4 NOBODY FUCKS WITH THE JESUS (Hôpital hébraïque de Jérusalem)

« N’est pas mort pour toujours qui dort dans l’Éternel

Et d’étranges éons rendent la mort mortelle. »

H. P. Lovecraft

De quoi mourons-nous principalement ? La revue médicale britannique The Lancet a publié en 2014 une étude financée par la fondation Bill Gates : 800 chercheurs internationaux ont passé en revue 240 causes de décès dans 188 pays du monde. Le quarté gagnant n’a rien de surprenant : c’est d’abord notre cœur qui lâche (maladies cardiaques : 8 millions de morts en 2013), ensuite notre cerveau qui grille (AVC : 6 millions de morts), le poumon qui s’asphyxie (3 millions), puis la maladie d’Alzheimer (1,6 million). Les accidents de la route n’arrivent qu’en 7e position (1,3 million de morts), ex aequo avec le sida.


J’ai écrit au professeur israélien spécialisé dans le rajeunissement des cellules, dont ma psy m’avait donné l’e-mail.

« Docteur Buganim, je vous contacte de la part d’une psychiatre que vous connaissez, le docteur Enkidu de Paris, j’espère que cette recommandation ne vous inquiétera pas. Accepteriez-vous de me recevoir pour reporter ma mort ? Mon budget est conséquent. À ce propos, j’aimerais bien savoir : combien coûte la vie éternelle ? Soyez bien aimable de me renvoyer un devis d’immortalité par retour de courrier. All the best. »

Quand vous adressez ce genre de mail à un grand ponte des biotechnologies, soit il vous dégage dans ses spams, soit il vous rappelle dans l’heure parce qu’il est toujours distrayant de dialoguer avec des aliénés. Le docteur Yossi Buganim m’a répondu dans le quart d’heure. Inquiet, il me demandait pourquoi Mrs Enkidu m’avait parlé de lui, et si je pouvais lui adresser un mail de confirmation en provenance de la responsable des relations extérieures de l’Université hébraïque de Jérusalem. J’avais tout d’un coup l’impression d’être dans un roman d’espionnage. Le monde de la recherche en biologie est aujourd’hui très paranoïaque : la quête d’éternité est une course lancée entre Chinois, Suisses, Américains et Israéliens (les Français sont à la remorque : pas assez de moyens et trop d’éthique). Dans cette guerre scientifique, il y a des fraudes, des effets d’annonce bidon (comme la découverte des nouveaux ciseaux génomiques NgAgo par Han Chunyu de l’université de Shijiazhuang), des coups de pub hasardeux, beaucoup d’intox et d’espionnage. La science génétique est un marathon pire que la course aux Oscars. Le docteur Yossi Buganim a reçu en 2016 un prix du magazine Science : il est un des chercheurs les plus avancés au monde dans le domaine de la création de cellules iPS. J’ai donc adressé un mail à la dircom de son laboratoire.

« Précisez bien au docteur que je ne suis pas malade. Je ne lui demande pas de me guérir, mais de me prolonger. Nous préparons un grand documentaire sur l’immortalité et je veux juste savoir si l’injection de cellules souches peut me permettre de freiner mon vieillissement. Ma fille m’accompagnera au rendez-vous : ses cellules sont nettement plus fraîches que les miennes. Merci de me proposer plusieurs dates. Nous sommes disponibles dans l’immédiat. »

Un peu de pédagogie sur les cellules souches. Ne vous inquiétez pas : je ne vais pas vous recopier la fiche Wikipédia, qui est incompréhensible. En 1953, un biologiste américain nommé Leroy Stevens, qui faisait des expériences sur l’influence néfaste de la cigarette sur des souris dans le Maine, en aperçoit une avec un gros scrotum. Il la tue, l’ouvre en deux : en fait elle est atteinte d’une tumeur des couilles. Bon, déjà, ce symptôme confirme que fumer est dangereux pour la santé. Mais Stevens constate que la tumeur de la souris est bizarre. À l’intérieur, elle contient des cheveux, des bouts d’os et des dents. What the fuck ?! Il fait fumer des cigarettes à d’autres souris, dissèque d’autres tumeurs, qui cette fois ressemblent à des embryons. C’est Alien en miniature. Il décide alors de transplanter cette tumeur sur des souris plus jeunes, pour voir ce qui se produira — et aussi parce qu’il n’existe pas encore de Déclaration Universelle des Droits de la Souris. Il constate alors que les tumeurs s’adaptent à leur nouvel environnement, et se développent comme des embryons ratés et répugnants, toujours chevelus et dentés. On savait rigoler à Bar Harbor (Maine) à l’époque. Leroy Stevens venait de découvrir les cellules souches. Pour simplifier, nous les humains, sommes des animaux multicellulaires : de grandes souris composées de 75 000 milliards de cellules. Dès l’embryon, nos cellules se répliquent indéfiniment et sont capables de se transformer en n’importe quoi : os, foie, cœur, yeux, peau, dents, une chevelure ondoyante, ta chatte. (Pardon pour ce subterfuge destiné à réveiller l’attention de mon lecteur.) Supposons que quelqu’un parvienne à contrôler ces cellules souches, il pourrait soit nous sauver la vie (par exemple, en reconstituant un organe défectueux), soit nous transformer en tumeurs géantes et visqueuses. Attention : c’est ici que le jeu se complique. Les cellules souches prolifèrent dans l’embryon mais on ne va pas tuer des milliers de fœtus pour voler leurs cellules : même si l’idée semble logique — nous verrons plus loin que la lutte contre le vieillissement a quelque chose de vampirique —, ce serait amoral et d’ailleurs c’est interdit en France par la loi bioéthique de 2004. La question du clonage humain s’est posée il y a dix ans pour cultiver les cellules souches mais en 2006, deux savants japonais ont trouvé une autre solution. Kazutoshi Takahashi et Shinya Yamanaka, de l’université de Kyoto, ont réussi à rajeunir des cellules d’adultes prélevées sur la peau, en les « reprogrammant » en iPS (Induced Pluripotent Stem Cells = Cellules souches pluripotentes induites). Pour simplifier, les Japonais ont exercé une manipulation génétique en injectant quatre facteurs (Oct3/4, Sox2, Klf4 et c-Myc) permettant de transformer des cellules adultes en cellules de bébé « tout-terrain », capables de s’adapter n’importe où et de s’autorenouveler. Yamanaka a reçu le prix Nobel de médecine en 2012 pour cet exploit. Et voici pourquoi, depuis cinq ans, des milliers de biologistes torturent des millions de souris dans le monde entier en espérant trouver la pierre philosophale. Pigé ? Fin de la parenthèse pédagogique. Maintenant, j’attends mon Nobel de la vulgarisation.

La business class qui nous a emmenés à Tel-Aviv était remplie d’hommes d’affaires qui lisaient Le Charme discret de l’intestin. Beaucoup portaient une kippa. Dans la carlingue, j’étais entouré d’êtres mortels que la mort n’effrayait pas. Les juifs frôlent la mort à chaque coin de rue ; ils semblent accoutumés à sa fréquentation. On dirait qu’elle ne leur fait ni chaud, ni froid. Contrairement à Romy, je ne trouve pas que « mortel » soit synonyme de « génial ». De même, je déteste quand elle perd au jeu vidéo, car elle emploie alors cette expression débile :

— Je suis au bout de ma vie.

Ce à quoi je réplique avec orgueil :

— Prem’s.

Elle cachait ses bâillements pendant que je lui racontais les prodigieuses découvertes scientifiques qui nous amenaient dans cette ville ; Romy gardait la bouche fermée mais ses narines mobiles la trahissaient. Je n’avais jamais mis les pieds à Jérusalem ; je n’ai pas une prédilection pour les lieux saints. Par exemple, je n’ai jamais cédé à la mode de la marche à pied jusqu’à Compostelle. Romy regardait Hunger Games sur son ordinateur — encore une histoire de survie. Katniss Everdeen, l’héroïne interprétée par Jennifer Lawrence, passe tous les épisodes à sauver sa peau dans des jeux du cirque de plus en plus sadiens. Voir ce film à son âge m’aurait traumatisé mais Romy s’est endormie sans la moindre angoisse. La jeunesse s’est endurcie depuis que le chacun-pour-sa-gueule est devenu l’unique storytelling de nos enfants.

J’ai envoyé ce message à Léonore, restée à Paris avec notre bébé.

« Cher amour de ma vie,

J’ai beau jouer les blasés, il n’est pas anodin d’atterrir sur la Terre promise. On survole la Méditerranée et tout d’un coup, par le hublot, on voit une ligne droite, blanche et scintillante : c’est Israël, le pays qui est une utopie depuis trois millénaires. Nos voisins de fauteuil, un couple de vieux, se sont pris la main quand l’avion a touché le sol. Je les ai enviés car ta main me manquait. Je sais ce que tu penses : ma quête d’immortalité n’a pas de sens. Tu as sans doute raison, pourtant elle est déjà couronnée de succès, avant même mon rendez-vous avec le confrère de ton boss, puisque chaque kilomètre qui me sépare de Lou et toi mesure une éternité. Je te téléphone dès que je suis rempli de cellules souches. Croque un orteil de Lou de ma part : on le fera repousser. Je ne t’écris pas une trop longue lettre parce que je crains de chialer devant Romy. Je déteste faire autre chose que te serrer dans mes bras.

Ton amant légal aux sentiments inoxydables.

P.S : Sans déconner, je crois que te serrer contre moi est ma définition du paradis. »

Je devrais peut-être m’acheter une kippa. J’en ai porté une au mariage de mon producteur et cette petite calotte m’allait bien, elle me conférait la profondeur qui me manque. Après tout, avec mon nez proéminent et mes yeux clairs, j’ai une bonne tronche d’ashkénaze. Bien que possesseur d’un prépuce très catholique, je figure sur une « liste des juifs qui tiennent les médias » publiée sur un site de la fachosphère. Je laisse croire parce que je suis flatté. Du moment qu’on cite mon nom quelque part !

L’atterrissage a réveillé Romy et on a demandé à un chauffeur de taxi de nous déposer directement au laboratoire génomique de biotechnologie cellulaire de l’Université hébraïque de Jérusalem. Depuis Tel-Aviv, c’est une heure de trajet hautement sécurisé entre des barbelés. Ne croyant ni en Dieu, ni en Yahvé, ni en Allah, j’ai essayé de regarder par la fenêtre comme si ce pays était n’importe quel endroit, mais ce n’était pas n’importe quel endroit. Beaucoup de policiers encadraient des hommes en noir, barbus, avec des chapeaux noirs et des nattes frisées. Israël c’est le Marais en plus grand, avec un ciel plus large. Même la lumière est métaphysique. Je me suis aperçu que je ne connaissais pas un mot d’hébreu à part « shalom ». Je ne savais même pas dire « oui » ou « merci » ! Heureusement que Romy avait la 4G : elle m’a appris que cela se disait « ken » et « toda ». Le chauffeur de taxi conduisait comme un dingue, pied au plancher, la clim’ à fond : j’avais peur que Romy ne prenne froid.

— Attache ta ceinture et prends mon foulard.

La paternité oblige à employer souvent l’impératif. Sur les trottoirs déambulaient beaucoup de beautés brunes, grandes et minces aux cheveux soyeux, aux yeux verts, aux dents blanches et aux seins triomphants, mais je m’efforçais de ne pas me laisser distraire de ma mission scientifique. Comment appelle-t-on les fossettes creusées à l’arrière des genoux, cet endroit si doux et doré ? Si quelqu’un connaît la réponse, écrivez-moi SVP. Je ne pouvais tout de même pas demander à ma fille de googler la réponse.

— Tu vois ces Israéliennes, Romy ? Elles prennent l’air exaspéré pour être jolies. Ne fais jamais ça, tu m’entends ?

On sentait que la jeunesse israélienne voulait être californienne, vivre en tee-shirt et tongs : tous les juifs ressemblaient à Jésus en short. Comme à Paris, Rome, Londres ou New York, les juifs étaient difficiles à distinguer des hipsters. Qui avait copié sur l’autre ? Le hipster était-il un juif déguisé en branché ? Le juif était-il un hipster avec une dimension spirituelle ? Il me semblait qu’une guerre se préparait et que les Israéliens avaient choisi le même camp que les bobos. Romy commençait à avoir mal au ventre quand la voiture nous a déposés à la cafétéria de l’hôpital.

J’étais soulagé ; personne ne m’a reconnu quand nous sommes descendus du taxi ; mon visage prenait des vacances. Vivre c’est beau ; vivre dans l’anonymat choisi et non subi, c’est le bonheur. Surtout quand tu sais que toute personne qui t’appelle entend cette phrase snob, prononcée par un robot : « La boîte vocale de votre correspondant est pleine. » C’est l’équivalent poli de : « Je suis plus populaire que toi et je t’emmerde. » Après l’annonce publique de ma démission, je n’avais reçu aucun coup de fil des centaines de stars que j’avais invitées dans mes émissions. Leur ingratitude était prévisible mais il était néanmoins désagréable de la vérifier : après vingt ans de télévision, le nombre de célébrités qui étaient devenues mes amis était égal à zéro. Je n’avais été qu’un intermédiaire entre les artistes et leur public. Est-ce que j’ai une gueule de truchement ?

Ensuite on a bu un Coca et fait un concours de rots. Par la fenêtre ouverte, Romy avait pris un coup de soleil sur le bout du nez. À force de roter, elle s’est mise à vomir son french toast, heureusement nous étions arrivés.

Le Hadassah Ein Kerem Hospital Center de Jérusalem est une ville moderne en haut d’une montagne. Composé d’une trentaine d’immeubles, comprenant un centre commercial, une synagogue, des restaurants, une université, je crois que c’est le plus grand hôpital où j’aie jamais mis les pieds. Moins récent que le vaisseau spatial Pompidou de Paris, il inspire davantage le respect, comme toute zone étroitement surveillée. Cette ruche gigantesque est protégée par des soldats armés. Pour y pénétrer, il faut franchir des portiques de sécurité plus impressionnants qu’à l’aéroport. Sans rendez-vous avec un grand médecin, vous êtes raccompagné à la frontière.

Le docteur Yossi Buganim est le jeune prodige de la recherche médicale à la faculté de médecine de la Hebrew University of Jerusalem. Ce chercheur israélien au crâne rasé ressemble à un acteur de films d’action, genre Jason Statham. Il a de belles mains, longues et nerveuses ; des mains de pianiste qui jouent sur les quatre notes de l’ADN : A, T, G, C (adénine, thymine, guanine et cytosine). Le genre de mains idéales pour fumer des cigarettes, mais il ne fume pas compte tenu de son job. Son laboratoire est calmement high-tech : microscopes ultrasophistiqués, vidéos 3D de cellules multicolores, biologistes à lunettes qui manipulent des pipettes… Il nous a fait visiter son bureau et je me suis pris à rêver de posthumanité à l’emplacement exact où les monothéismes sont nés.

— Shalom Professeur, merci de nous recevoir. J’irai droit au but. La transplantation de cellules souches guérit-elle déjà des malades ?

— Oui : on rêve de soigner Alzheimer, Parkinson, le diabète, la leucémie. Nous avons créé ici des cellules iPS de placenta pour régénérer celui de certaines femmes enceintes.

— Et si vous m’injectiez des cellules souches à moi, pourrais-je vivre 500 ans ?

— Vous n’êtes pas malade : je risquerais de vous donner le cancer à l’endroit où je vous aurais piqué. C’est tout le problème : les cellules iPS sont instables, parfois aberrantes. Si elles ne tiennent pas sur une souris, imaginez sur vous : tumeur garantie.

— Quand est-ce qu’on vivra 300 ans ?

— Je croyais que vous visiez 500 ?

— Je suis OK pour revoir mes prétentions à la baisse : 250, voire 200.

Romy ayant la vie devant elle, ce rendez-vous l’ennuyait profondément. L’idée de vivre 200 ans, pour une fille de dix ans, est quelque chose d’aussi chiant que de mater un 52 minutes consacré aux châteaux de la Loire sur fond de Marche royale de Lully. Le docteur Buganim s’adressait surtout à elle. Il s’obligeait ainsi à user de termes compréhensibles par une fillette. On sentait le « pro » de la conférence : recueillir des financements de riches est un des aspects les plus chronophages du métier de techno-médecin, ils sont tenus de « vendre » leurs découvertes pour payer leurs éprouvettes. Il me recevait parce que j’avais fait croire à la RP de l’hôpital universitaire que j’étais un grand reporter de la télévision française. Il espérait grappiller des miettes de ma notoriété pour pouvoir sauver le reste de l’humanité. Ce que Ségolène Royal appelait une stratégie « gagnant-gagnant », juste avant de perdre-perdre.

— Mademoiselle Romy, reprit-il, laissez-moi vous expliquer comment vous êtes arrivée ici. D’abord un sperme fertilise un ovocyte qui donne un œuf nommé zygote. Cette cellule unique commence à se diviser en deux, puis quatre, puis huit, puis seize. Au moment où l’on arrive à 64 cellules, on obtient un embryon très jeune qu’on appelle blastocyste, qui ressemble à une boule contenant une cavité. Quand les scientifiques ont cultivé ces cellules, ils ont découvert qu’elles se régénéraient et restaient indéfiniment identiques.

Romy était captivée. Je l’ai relancé tel mon maître, Yves Mourousi.

— Un grand confrère à vous m’a expliqué que certaines cellules étaient immortelles.

— Yez. Ze embryonic ztem zellz are immorrrtal.

J’ai oublié de préciser que nous conversions en anglais. Romy avait du mal à suivre, et moi à prendre au sérieux le professeur Buganim avec son accent israélien qui rappelait celui d’Adam Sandler dans You Don’t Mess with the Zohan, la meilleure comédie sur Israël. Dans cette situation, pour éviter le fou rire, il était essentiel de ne pas s’arrêter à ces détails d’élocution, et de se concentrer sur le fait qu’en vingt ans de télé, je n’avais jamais reçu un seul lauréat de la revue Science. Je vais traduire ses propos ci-dessous, ce sera plus simple.

— Les cellules souches embryonnaires sont immortelles, venait-il donc d’énoncer tranquillement.

— Ces cellules sont comme des caméléons ? a demandé Romy, épatante en co-intervieweuse.

— Oui. Elles peuvent devenir tout ce que tu veux. Enfin… presque tout. D’où leur nom : pluripotentes.

Sur un paperboard, il dessinait des cellules rondes qui ressemblaient aux Shadoks (encore une référence de vieux).

— Parlez-moi de ces Japonais qui ont découvert qu’on pouvait créer des cellules souches. C’est quoi le système iPS ?

— Attention : ce ne sont pas seulement des cellules souches mais des cellules souches embryonnaires. C’est-à-dire capables de générer toutes les cellules du corps humain. Nous, les adultes, nous avons tous des cellules souches. Dans tous nos organes. Et Romy aussi. Mais elles ne savent que régénérer un organe précis. Les Japonais se sont demandé s’il était possible de prendre des cellules adultes et de les reprogrammer en cellules souches d’embryon, c’est-à-dire pluripotentes. Cela permettait de régler deux problèmes : 1) la question éthique : ce n’est pas super de détruire des embryons humains, même si je ne suis pas sûr que le blastocyste, cette boule microscopique, puisse être considéré comme de la vie ; 2) le rejet immunitaire, car si je t’injecte des cellules embryonnaires de quelqu’un d’autre, il y a rejet. Alors que des cellules provenant de ton propre corps et prélevées par une biopsie de ton épiderme, il ne va pas les rejeter.

Il faisait le geste de gratter sous son bras. Romy commençait à s’inquiéter. Elle s’est tournée vers moi.

— Le docteur ne va pas nous faire une piqûre ?

— Non, on ne va rien te faire, chérie.

— Mais même si on te le faisait, ajouta le chercheur, on gratte la peau sous le bras, ça ne fait pas mal.

— Si je comprends bien, ai-je repris, les savants japonais ont pris des cellules d’un adulte et ils les ont… rajeunies ?

— Exactement. C’est ça. Je prélève des cellules de ta peau, j’y introduis quelques gènes, on attend deux à trois semaines, et soudain tu vois des cellules embryonnaires « imitées », d’où le « i » de « iPS » (« Induced »).

— C’est dingue !

— Complètement dingue ! Personne ne pensait que c’était possible ! Et pas seulement ça, mais personne n’imaginait qu’il suffisait de quatre gènes pour une opération pareille ! Dans notre corps, nous avons 20 000 gènes. Et il n’en faut que quatre pour voyager dans le temps. La découverte doit aussi être attribuée au Britannique John Gurdon, qui fut le premier à reprogrammer des cellules. Il a d’ailleurs partagé le prix Nobel de médecine avec Shinya Yamanaka en 2012. C’est lui qui a inventé la technique de clonage de la brebis Dolly. Il a pris un zygote de grenouille et prélevé des cellules de peau adultes. En les réintroduisant dans l’œuf, il a obtenu un embryon. Tu prends le noyau d’une cellule adulte et tu le mets dans le zygote : ça donne un clone. L’œuf a commencé à se diviser en deux, quatre, huit, etc. Avec son système, on peut tout cloner.

— Moi ? On peut me cloner ? s’est écriée Romy.

J’étais assez épaté que ma fille comprenne aussi bien l’anglais malgré l’accent israélien.

— Pas comme dans La Guerre des étoiles, mais disons qu’on peut refaire une Romy génétiquement identique. Je gratte une cellule de ta peau, je prends ton ADN et je le mets dans l’œuf énucléé d’un humain, je le laisse grandir quelques jours, et ensuite je l’introduis dans une mère porteuse : après neuf mois, tu seras clonée. Nous aurons un bébé exactement comme toi.

Romy commençant à s’inquiéter vraiment, j’ai décidé d’intervenir afin de lui éviter un nouveau traumatisme.

— Mon amour, personne ne va te cloner : c’est déjà suffisamment fatigant de s’occuper d’une seule Romy. C’est bizarre, docteur, parce qu’il y a quinze ans, tout le monde était obsédé par le clonage humain mais aujourd’hui on n’en parle plus. Ce n’est plus à la mode ?

— Ce n’est pas démodé, comme vous dites. C’est surtout interdit pour raisons éthiques. Mais je suis sûr que quelqu’un, quelque part en Chine, est à fond là-dessus.

— Vraiment, vous le pensez ?

— Je ne le pense pas, j’en suis certain. Ils ont déjà cloné des cochons, des chiens, des chevaux… En 2013, le premier clonage humain a été réussi par un Kazakh, le professeur Shoukhrat Mitalipov, à la faculté de Portland, Oregon.

— Mais c’est passé complètement inaperçu !

— La découverte de Yamanaka a rendu obsolète cette piste… pour l’instant.

— Mais vous, dans votre labo, vous utilisez des souris clonées ou des souris reprogrammées ?

— Les deux. En 2009, une souris entièrement faite de cellules reprogrammées est née. Elle était fonctionnelle, vivante, et pouvait se reproduire. En 2011, on a fabriqué un larynx, en 2012 recréé une thyroïde. Il y a dix-huit mois, un foie de souris a été artificiellement recréé par iPS. Ce truc est hallucinant. Mais le problème avec les cellules iPS c’est que seulement 30 % d’entre elles peuvent fabriquer une souris entière. La grande majorité des iPS ne donnera que des embryons retardés ou des embryons qui mourront pendant la grossesse. Donc les cellules iPS ne sont pas de la meilleure qualité. Alors que si vous prenez de vraies cellules embryonnaires du blastocyste, presque toutes vont générer une souris entière par clonage.

— Je ne comprends pas. Je vous parle de prolonger la vie et vous me faites l’éloge du clonage ?

— Non. Je veux juste dire que nous n’avons toujours pas trouvé les meilleures conditions pour régénérer nos cellules. Le concept est là mais nous n’avons pas encore le bon moyen. Le but du clonage comme de la reprogrammation, c’est de revenir au point de départ. C’est ce qu’on appelle le « reset ».

— I want a reset, doctor ! It’s time to reboot me ! Moi 2.0 !

Le professeur Buganim me prenait définitivement pour un demeuré. Romy était sur son portable en train de jouer à Brick Breaker. D’une certaine façon, cela me rassura : il était plus urgent à ses yeux de descendre ce mur de briques rouges qui tintaient dans son téléphone que d’en savoir davantage sur le reseting de nos existences.

— Si je comprends bien, Professeur, ni le clonage humain, ni la reprogrammation n’apportent l’immortalité.

— C’est juste. Un clone vous ressemblera parfaitement mais il faut lui donner la vie : neuf mois de grossesse, l’accouchement, l’éducation, l’alimentation, tout recommence à zéro. Le clone aura votre apparence mais ne sera jamais vous. D’ailleurs nous n’employons plus ce terme, qui fait trop scandale. Nous préférons dire « somatic cell nuclear transfer » mais cela revient exactement au même. Effectivement, la brebis Dolly c’était en 1996, depuis on est passé à autre chose ; nous cherchons à générer le maximum de cellules rajeunies de bonne qualité pour espérer les réimplanter de façon saine.

— Vous venez de me dire que si vous m’injectiez des cellules iPS, j’attraperais une tumeur. Alors non merci !

— (Rires) Supposons que vous ayez la maladie de Parkinson, vous tremblez de partout et je vous injecte des neurones génétiquement modifiés qui diminuent vos symptômes. Vous serez très content, même si vous développez une tumeur dix ans plus tard. Ici nous avons découvert quatre gènes (Sall4, Nanog, Esrrb et Lin28) capables de créer des cellules iPS de meilleure qualité. Pour l’instant elles tiennent sur des souris clonées.

— C’est ce qui vous a valu le prix de la revue Science.

— Voilà. Nous essayons d’autres facteurs que Yamanaka.

— Et pourquoi ça met trois semaines alors qu’un œuf met trois jours ?

— La reprogrammation est plus lente que la programmation ! Et en plus, durant cette période il peut y avoir des mutations de l’ADN, des aberrations ; il faut pouvoir mieux contrôler cette opération.

— L’immortalité est un processus long et difficile.

— Je ne recherche pas l’immortalité. Je cherche à prendre une cellule de peau d’un patient atteint de la maladie de Parkinson ou d’Alzheimer et à la reprogrammer en cellule iPS de neurone afin d’étudier des neurones atteints de Parkinson ou Alzheimer. En étudiant ces neurones génétiquement rajeunis, je pourrais peut-être soigner la maladie. Trouver de nouvelles molécules qui nous en débarrassent. Et puis il y a cet autre rêve : la médecine régénérative. On peut essayer de réparer le neurone afin de le réimplanter dans le cerveau du malade.

— Ah. On y vient. Cela a quelque chose à voir avec l’invention des deux chercheuses en 2012 ? Le CRISPR-Cas9 ?

Ici je crains d’avoir définitivement semé mon vaillant lectorat. Résumons l’état de la génétique actuelle en quelques mots : en 2012 (grande année puisque c’est aussi celle du Nobel de Yamanaka) deux biologistes, Jennifer Doudna (une Californienne) et Emmanuelle Charpentier (une Française), ont développé une technique pour découper l’ADN et y réintroduire un gène corrigé. Ayant constaté des répétitions palindromiques (c’est-à-dire des répétitions inversées des lettres A,C,T et G) en séquençant l’ADN de bactéries, elles lui ont donné ce nom : CRISPR, qui est l’acronyme de « Clustered Regularly Interspaced Short Palindromic Repeats » (ce qui, bien sûr, signifie « Répétition de palindromes courts à espacements réguliers groupés »). Ne me demandez surtout pas de vous expliquer comment — il nous faudrait à tous dix années d’études pour y comprendre quoi que ce soit — les deux chercheuses se sont servies de CRISPR pour découper un gène dans l’ADN. « Cas9 » est le nom de la protéine utilisée durant l’opération. Cette technique nouvelle a considérablement simplifié la modification génétique de l’être humain. Yossi Buganim paraissait épaté que je connaisse aussi bien les avancées de la science alors que j’avais simplement demandé à mon assistante de me préparer des fiches avant le voyage. Il conversait à présent sans vulgariser, comme s’il discutait avec un confrère au congrès « Healthcare » sponsorisé par J.P. Morgan tous les ans à San Francisco.

— Imaginons un ADN mutant de patient parkinsonien, dit-il, nous pouvons théoriquement le soigner en introduisant un nouvel ADN à la place. Avec la protéine Cas9 guidée par l’ARN, on coupe l’ADN et on le corrige. On se sert de ça tous les jours maintenant.

— Cela ne vous effraie pas de créer un HGM (Humain Génétiquement Modifié) ? Les Américains, les Chinois et les Anglais ont recommandé un moratoire sur les manipulations génétiques de l’humain.

— (Sourire) En Chine, le docteur Lu You, à l’université de Chengdu, effectue ce mois-ci une modification des lymphocytes T sur des malades souffrant de cancer du poumon métastasé ne réagissant à aucune chimiothérapie. Avec une prise de sang, ils prélèvent des cellules T du patient et modifient dans l’ADN le gène PD1 qui « protège » le cancer. En réinjectant ces cellules génétiquement modifiées, ils supposent que la protéine ne pourra plus dire aux cellules T de ne pas attaquer la tumeur.

— L’expérience a lieu en ce moment ?

— Oui. Ils ont commencé les tests sur les humains. Théoriquement ça pourrait marcher, mais en même temps, comme les cellules n’auront plus ce signal « ne m’attaquez pas », il y a un risque que les cellules génétiquement modifiées attaquent des cellules saines… D’où un risque de maladies auto-immunes.

— Pourquoi ne tentez-vous pas de telles expérimentations ici à Jérusalem ?

— Nous n’obtiendrons pas l’autorisation avant des années. Aux États-Unis, des essais similaires d’immunothérapie sur des leucémiques (le protocole « Rocket ») ont été interrompus après la mort de cinq patients. Et puis il y a des tragédies, des charlatans. Une famille de Russes vivant ici, en Israël, dont le fils avait une maladie neurodégénérative, a payé une fortune pour faire injecter des cellules souches au Kazakhstan. Lorsque le garçon est revenu, il a fallu l’admettre en urgence au Sheba Hospital : il avait deux tumeurs au cerveau. Il est mort peu après.

— Donc, les Occidentaux sont les seuls qui respectent le moratoire ?

— Je vous le confirme. Dès qu’on vous propose une thérapie miracle en Inde, en Russie, au Mexique ou en Chine, méfiez-vous : il n’y a aucun contrôle.

— En Suisse, j’ai trouvé sur Internet une clinique qui injecte des cellules souches prélevées sur des fœtus de mouton !

— J’espère qu’ils n’injectent que des placebos, sinon cela peut tuer. En Chine, d’ici cinquante ans, les gens demanderont un blond aux yeux bleus et ils pourront le fabriquer.

— Depuis la loi de l’enfant unique, ils n’ont plus assez de femmes : ils pourront se créer des Barbie sur mesure !

— Ou cloner des animaux agressifs et créer des super-soldats. Ou des monstres sanguinaires incontrôlables.

— On approche du rêve des nazis : créer une race supérieure.

— Parfaitement. Nous ici, nous travaillons à fabriquer des cellules souches pluripotentes. Nous avons été les premiers à créer des cellules iPS du placenta. Et aussi des cellules uniques, dites « totipotentes », qui peuvent tout générer : ce n’est pas encore publié. Ce sont des cellules souches embryonnaires injectées dans le blastomère qui ont donné des nouvelles cellules capables de devenir du placenta. Ces cellules apparaissent plus tôt que dans la méthode du docteur Yamanaka. Nous sommes remontés encore plus en amont dans la phase de création. Nous ne cherchons pas à cloner des hommes, ni à inventer le surhomme. Nous cherchons seulement à soigner des malades, mais cela prendra du temps.

Le docteur Buganim regarda sa montre. Je me souvins soudain que je ne me trouvais pas sur le plateau de mon émission mais dans le bureau d’un des plus prestigieux biochimistes au monde. J’ai senti qu’il était temps de laisser le chercheur chercher. En nous raccompagnant aux ascenseurs, le professeur Buganim tenta de me rassurer d’une étrange façon.

— Peut-être que dans deux ou trois siècles, nous serons capables de ralentir le processus du vieillissement. Mais je pense que la Terre sera morte d’ici là. Dans une centaine d’années, vu la façon dont nous traitons l’environnement, le problème sera réglé : la planète disparaîtra et l’humanité avec elle. Inutile, donc, de vous préoccuper avec cette histoire d’immortalité. Maintenant, excusez-moi mais j’ai des souris à exterminer.

— Ah, l’humour juif.

Heureusement, Romy n’avait rien entendu : elle s’était lancée dans une nouvelle partie d’Angry Birds.

L’athéisme est une religion comme les autres. Sa seule originalité est que l’enfer et le paradis y sont un seul et même endroit : ici. Il n’y a pas d’after ; pas même à Jérusalem la céleste. La fin de non-recevoir du chercheur israélien ne m’avait pas découragé. Étais-je gagné par une sorte de contagion géographique du surnaturel ? Qui n’y a pas mis les pieds ne peut comprendre pourquoi tant d’humains se sont battus pendant des millénaires pour conquérir cette cité. Un autre taxi nous a ramenés au centre-ville, devant un mur de pierres roses, caché derrière une file d’autobus.

— On va visiter les trois dieux ?

Romy insistait pour voir la vieille ville ; comme tous les enfants, elle était avide de magie. J’avais envie d’un bon chawarma, avec du houmous, un pain pita frais, de l’agneau haché, du persil ciselé. Je me suis dit : allons visiter la cité du roi David. Quatre mille ans de bullshit métaphysique et de croisades religieuses, voilà qui attire le tourisme transcendantal. Jérusalem est la ville la moins laïque de la planète. Un véritable hypermarché du religieux : il y en a pour tous les goûts. Franchissant le mur d’enceinte du château de Soliman le Magnifique, sur les pavés polis par les sandales de hordes extasiées, nous nous sommes rapidement perdus dans le labyrinthe des trois monothéismes. J’ai avisé une table libre dans une auberge palestinienne.

— Le Coca a un drôle de goût, a dit Romy.

— Il est peut-être casher ?

Les couloirs étaient couverts, je n’imaginais pas Jérusalem comme un dédale de voûtes, de vieilles pierres sans fenêtres, de passages étroits aussi tortueux et encombrés que la station Châtelet-Les Halles à l’heure de pointe, en plus poussiéreux. Romy avait tenu à ce que je lui achète un tee-shirt « SUPER JEW » que je lui ai défendu de porter en France (trop risqué). En ressortant du restaurant, nous avons réalisé que nous étions à côté du Mur des lamentations. Autant donc commencer par là. Mais nous nous sommes fait doublement refouler à l’entrée du site car 1) je devais porter la kippa ; 2) Romy est du sexe féminin. Nous avons tourné le dos au mur pour prendre un selfie ensemble. Puis j’ai trouvé une calotte jetable en carton qui n’arrêtait pas de s’envoler, me contraignant à lui courir après pour la ramasser dans le sable. Je pense que beaucoup de croyants ont eu envie de me crucifier. J’ai prié Romy de m’attendre derrière la barrière, à droite de ma portion de mur, le temps que je descende formuler un vœu.

Au pied du mont des Oliviers, la lumière était d’un blanc mat comme les cailloux sacrés et les tombes du cimetière. Les marches qui descendaient vers l’esplanade m’étourdissaient. Je ne savais pas si j’avais le vertige ou si j’étais soudain israélite. Je me suis avancé vers le Mur au ralenti, savourant le moment, attendant un miracle, et j’ai glissé cette petite supplique (gribouillée sur un morceau de nappe en papier plié en quatre, malheureusement en langue française) dans une interstice entre deux pierres : « Cher Yahvé, si Vous existez, merci d’accorder la vie éternelle SVP à Romy, Léonore, Lou, ma mère, mon père et mon frère. Et moi. Avec toute notre gratitude, toda, shalom et mazeltov à Vous. » Je me sentais aussi ridicule que les gogos qui accrochent un cadenas sur le pont des Arts. Romy était impressionnée par la solennité des visiteurs ; elle craignait de les déranger. Moi c’était l’ancienneté des lieux qui m’écrasait. Les pierres millénaires me semblaient plus respectables que les sanglots de quelques vieux rabbins en chaussettes-spartiates. Une chose m’a surpris : la mosquée Al-Aqsa repose partiellement sur le Mur des lamentations. À Jérusalem, l’islam est porté par le judaïsme. Ni les musulmans, ni les juifs ne s’en réjouissent, et pourtant ils sont géologiquement et urbanistiquement indissociables.

Quant aux chrétiens… Impossible de retrouver le chemin du Saint-Sépulcre : l’église où le Christ n’est pas mort est moins bien indiquée que le Mur et la mosquée Al-Aqsa, ce qui aurait beaucoup déplu à mes parents. Nous nous sommes longtemps perdus dans les ruelles en pente et les corridors obscurs de la Ville sainte. Le chemin de croix est devenu un centre commercial pour tour operators qui vendent Dieu en low-cost. Les étals de sacs à main imitation Vuitton, de bonbons multicolores, de cartes postales et de keffiehs palestiniens permettaient d’entrevoir une solution, une sorte de paix par le commerce de colifichets : mains de Fatma en plaqué or, assiettes de porcelaine à étoile de David et saintes vierges fluorescentes ou clignotantes « made in China ». Jérusalem est un souk et un sanctuaire : on passe devant une boucherie sanglante et juste après on se paume dans des chapelles, des synagogues, entre des vendeuses de menthe, de castagnettes, de réglisse ; on entend des mélopées arabes dans l’oreille gauche, des chants yiddish dans l’oreille droite, des cantiques orthodoxes dans les deux. Ce jour-là, la guerre des trois religions ne faisait pas d’autres dégâts que cette cacophonie, dans la fourmilière des dieux uniques. Il ne faut pas se laisser impressionner par la solennité des lieux : trois religions peuvent cohabiter dans un pâté de maisons dont on a fait le tour en une demi-heure. Grâce à son GPS, Romy a fini par trouver le Saint-Sépulcre. Pas question de mettre tous nos œufs dans le même calice. Romy aura prié sur le Mur puis sur la tombe de Jésus-Christ : je lui ai expliqué le sens du mot « œcuménique ».

— Tu vois, à Jérusalem les chats passent d’un quartier à l’autre en toute fraternité, du moment qu’il y a des restes de kebab à bouffer.

— Jésus a vraiment été crucifié ici ?

— En tout cas pas loin.

Je me tordais les chevilles sur les pavés. Romy lisait à haute voix les dix commandements dénichés sur son smartphone : « Un seul Dieu tu aimeras, Tu ne tueras point, Honore ton père et ta mère (mon préféré), Tu ne voleras pas, Tu ne commettras pas d’adultère… »

— Ils disent que les tables de la Loi sont enfouies quelque part sous nos pieds. Pourtant, dans Indiana Jones, elles sont en Égypte. C’est quoi un adultère, papa ?

— Pas du tout : à la fin du film, l’arche perdue est entreposée à Washington.

— OK, mais c’est quoi un adultère ?

— Et Indiana Jones est très déçu.

— OK, mais c’est quoi un adultère ?

— C’est quand un monsieur couche avec une autre femme que sa femme. Ou une femme avec un autre homme que son mari.

— Mais c’est pas gentil, pourquoi ils feraient ça ?

— J’en sais rien, parce qu’ils ont envie. Pour changer.

— Ah non c’est pas gentil, Dieu a raison.

— Mais attends, c’est comme si toi tu devais choisir entre un Caranougat et un Dragibus… Pourquoi choisir si tu peux avoir les deux ?

— Toi t’as fait l’adultère avec maman ?

Romy s’était arrêtée de marcher pour écouter ma réponse.

— Ah non. Non. Jamais.

— Papa, je te fais remarquer que le mensonge est interdit par le huitième commandement.

Face au Décalogue, le sermon d’un papa libertaire ne pèse pas bien lourd. Rétrospectivement, quand je pense à cet échange, je m’aperçois que j’avais prononcé là ma dernière parole bassement humaine. Je devais être le seul individu à défendre une opinion aussi désuète que la liberté sexuelle dans la Ville sainte. C’est à cet instant précis que je me suis transformé en posthumain : quand j’ai renoncé définitivement au péché.

Dix fois nous sommes revenus sur nos pas dans les venelles puant le graillon. Jésus-Christ a été cloué au bout d’un circuit bruyant, entre deux échoppes de DVD pirates. Après une longue file d’attente, nous avons pénétré dans l’église du Saint-Sépulcre, illuminée de cierges et parfumée à l’encens. Juste à droite de l’entrée, une vieille dame sanglotait, allongée par terre.

— Pourquoi elle pleure ? m’a demandé Romy.

— Chut ! (Je chuchotais sous la surveillance d’un pope grec aux sourcils froncés.) C’est la pierre rose sur laquelle le corps de Jésus fut descendu de la croix. Elle pleure parce qu’elle a payé cher une visite guidée du Calvaire et qu’elle a fait une heure d’autocar non climatisé pour venir jusqu’ici. Malheureusement, Jésus n’accorde aucun selfie.

— Y a un truc que je ne pige pas, s’est étonnée Romy. Dieu dit « tu ne tueras point » mais il a laissé tuer son fils ?

— C’est compliqué… Le Messie s’est sacrifié pour nous… Pour nous montrer que la mort n’est pas importante.

— Mais je croyais qu’on était venus ici pour supprimer la mort.

— Oui, mais ne le dis pas trop fort… En fait si l’on y pense, t’as raison, « Tu ne tueras point » c’est du foutage de gueule. Si Dieu était tout-puissant, il abolirait la mort et puis c’est tout.

— En même temps, Jésus a ressuscité. Eh ! si je comprends bien…

Je fondais toujours quand Romy faisait sa tête de fille qui réfléchit. Je craquais encore plus quand elle était sérieuse, concentrée, déterminée. Je l’enviais d’avoir l’âge où l’on croit tout comprendre.

— Oui chérie ?

— En fait, toi, tu veux faire pareil que Jésus.

— On veut tous, chérie. Tous les gens qui sont ici aimeraient être Dieu. Et beaucoup d’autres, à l’extérieur.

Nous avons fait le tour de l’église fraîche et silencieuse. Chaque fois que je déambule dans une église, j’ai le sentiment d’être allégé d’un poids. Sans doute un souvenir de catéchèse. Mon bref stage d’enfant de chœur à l’école Bossuet en 1972, suivi d’une courte retraite dans une abbaye avec ma classe de 7e, a conditionné mon subconscient pour toujours. Si les vieux baptisés redécouvrent souvent Dieu, ce n’est pas seulement par trouille de la mort, mais par nostalgie de leur enfance. La fin de vie rend pieux : la foi de dernière minute est un mélange de peur et de mémoire.

À droite de l’entrée, un escalier de granit descendait vers une grotte humide. Une autre dame, rougeaude et agenouillée, avait posé son front contre la roche et grommelait des prières en latin. Romy a chuchoté :

— Et celle-là, pourquoi elle est triste ?

— Elle n’est pas triste, elle surjoue.

Romy voulait tout visiter, s’agenouiller et se signer devant chaque autel, chaque « station » du Calvaire. J’ai acheté des dizaines de cierges que nous avons allumés pieusement. C’était bien fichu, leur organisation fonctionnait depuis deux dizaines de siècles. Un petit pavillon sous la coupole semblait attirer les curieux. Des moines orthodoxes géraient la circulation autour et à l’intérieur de l’édicule. Au début, j’ai pensé à un confessionnal, mais non, c’était un lieu bien plus sélect.

— C’est la tombe de Jésus-Christ.

— Wouahh… Carrément ?

Tout d’un coup, Romy paraissait plus impressionnée par la notoriété du fils de Dieu que par celle de Robert Pattinson. Malheureusement pour elle, les photos sont interdites en cet endroit sacré. Un moine nous a guidés vers l’entrée de la petite cabane à l’éclairage tamisé par des lampes à huile en argent. Il ne faut pas être claustrophobe quand on pénètre avec douze touristes russes dans un caveau en marbre exigu, pour s’agenouiller devant un calice doré, posé sur une stèle usée par les mains des fidèles. Les inscriptions illisibles ajoutaient au mystère. Romy était touchée par la grâce, comme souvent les enfants à la messe. Elle ne voulait plus partir. En mon for intérieur, j’ai réitéré ma demande de vie éternelle au Dieu des chrétiens, moins d’une heure après avoir déposé le même message à Yahvé dans les interstices des pierres blanches du Temple de Jérusalem. Oui, je priais à tous les râteliers.

— Ô Seigneur Jésus, accorde-nous la vie éternelle pour les siècles des siècles, amen.

Ce n’était pas du second degré ; j’étais cueilli. Je pensais à ce qu’avait dit Houellebecq au JT de France 2. Le 6 janvier 2015, au journal télévisé de David Pujadas, l’auteur des Particules élémentaires a déclaré ceci : « De plus en plus de gens ne supportent plus de vivre sans Dieu. La consommation ne leur suffit pas, la réussite individuelle non plus. Je ressens personnellement, en vieillissant, que l’athéisme est difficile à tenir. L’athéisme est une position douloureuse. » Cette enclume qui nous pèse sur l’estomac s’appelle la mort. Contemplant Romy en génuflexion devant la tombe du Christ, je me suis rendu compte que je ne parvenais plus à demeurer athée. Même si je savais, ou pensais savoir, que Dieu n’existait pas, j’avais besoin de Lui, simplement pour m’alléger. Le retour du religieux ne signifie pas que les gens se convertissent comme Pascal durant sa « nuit de feu » du 23 novembre 1654, avec des « pleurs de joie ». Le retour du religieux correspond seulement à une crise de l’athéisme. J’en avais marre d’une vie sans direction. J’ai décidé, ce jour-là, en voyant ma fille se signer devant chaque station du chemin de croix jusqu’à l’église du Saint-Sépulcre, d’accepter Jésus et tout son folklore, ses symboles, ses paroles, même archaïques ou ridicules, du genre « tu aimeras ton prochain comme toi-même », son petit pagne, sa couronne d’épines, ses sandales spartiates de baba-cool, son Mel Gibson, son Martin Scorsese, j’avais envie de serrer dans mes bras ce barbu plutôt qu’une mort certaine et dénuée de sens.

Quitte à lancer des paris pascaliens, autant se couvrir tous azimuts comme au casino de Monte-Carlo[1]. Je ne voulais pas m’arrêter en si bon chemin. J’étais prêt à tenter le triplé. Nous avons pris la direction de la mosquée parmi les ruelles encombrées de bijoux factices et de chansons arabes. Au bout d’un marché de dattes, d’huile d’olive et de galettes au sésame, un policier barbu nous a refoulés à l’entrée de la mosquée Al-Aqsa, comme le physio à l’entrée des Caves du Roy (sauf que jamais je n’ai été refoulé à l’entrée des Caves du Roy).

— Are you muslim ?

— No…

— You can’t enter here. Please turn around.

Je n’ai pas insisté ; il n’avait pas l’air commode. Plus tard j’ai compris que certains jours étaient réservés aux musulmans. Mon œcuménisme demeurerait un idéal inaccessible, pareil à celui des hiérosolymitains.

— Dommage, a lu Romy sur son smartphone : c’est de cette mosquée qu’une nuit, le Prophète Mahomet s’est envolé sur sa jument Bouraq vers le ciel.

— Eh ouais ! Il s’en est passé des trucs dans cette téci.

J’ai consolé Romy en lui offrant un sac de pistaches vendues par un vieux Palestinien qui surjouait son rôle de vendeur de pistaches comme le garçon de café chez Sartre exagère sa condition de garçon de café. D’une façon générale, toute la vieille ville de Jérusalem se prenait beaucoup trop pour Jérusalem. J’ai pris le parti de faire comme les autres : forcer ma croyance.

Ensuite Romy a dévalisé les mégastores Zara, Mango et Topshop de l’avenue Mamilla, entre la porte de Jaffa et la tour du roi David. C’était une journée pleine de contrastes, balançant entre la science et la foi, pour s’achever devant une pizza au centre d’une galerie marchande avec des détecteurs de métaux à l’entrée de chaque magasin et des patrouilles de soldats armés de mitraillettes. De temps à autre, un jeune était arrêté par des militaires israéliens, précipité à terre et traîné jusqu’à un fourgon. Plus haut, j’ai dit que j’étais soulagé que mon visage ne dise rien à personne, mais quand un groupe de Français m’a reconnu et demandé des selfies, je dois avouer que j’ai rosi de contentement.

— On savait pas que vous étiez des nôtres…

Pour ne pas les décevoir, je ne leur ai pas dit que j’avais un prépuce. J’ai même hoché la tête d’un air solidaire, comme si je sentais six millions de morts peser sur mes épaules de goy mythomane. Après tout, Jésus le catholique était juif, et la Shoah est un crime contre toute l’humanité. Ici je n’existais qu’aux yeux de Romy, et sans notoriété j’étais invisible aux yeux des autres : depuis deux décennies de télé, j’avais oublié que j’étais un individu transparent. Je jubilais de n’être plus limité à moi-même ; je pouvais m’inventer et renaître grâce à l’anonymat. En Terre sainte, j’étais vierge, au destin illimité. Je pouvais me faire passer pour un vieil homosexuel, un chanteur de charme ou un agent d’assurances. Je redécouvrais un luxe oublié : être une cellule souche pluripotente. Entre deux slices de pizza, j’ai fait une déclaration d’amour à Romy.

— T’es une mignonne fillette. Enfant. Fille. Et je m’y connais. J’ai un cadeau pour toi : tu vas vivre mille ans. Tu vas être comme Voldemort dans Harry Potter mais en gentille. Et avec un nez. J’aime mieux passer une journée avec toi qu’avec n’importe quelle autre fille. Femme ou homme. Mais Lou et Léonore me manquent.

— À moi aussi.

— Je peux te demander quelque chose ?

— Oui.

— Tu trouves que je suis un mauvais père ?

— Oui.

— C’était quand le jour où tu as été la plus heureuse de ta vie ?

— Aujourd’hui. Et toi ?

— Pareil.

Dans la rue commerçante, beaucoup de Hiérosolymitains avaient l’air clonés : en costume noir, chemise blanche, chapeau noir, barbe et papillotes. L’uniforme les débarrassait de la question de l’apparence. Je ne pense pas que les juifs orthodoxes soient l’incarnation du bonheur, loin de là (c’est bien simple : ils n’ont aucune liberté). Mais une chose est sûre : ils semblent imperméables à la dictature selfiste.

La serveuse m’indiqua que la boîte de nuit la plus hype de Jérusalem se nommait le Justice : même si je ne sors plus, j’ai toujours besoin de connaître les adresses qui bougent. Réflexe d’ancien fêtard, ou de vieux qui veut rester swag. Je me suis alors rappelé que la discothèque installée près d’Auschwitz en Pologne se nomme le System. Curieux symbole : à Jérusalem le Justice, à Auschwitz le System. Somme toute, les night-clubs nous envoyaient un message politique assez facile à décrypter.

Romy a commandé un carpaccio mais n’a pas pu l’avaler car le cuisinier l’avait saupoudré d’une tonne de piment. J’étais comme elle à son âge ; c’est plus tard dans la vie qu’on aime les plats qui font souffrir. Elle a fini ma pizza et nous avons hélé un taxi pour rentrer à l’hôtel King David. Il était délectable de se coucher tôt, chacun dans son petit lit comme des frère et sœur. J’ai téléphoné à Léonore pour lui annoncer que nous étions bredouilles, mélancoliques et que nous avions retrouvé la foi.

— Tu me manques tellement que je me suis mis à croire en Jésus.

— Tu m’as trompée avec un barbu ? La petite te réclame tout le temps.

— Passe-la-moi.

La suite décevra mes fans punks. Le bébé et son papa palabrèrent uniquement en babillage, en descendant l’index sur la lèvre inférieure : « Beuleubeuleubeuleu ! » C’est ainsi qu’on se dit je t’aime avant de savoir parler.

Romy dormait et je buvais des mignonnettes de Belvédère en la regardant respirer dans le noir. Mon enfant : ce mélange de passé idyllique et de futur inaccessible me clouait sur place. Je me suis endormi en regardant par la fenêtre le ciel étoilé, avec la sensation exaltante que ressentent les couche-tard quand ils s’endorment tôt, surtout quand ils ont croisé le Christ au centre de l’univers.

QUELQUES DIFFÉRENCES ENTRE LE TRENTENAIRE CÉLIBATAIRE ET LE PÈRE QUINQUAGÉNAIRE
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