaine. Dans Terminator 5, la prise de pouvoir de Skynet sur l’ensemble des ordinateurs connectés dans le monde, en particulier les armes nucléaires, est annoncée pour octobre 2017 : c’est précisément à cette date qu’on a commencé d’autoriser les Systèmes d’armes létales autonomes (SALA) qui tuent en fonction d’un algorithme interne. Une fois encore, les auteurs de science-fiction peuvent être considérés comme les seuls lanceurs d’alerte véritablement réalistes de toute la littérature connue.
La numérisation cérébrale de ma famille nécessita un long travail de copie de chacun de nos neurones sur support digital. J’avais téléphoné en France à mes parents pour leur proposer de greffer leur tête sur des corps bioniques amortels.
— C’est quoi le risque ?
— La tétraplégie, si la moelle épinière se reconnecte mal…
Pas réussi à convaincre ces technophobes réacs. Ni ma mère ni mon père n’avaient l’air pressés d’implanter leur cerveau sur un nouveau support biomécanique. Pourtant maman portait un écarteur d’artère coronaire dans la poitrine, et papa une rotule en polyéthylène. Leur bioconservatisme contredisait les interventions chirurgicales qui les avaient sauvés. L’ensemble de ma famille doutait de mes recherches… ce qui me conforta dans mes démarches. Allongé sur un lit d’hôpital, mon cerveau relié aux scanners par des électrodes et un microprocesseur implanté dans ma boîte crânienne, je me suis copieusement emmerdé pendant des mois. Ce qui est frustrant à Los Angeles, c’est d’être au bord de la mer mais trop loin pour l’entendre. Romy était connectée à Pepper : ils avaient choisi de fusionner leurs synapses, les neuronales avec les électroniques. Un cerveau humain compte 100 milliards de neurones, chacun capable de 10 000 synapses, ce qui donne un million de milliards de connections possibles : ce qu’on appelle le « connectome ». Chez Humai, start-up située sur Melrose Avenue et fondée par Josh Bocanegra, des centaines d’ordinateurs de deux milliards de transistors avec plusieurs dizaines de millions de portes logiques étaient connectés entre eux pour parvenir au même nombre de synapses électroniques que chez le Sapiens. Cette opération est nommée le « neuroenhancement ». Elle découle d’une découverte faite par un neurologue de l’équipe de George Church au Wyss Institute à Harvard (Seth Shipman) en juillet 2017 : si l’on est capable de stocker un film de cinéma numérique dans un ADN de bactérie vivante, alors il est possible d’intégrer toute l’information de notre cerveau dans un ADN avant de tout télécharger sur un disque dur très puissant. Il est étonnant que la presse n’ait pas davantage signalé que durant l’été 2017, la frontière infranchissable entre l’homme et le digital était tombée. Malgré les protestations de Léonore, j’avais fini par céder à l’insistance de ma fille qui voulait être téléchargée dans son robot. J’avais même accepté de baptiser le petit robot en lui versant sur la tête le contenu d’une canette de Dr Pepper. Les deux ados se considéraient désormais comme des cyborgs technochrétiens. La fusion Romy/Pepper a ouvert la voie à l’androïdisation rapide de sa génération, ce que nous ignorions à l’époque. Mais le corps naturel de Romy continuait de manger des Reese’s et des Nerds ! Quant à moi, j’étais uploadé dans l’au-delà numérique. Mes neurones et cellules gliales téléchargés dans le nuage digital mondialisé, grâce à des composants nanométriques imitant le comportement de mes neurones biologiques. Mon système limbique stocké sous forme de lettres ATCG dans un chromosome artificiel qui porte mon nom pour l’éternité. Congelées dans un parking de cellules souches iPS sur trois continents, mes cellules prénatales étaient conservées à moins 180 degrés centigrades dans de l’azote liquide. J’étais enfin débarrassé du corps humain périssable grâce à la puce électronique contenant ce récit. Le texte de vie que vous lisez garantit mon éternisation. Il est conservé sur le logiciel Human Longevity dossier numéro X76097AA804. Nom de code : JOUVENCE, mot de passe : Romy2017. La copie de mon cerveau sous forme de lettres A, T, C et G était contenue dans une clé USB mais aussi dans un minirobot équipé de webcams qui me permettrait de poursuivre ma vie après le jour où mon enveloppe physique serait obsolète. Les événements nouveaux, souvenirs récents, expériences et contacts postérieurs à l’opération de « connectomie » étaient enregistrés automatiquement au fur et à mesure, comme lorsque vous actualisez votre disque dur sur Time Machine. C’est le même principe qui guide les profils Facebook posthumes ou les logiciels envoyeurs d’e-mails postérieurs à la mort (par exemple, ceux des start-up « DeadSocial », « LifeNaut.com » ou « Eterni-Me »), agrémenté d’une digitalisation effective du connectome, opération également proposée par les sociétés « In Its Image », « Neuralink » et « Imagination Engines ». Certes, le cyborg équipé de mon algorithme n’aura pas ma peau, mais il aura mon humour, ma mémoire, ma bêtise, mes attitudes, mes opinions, mes croyances, mon style régulièrement réactualisé.
Léonore ne prenait toujours rien de tout cela au sérieux. Elle se moquait de notre robotisation. Elle refusait d’adresser la parole à nos avatars, qu’elle trouvait effrayants de stupidité et de laideur. C’est la fondation Terasem qui a inauguré ce système d’« Extension de la vie humaine » (« Human Life Extension ») dans le Vermont en 2004, en créant Bina48, l’androïde de Bina Rothblatt, la femme de Martine Rothblatt. Il est vrai qu’elle est effrayante. Mais, même immonde et inanimé, mon avatar connaît toute ma vie par cœur et écrit régulièrement à tous mes contacts. J’étais rassuré de posséder un alter ego sous forme de fichier automatisé dans un androïde. Il me semblait qu’il n’y avait pas de quoi s’énerver. Ma fille et moi vivions toujours et, le jour venu, nos frères de silicium nous remplaceraient… Comme dit Kevin Warwick, professeur de cybernétique à l’université de Coventry : « Je suis né humain, mais ce ne fut qu’un accident du destin. » Un con vivant est-il préférable à un génie mort ?
Durant notre traitement, Léonore vomissait très élégamment dans les bouquets d’eucalyptus de notre bungalow. L’infirmière du Health Nucleus l’a vite prise à part pour lui annoncer une heureuse nouvelle : elle était enceinte, et nos génomes étaient compatibles. L’Institut de longévité humaine nous a proposé immédiatement de parfaire l’ADN du futur bébé afin de générer un mutant à l’abri des maladies génétiques. Nous avons accepté avec enthousiasme d’effectuer tous les prélèvements nécessaires. Mais Léonore ne jouait pas le jeu : elle a refusé les transfusions et la connectomie parce qu’elle vivait une grossesse, transmutation tellement plus hallucinante… La création de la vie lui donnait un teint éclatant, un corps extraterrestre, aux hormones décuplées, à la sexualité de fauve. Tous mes traitements transhumains semblaient pitoyables face à sa mutation en surfemme reproductrice, en usine naturelle à aliens aux seins exacerbés. Comment rivaliser avec elle ? Elle n’avait pas besoin d’aide pour s’augmenter.
Un matin d’automne, en se servant un café, elle a crevé l’abcès.
— Et supposons que tu réussisses à vivre trois cents ans, s’est-elle écriée, tu ferais quoi de tout ce temps ?
— Je… sais pas… je…
— Bien sûr que tu ne sais pas ! Tu cours après la Jouvence de l’abbé Venter sans même te poser la question de savoir ce que tu ferais d’une vie prolongée !
— Je pourrais profiter de toi plus longtemps…
— Mais c’est faux ! Je suis là avec tes deux filles et un troisième enfant dans le ventre et tu ne profites même pas de nous, tu prends rendez-vous avec tous les gourous de Californie ! Tu crois que tu changerais si tu étais immortel ? Tu te trouverais une autre quête impossible : ouvrir un night-club sur Mars ou je ne sais quoi ! Tu veux vaincre la mort pour désobéir au destin, pas pour vivre heureux. Le bonheur, tu n’as jamais su ce que cela signifiait. Je ne te reproche rien : c’est ce qui m’a plu chez toi. Ton mal-être, ta solitude, ton romantisme caché, ta maladresse avec Romy…
Peut-être Léonore buvait-elle trop de Nespresso pour une femme enceinte. Les hormones plus la caféine formaient un cocktail détonant.
— Tu es médecin, ai-je protesté. C’est ton boulot de vaincre la mort.
— Non, c’est de sauver des vies. Nuance. La mort je ne la combats pas, mais la maladie, oui. La souffrance, le handicap, voilà mes ennemis. Au début, ton obsession hypocondriaque pour le rajeunissement cellulaire et les manipulations génétiques me faisait marrer, je t’ai trouvé attendrissant comme un gamin qui a lu trop de SF. Mais là tu deviens franchement pathétique.
— J’ai besoin de rêver…
— Pas du tout : t’es juste un trouillard. Et je vais te dire : c’est pas sexy, un mec lâche. Sois un homme, putain. Tu ne vois pas que toutes ces thérapies transhumaines ne sont que les fantasmes de mégalomanes narcissiques complètement puérils et incultes, de nerds incapables d’accepter la fatalité ? Mais bon sang, ça crève les yeux, ces abrutis de milliardaires américains ont aussi peur de vivre que de mourir ! Ils ont tous des perruques, t’as remarqué ? Elon Musk, Ray Kurzweil, Steve Wozniak : le gang des toupets !
Comme Léonore était belle quand elle s’énervait ! Je n’aurais pas dû la provoquer mais je dois être masochiste. Ses yeux furieux… Elle était aussi sexy que si elle portait une fourrure et tenait un fouet.
— Tu ne trouves pas que ce serait merveilleux, une vie sans fin ?
— Mon pauvre chéri, une vie sans fin serait une vie sans but.
— Ah bon ? Parce que le but de la vie c’est de crever ?
— Non mais si t’enlèves la mort, y a plus d’enjeu. Plus de suspense. Trop de temps tue le plaisir. T’as pas lu Sénèque ?
— Non j’ai pas lu Sénèque, je préfère Barjavel. Mais ils sont morts tous les deux ! Je veux pas y passer, tu piges ? Toi t’as pas peur parce que t’es jeune. On verra si t’as pas envie de jouer les prolongations dans trente ans !
— Écoute, tu as cinquante balais, il te reste deux ou trois décennies sur terre, alors cesse de pleurnicher, amuse-toi, profites-en, remercie la nature de t’avoir donné un nouvel enfant à la place d’un cancer du pancréas ! Moi je voudrais un père pour ma fille, pas un attardé avec une panoplie d’Uberman !
Elle devenait vexante ; je devins idiot.
— Tu es jalouse parce que George Church et Craig Venter font plus de découvertes que ton laboratoire suisse.
Elle m’a jeté un regard effaré d’abord, puis dégoûté, enfin lugubre. Je ne puis y repenser sans rougir de honte. Et pourtant j’ai été souvent minable dans ma vie.
— Tu ne vois pas que mon prof suisse a essayé de te prévenir que tes nouvelles idoles étaient des illuminés qui n’en voulaient qu’à ton pognon ? T’es vraiment trop nul. Salut.
Chaque pas que fit Léonore vers la porte, avec Lou dans ses bras, son ventre arrondi, ses seins puissants, le son mat de la porte qui claque et ce « salut » glacial, chaque pas était un sabre planté dans mon ventre.
Et pourtant je n’ai pas renoncé. J’étais trop près du but. Je n’écoutais plus personne. Je me disais qu’une fois augmenté, j’aurais tout le temps de reconquérir ma femme et mon bébé. J’étais têtu comme une mule crispérisée avec un ADN de taureau.
La nuit, les feux arrière des voitures formaient une rivière de sang qui ruisselait sur le boulevard du Crépuscule. Un pic de pollution était annoncé à la radio. Les particules fines me piquaient les yeux, le nez et la gorge, comme à Paris. C’était peut-être une drôle d’idée de chercher l’immortalité dans une cité qui vous refilait le cancer du poumon en cadeau de bienvenue. Après le « brain uploading », il ne me restait qu’à effectuer la transfusion de sang jeune promise par la clinique Ambrosia de Monterey. La start-up avait été créée par Jesse Karmazin, un médecin convaincu que le sang jeune constituait la jouvence suprême. Ma cyberfille Romy Pepper m’a accompagné lors d’un road trip sur le highway numéro 1 qui conduit de San Diego à Monterey, c’est-à-dire du sud de L.A. au sud de San Francisco. C’est à Monterey que Jimi Hendrix a brûlé sa guitare en 1967 ; c’est aussi là que furent données les premières conférences TED — cette ville aime les explorateurs. La route de la vie éternelle longeait les requins du Pacifique, entre deux tremblements de terre, vers la vallée du Silicium et ses plantations d’orangers vert et or. La Californie suburbaine semblait une suite de pharmacies et d’églises, de terrains vagues, de pompes à essence, de panneaux publicitaires, et puis, soudain, il n’y avait plus que des falaises géantes de granit, sur lesquelles les vagues de l’océan glacé explosaient sous un soleil blanc. La West Coast rappelait physiquement le Pays basque, en remplaçant le foie gras par des tatakis de thon. Notre voiture glissait sur le goudron entre les pins, les acacias, les palmiers, les poivriers, les abricotiers et les noyers, vers une éternité définitive. À travers la lunette arrière s’éloignait le passé : des familles d’humains qui jouaient au ballon sur la plage, des motels remplis de mortels, des églises blanches contenant des protestants non révoltés. Je songeais presque avec nostalgie à mon espèce révolue, mais il était trop tard pour reculer. C’était comme si la route s’effondrait derrière nous (ce fut d’ailleurs le cas à Pfeiffer Canyon, près de Big Sur).
Durant plusieurs semaines, à Monterey, mes veines absorbèrent le sang de nombreux adolescents californiens triés sur le volet : aux États-Unis, le sang est à vendre par les « blood banks », et l’on peut connaître la tranche d’âge des donneurs (chez Ambrosia : 16–25 ans). Le mythe vampirique n’avait commis qu’une erreur : l’ail n’est pas nocif, au contraire il favorise la circulation sanguine. J’en croquais des gousses entières tous les matins en me faisant injecter de l’hémoglobine fraîche de surfeur fauché. L’effet fut redoutable : mes neurones furent remyélinisés à une vitesse anormale. Au bout de quinze jours de ce traitement onéreux (8 000 $ tous les deux jours), c’était comme si l’on m’avait injecté un courant électrique à 10 000 volts. J’étais réincarné en skater d’un film de Gus Van Sant. Je sentais mes cheveux repousser, mes pectoraux gonfler. Je bandais tout le temps en pensant aux seins méchants de Léonore. Je grimpais les escaliers quatre à quatre sans sentir l’effort. Le sang jeune est pire qu’une drogue : j’avais l’impression de voler à vingt centimètres au-dessus du sol et d’éjaculer des litres. Je ne résistai pas à la tentation de rallumer mon smartphone pour poster quelques selfies de mon torse transfiguré sur Instagram. C’étaient les premières images visibles de mon corps depuis ma démission audiovisuelle. Sur les photos, prises au Post Ranch Inn de Big Sur, en haut d’une falaise surplombant l’océan, mon ego rebooté exultait comme celui d’un chanteur de boys band. Mes rides avaient disparu, mes joues étaient regonflées et mon ventre plat exhibait des abdominaux reconstitués. Je souriais comme un culturiste gonflant ses biceps en string huilé. Le magazine Closer publia ces clichés sans mon autorisation, avec en titre « Beigbeder expérimente le vampirisme en Californie ». L’information avait fuité, je n’ai jamais su qui avait balancé le scoop sur la méthode Ambrosia… même si je soupçonne fortement Léonore.
Chaque soir, je lisais à Romy La Comtesse sanglante de Valentine Penrose, ouvrage d’une poétesse surréaliste fascinée par les douches de sang frais qui ruisselaient sur Erzsébet Báthory au XVIe siècle. « Belle et imposante, très fière, n’aimant qu’elle-même et toujours en quête, non du plaisir mondain, mais du plaisir amoureux, Erzsébet entourée de flatteurs et de dépravés (…) essayait de saisir, et ne pouvait toucher. Or, vouloir se réveiller de ne pas vivre, c’est ce qui donne le goût du sang, du sang des autres où peut-être se cachait le secret qui, dès sa naissance, lui avait été voilé. » Romy aussi adorait cette histoire ; je lui faisais croire qu’il s’agissait d’une fiction. Son cerveau connecté à la Wi-Fi lui permit toutefois de vérifier que la vampiresse avait réellement bu le sang de centaines d’adolescentes assassinées. Je chantais souvent une Marseillaise transhumaine :
Aux armes, citoyens !
Formez vos bataillons !
Marchons, marchons,
Qu’un sang plus jeune
Abreuve mes sillons.
Romy et Pepper se sont mariés dans la plus stricte intimité à la mairie de Santa Barbara. Le maire était fier de célébrer en toute illégalité la première union humano-robotique dans le but de « faire avancer la société vers l’acceptation des androïdes et le dépassement de la robophobie ». Après la cérémonie, nous avons dévoré des homards grillés sur le Stearns Wharf. Pendant que les jeunes mariés regardaient l’horizon en se tenant par le bras télescopique, je finissais la saison 2 de Fear the Walking Dead, qui se déroule à Los Angeles.
Il n’y avait plus aucune différence entre la réalité autour de nous et la science-fiction. Les films de zombies montrent des morts-vivants en quête de chair fraîche : une fois encore, les scénaristes hollywoodiens avaient tenté de nous avertir.
Dès que Jesse Karmazin publia les premiers résultats de son test vampirique, tous les nouveaux riches de la Silicon Valley se précipitèrent à la porte de sa clinique, Peter Thiel en tête. La presse titra sur l’Age Reversal dans le monde entier. Le Monde : « En Californie, les voitures se rechargent en électricité, et les vieux en sang. » Le New York Times : « Young blood injections : the future of rejuvenation. » Le Figaro Magazine : « Dracula avait-il raison ? » GQ France fit même sa couverture avec ma photo en maillot de bain, avec cette légende en typo jaune vif : « Beigbeder Reloaded. » Bientôt la clinique Ambrosia ne bénéficia plus d’approvisionnement suffisant en plasma jeune pour restaurer la myéline du troisième âge. Le gouvernement américain tenta vainement d’appeler au calme les retraités californiens. Les personnes âgées de tout le territoire américain commencèrent à chercher de nouvelles sources d’hémoglobine régénérante. La police ne pouvait dissuader tous les étudiants, les chômeurs, les miséreux et les toxicomanes du pays de vendre leur sang aux camions de pompage de cette énergie nouvelle. La demande créant l’offre, une chasse commença vers le sud. Les vieux friqués dépensaient des sommes colossales pour une transfusion de jeunesse. Assez rapidement, le commerce du sang bascula dans l’illégalité, tant aux États-Unis qu’au Mexique, puis en Chine et en Europe de l’Est. Des mafias sanguines se développèrent dès l’hiver suivant. Les « blood dealers » vendaient le litre de « young plasma » entre 5 000 et 10 000 $. De nombreuses personnes âgées attrapaient des hépatites mortelles, des leucémies ou le sida, mais ces accidents ne freinaient nullement la demande… Et plus les tarifs du trafic de sang augmentaient, plus le danger grandissait pour les populations adolescentes.
Les premières chasses à la jouvence (« Youth Chases ») furent observées dans la banlieue de L.A. Il y a une logique géographique : ce n’est pas un hasard si les transhumanistes se sont installés sur le terrain de jeux de la Manson Family. Ce n’est pas le surf qui les a attirés en Californie mais l’odeur du sang sacrifié. Le mot « PIGS », écrit sur les murs, annonçait les cochons humanisés qui nous fourniraient bientôt des organes neufs à transplanter, et plus métaphoriquement le devenir-porcin de la néo-humanité sur une planète-auge. Des bandes de trafiquants cannibales s’attaquaient à tout citoyen âgé de moins de vingt ans. Les corps vidés des adolescents étaient enterrés dans le désert du Nevada ; régulièrement, la police découvrait des charniers remplis de peaux tannées, sèches, empilées comme du cuir humain. Une rumeur invérifiable évoquait l’existence d’élevages d’enfants en batterie au Nicaragua pour nourrir des sectes de vieillards zombies. J’avais servi de cobaye à une expérience qui déclenchait une guerre vampirique entre générations. Je m’en souviens comme si c’était hier. « Le sang est un suc tout particulier », dit Méphistophélès (le diable) dans Faust. Rajeunir est impossible sans emprunter la jeunesse d’un autre, le sang d’une vierge, les cellules d’un embryon, se greffer les organes d’un motard mort la veille ou le cœur d’un cochon humanoïde. Le problème de la vie éternelle, c’est qu’elle a besoin de cambrioler le corps d’autrui. Mon nouveau sang n’était pas le mien, il était meilleur que le mien, plus pur, plus frais, plus beau, mais je n’étais plus moi. Léonore avait eu raison de me fuir : mon humanité s’évaporait jour après jour.
Il suffisait d’y penser : la seule chance pour Homo Sapiens de vivre éternellement était de tuer ses propres enfants. Même Dieu avait crucifié son fils. Je n’ai pas été capable de suivre l’exemple évangélique : je ne pouvais pas égorger Romy. C’est pourquoi je suis tombé malade.