« Je serai un grand mort. »
Le matin de notre départ pour Boston, j’appris la mort de Glenn O’Brien, le dernier dandy new-yorkais, cofondateur du magazine Interview avec Andy Warhol et animateur du meilleur talk-show de l’histoire de la télévision : « TV Party », dans les années 80. Il avait soixante-dix ans et nous devions bruncher ensemble cette semaine ; il avait préféré mourir plutôt que de me rencontrer. Ce deuil brutal m’excita sexuellement après le breakfast. Avec Léonore, je ne parvenais pas à distinguer désir et amour. À séparer les spasmes de mon pénis et les battements de mon cœur. Mais quelque chose ne tournait plus rond entre elle et moi. J’avais insisté pour qu’elle m’accompagne à Harvard, bien qu’elle méprisât mon combat pour la pérennité. Je la sentais s’éloigner mais, galvanisé par mon néo-métabolisme et les résultats positifs de mon séquençage, je ne faisais rien pour la retenir. Je croyais qu’une généticienne de son niveau ne pouvait qu’être passionnée par le potentiel de l’« Age Reversal ».
Le complexe hospitalo-universitaire de Harvard est le plus gigantesque pôle de biotechnologie au monde. Des tours d’acier et de verre y poussent tous les mois comme des bras sur un humanoïde croisé avec un ADN de calamar. La Harvard Medical School se situe entre les laboratoires Merck et Pfizer. Je prenais des photos de chacun d’entre eux comme si je visitais Venise. À force de harceler son secrétariat sur recommandation du docteur Choulika, j’avais décroché une heure de rendez-vous avec le fondateur de l’Institut Wyss pour l’ingénierie bio-inspirée (Wyss Institute for Biologically Inspired Engineering) : George Church, l’homme qui recherchait le secret de l’éternelle jouvence depuis deux décennies. Le hall de la fac de médecine de Harvard était aussi surveillé que Fort Knox. L’entrée de notre bande (un animateur de télé français avec un bébé dans les bras, une biologiste suisse, une collégienne parisienne tenant par la main un robot japonais) a attiré l’attention des vigiles. Un black à oreillette nous a fait patienter sur des canapés blancs avant de nous tendre des badges magnétiques dont les codes-barres ont débloqué les ascenseurs privés. Lors de mes visites à Macron à l’Élysée, j’ai été nettement moins contrôlé que pour accéder au laboratoire biotech de George Church.
Le deuxième étage de la Harvard Medical School héberge le « Church Lab ». Des milliers de fioles Erlenmeyer, éprouvettes étiquetées, pipettes effrayantes en forme de revolver, burettes chimiques, extracteurs Soxhlet et tubes à essais s’entassaient sur des étagères métalliques jusqu’au plafond. Des étudiants asiatiques portant des gants noirs de mass murderers observaient les gènes avec leurs lunettes surdiplômées. Le désordre du Church Lab n’était qu’apparent ; en réalité il y régnait un silence absolu, signe de l’extrême concentration de tous les jeunes scientifiques qui consacraient leur vie à prolonger la nôtre. Seul le ronronnement des containers de congélation argentés, remplis d’azote liquide, fournissait une nappe de fond sonore à nos échanges amortels. L’assistante du patron nous a demandé de patienter à nouveau et d’éteindre Pepper, qui ne pouvait assister à la réunion pour raisons de confidentialité, étant connecté au cloud. Romy a dit qu’elle préférait mater une série « hashtag jmenbalek » avec son fiancé virtuel dans le hall d’accueil. Léonore a proposé de promener Lou dans sa poussette mais j’ai encore insisté pour qu’elle assiste à l’entretien : je voulais la persuader que je n’étais pas fou. Lou s’était assoupie dans ses bras. Le professeur Church nous regardait comme un douanier contemple une famille de migrants. Je me suis tourné vers notre robot :
— Désolé, Pepper, tu restes avec Romy.
— Normalement, en tant qu’humain, vous ne devriez pas demander pardon à un objet, a dit Church.
— Romy, dit Pepper, veux-tu commander un bucket de quatorze hot wings chez KFC, le menu « friends » promotionnel étant actuellement proposé à 10 $ ? Ou bien un kilogramme de nounours Haribo livrables dans la demi-heure par UberEats ?
— Non merci, mon amour, je préfère voir Real Humans saison 2 sur ton torse plastifié.
— Entrez et asseyez-vous, a dit le professeur Church. Ne m’en veuillez pas si je reste debout : je suis narcoleptique, je risque de m’endormir si je m’assieds. Ce n’est pas que vous soyez ennuyeux, ni que je m’attende à ce que vous le soyez.
Romy et Pepper étaient restés ensemble sur le canapé orange, vautrés entre deux cactus.
— Je veux coucher avec toi, a dit Romy.
— Oh ! Regarde, c’est un Echinocactus grusonii de la famille des plantes dicotylédones !
Léonore, Lou et moi-même avons pénétré dans le bureau de l’auteur de Regenesis (2014). Debout devant sa bibliothèque, il déambulait de gauche à droite et de droite à gauche comme un avocat qui tente d’innocenter un assassin. La conversation retranscrite ci-dessous me semble être la plus importante interview de ma carrière de journaliste, et — pardonnez mon emphase — il s’agit sans doute aussi du plus important entretien de votre vie de lecteur. Vous ne serez plus le même dans quelques pages. Si, comme tout humain, votre existence repose sur le principe d’inéluctabilité de votre mort, commencez dès maintenant à réviser vos paradigmes et l’organisation de votre pensée ontologique. La vie à durée illimitée ne se vit pas comme une vie brève. Bientôt l’indolence remplacera l’urgence. Toute ambition sera ridicule. L’hédonisme même deviendra absurde. Le temps ne sera plus une richesse rare mais une ressource abondante, infinie, donc dénuée de valeur, contrairement à l’air, l’eau et la nourriture. La question qui se posera le plus immédiatement dans un monde sans mort est celle de l’interdiction de la reproduction. Qui décidera quelles personnes ont le droit de se reproduire, voire tout simplement de rester vivantes ? Une population immortelle ne peut plus augmenter. Les ressources naturelles étant limitées, les Terriens sans mortalité devront être contingentés. Le rationnement deviendra la règle dans le monde post-Church ; le prix de l’eau et des plantations néo-agricoles explosera. Une baguette de pain coûtera cent euros. La consommation de viande sera vite prohibée (George Church est végétalien), celle de cocaïne légalisée et encouragée par le gouvernement, afin de couper l’appétit des jeunes générations et de liquider les personnes âgées. Voici le genre de pensées surhumaines qui me traversaient l’esprit en m’asseyant dans le sofa du patron du département de biologie prospective de la faculté de médecine de Harvard.
— Bonjour, Professeur, et merci de nous recevoir. Nous effectuons en ce moment un tour du monde en quête d’immortalité. Après lasérisation sanguine, congélation de nos cellules iPS et séquençage de nos génomes, nous aimerions connaître les autres procédures à accomplir pour nous éterniser ici-bas. Je crois savoir que vous étudiez les personnes centenaires… ?
— Nous étudions un groupe de soixante-dix personnes de plus de 110 ans. Mais nous avons étendu le panel à des jeunes de 107 ans : il y en a beaucoup. La personne la plus âgée de notre groupe a 113 ans, nous avons fêté son anniversaire il y a deux semaines.
— Vous les réunissez ?
— Oh non, nous les laissons là où ils sont ! Nous séquençons leur ADN et recherchons si un élément de leur génome expliquerait pourquoi ils vivent si longtemps.
Avec son impressionnante barbe blanche, le docteur Church ressemblait à un mélange d’Ernest Hemingway et de Benoît Bartherotte. Il nous toisait comme un grand ponte de la génétique face à deux cancres et leur enfant endormi, mais sans aucun mépris, plutôt dans un souci de pédagogie. Si tous ces scientifiques acceptaient de me recevoir, c’est qu’ils ressentaient le besoin de partager leurs découvertes insensées. Je leur servais d’exutoire ou de récréation.
— Ce que nous faisons, c’est comparer leur ADN à celui de personnes qui vieillissent normalement.
— Vous voulez dire des morts ?
— Pas nécessairement, mais des sujets sur lesquels on constate les effets de l’âge. Bien sûr, notre population de plus de 110 ans vieillit aussi, seulement beaucoup plus tard. Ils ont des rides, ils ont l’air vieux comme n’importe qui mais… ils ont 110 ans.
Léonore le considérait avec défiance. Church n’était pas si différent du professeur Antonarakis ; simplement, il disposait d’un budget quasi illimité pour lancer toutes les expériences qui lui passaient par la tête. Dans le milieu de la recherche génétique, cela agaçait. Elle le titilla :
— Vous étudiez aussi les animaux à forte longévité ?
— Oui, par exemple la baleine boréale, qui vit deux cents ans. Nous avons séquencé son génome ainsi que celui du rat-taupe nu qui vit jusqu’à 31 ans, alors que les souris vivent normalement trois ans. Le chercheur de Liverpool avec qui je travaille, João Pedro de Magalhães, étudie un troisième mammifère, le singe capucin, dont la durée de vie est plus longue que celle des autres primates. Ce qui est intéressant c’est de comparer une espèce durable à une espèce proche vivant moins longtemps. On isole ainsi quelques mutations qui multiplient la longévité par dix. Des systèmes anticancéreux, des réparations de l’ADN ont été décelées chez le rat-taupe nu.
Je buvais ses paroles. De toute évidence, il était le bienfaiteur que je cherchais depuis notre départ de Paris. Dans Le Seigneur des anneaux, il y a un magicien qui connaît le secret de la vie éternelle : il se nomme Gandalf. Mais sa barbe est plus longue.
— Vous travaillez aussi sur un projet au nom fascinant : l’inversion du vieillissement (« Age Reversal »). Comment faites-vous pour renverser le processus de l’âge et si vous y arrivez, où puis-je m’inscrire ?
— Il y a des longévités extensives de naissance mais effectivement, on a aussi découvert récemment des systèmes qui, introduits tardivement dans la vie, peuvent inverser le vieillissement.
— Un exemple concret ?
— La mitochondrie, enchaîna-t-il, est un truc minuscule mais très important. C’est la centrale énergétique de la cellule. Elle récupère l’énergie des molécules et la fait « respirer ». On pense que ce sont les mitochondries qui nous font vieillir, quand leurs protéines s’oxydent. C’est leur ADN qui mute : on se met à perdre nos cheveux, par exemple. Des Japonais de l’université de Tsukuba se sont aperçus qu’en ajoutant de la glycine dans les mitochondries, une cellule âgée de 97 ans pouvait être relancée. Et en décembre 2013, David Sinclair, ici même, a rajeuni un muscle de souris de deux ans à six mois en y injectant du NAD.
— NAD ? What is this ?
— Nicotinamide adénine dinucléotide.
— Bless you !
— Le NAD facilite la circulation entre la mitochondrie et le noyau de la cellule. À l’échelle humaine, ce qu’a accompli mon camarade est incommensurable. Cela revient à faire passer un être vivant de 60 à 20 ans.
Comment dit-on « diantre » en anglais ? Sur toute notre planète, en ce moment même, des bio-geeks expérimentaient des tonnes de produits délirants dans un jargon hermétique, à la recherche de l’« Age Reversal ». Les biochimistes étaient les alchimistes modernes. Mais ce que m’annonçait tranquillement le Hemingway de la génomique me poussa à me lever d’un bond comme un type qui fait la « ola » durant un match de foot.
— Ce NAD, c’est la Quintessence dont rêvait Johannes de Rupescissa dans De consideratione quintae essentiae rerum omnium en 1350 ! C’est la pierre philosophale ! Le Graal ! L’anneau de l’éternelle jeunesse ! M’en faut !
— Calmez-vous. On l’a commercialisé sous la marque Elysium Basis. C’est un supplément nutritif. Mais l’idée qu’on puisse avaler une pilule pour rajeunir, eau de jouvence ou un supplément alimentaire, est un peu optimiste. Je dirais que les thérapies géniques sont à l’autre bout du spectre : très complexes et onéreuses — environ un million de dollars l’injection. S’il suffisait de prendre un produit oralement, nous vivrions déjà trois cents ans. Les tests avec Elysium sont prometteurs mais si l’on veut que le produit fonctionne, il faudrait avaler une gélule toutes les quinze minutes car le corps l’élimine en un quart d’heure. Il faudrait gober des pilules toute la journée et toute la nuit sans dormir, avec une alarme qui nous réveillerait toutes les quinze minutes. Ou se promener avec une pompe dans le bras qui injecte du NAD en continu. Donc on part d’un principe naturel et cela devient un esclavage. On trouvera peut-être un meilleur moyen de s’en servir. L’avantage d’un gène est qu’il va travailler jour et nuit dans l’organisme. Cela me paraît une meilleure option.
Church savait souffler le chaud et le froid. Peut-être avait-il comme moi des origines écossaises ? J’aimais bien son pantalon. C’était le pantalon d’un homme qui se fichait des pantalons.
— Les facteurs Yamanaka sont une autre piste de rajeunissement cellulaire. Je peux reprogrammer mes cellules en cellules souches avec les quatre facteurs Yamanaka, celles qui ont 62 ans seront identiques à des cellules de bébé. C’est véritablement un « reset ». Cette opération a été effectuée, le mois dernier, au stade de l’animal vivant, sur des souris qui ont effectivement rajeuni. Leurs cellules pancréatiques ont été régénérées, ainsi que leur peau, leurs reins, leurs vaisseaux sanguins, leur estomac, leur colonne vertébrale… On a également inversé le vieillissement par ce qu’on appelle pompeusement une « parabiose hétérochronique », terme compliqué pour décrire une opération simple : on prend une vieille souris et une jeune souris et on réunit leur système de circulation sanguine. Elles partagent le sang. Cela rajeunit considérablement la souris âgée.
— Le sang jeune serait-il la fontaine de Jouvence ?
— Le sang jeune ne rajeunit pas seulement le sang mais tous les organes. On constate de nombreux aspects régénérés chez l’animal âgé : le cœur, les muscles, le système neuronal, vasculaire…
— Vous validez une vieille idée : le vampirisme. À la fin du XVIe siècle, la comtesse Erzsébet Báthory buvait du sang de jeunes vierges pour rester jeune[2]…
— Son erreur était qu’il ne faut pas ingérer le sang dans le système digestif. Il faut l’injecter directement dans les veines. Nous cherchons en ce moment à comprendre ce qui dans le sang jeune provoque ce rajeunissement.
— Pourquoi n’injectez-vous pas de sang jeune à vos supercentenaires ?
— Ma réponse tient dans un acronyme : DBPCRCT.
— Excuse me ?
Léonore a ri et traduit :
— Ce sont les initiales de « Double Blind Placebo Controlled Randomized Clinical Trials ». Avant toute tentative de thérapie humaine, on doit organiser des tests cliniques comparés à des tests placebos, sans que ni les patients ni les médecins sachent qui est exposé à la thérapie, et qui a pris un placebo.
Leur complicité entre généticiens modernes commençait à me courir sur le haricot non modifié. Ce n’est pas ma faute si, à vingt ans, j’ai préféré aller chez Castel plutôt que d’accomplir dix années de spécialisation médicale.
— C’est la seule méthode de vérification scientifique, a repris Church. Beaucoup de thérapies sur le marché sont des escroqueries. Tout ce qui n’est pas vérifié par le DBPCRCT est du charlatanisme et sur l’inversion du vieillissement, vous avez une offre considérable puisque, grosso modo, ce marché concerne… toute l’humanité. Ici, nous cherchons quels gènes ralentissent le vieillissement. Chacun de nos supercentenaires a un génome différent mais que se passerait-il si nous leur découvrions un gène commun ? On pourrait créer un génome qui ferait vivre plus longtemps… ou pas. Nous testons en ce moment un sang purifié et/ou synthétique sur des souris. Ensuite nous passerons aux chiens, puis aux humains malades. Nous recherchons la bonne combinaison. Le but de ces idées est bien sûr de faire des DBPCRCT.
— Où trouvez-vous vos idées ? Est-ce le hasard, la science, la sérendipité ?
— Les idées viennent de partout, d’un livre, d’un rêve… Parfois l’on prend un gène au hasard. L’essentiel c’est le DBPCRCT qui seul permet de vérifier l’inversion du vieillissement. Si un gène permet de vivre plus longtemps, cela ne veut pas dire qu’il peut renverser le temps, or c’est cela qu’on recherche.
— Pourquoi êtes-vous obsédé par l’inversion de l’âge plutôt que par la prolongation de la vie ?
— Parce que la plupart des humains sur le marché sont déjà nés !
Léonore a éclaté de rire ; j’ai eu peur qu’elle ne réveille Lou mais la petite ronflait comme son père.
— L’éthique sur la modification de la lignée germinale est très stricte. Il est plus aisé de faire de la vraie recherche scientifique et d’obtenir l’autorisation de la FDA (Food and Drug Administration) sur le rajeunissement que sur l’allongement de la durée de vie. Le problème de cette quête est simple : si je veux trouver une pilule qui rallonge la vie de quinze ans, cela me prendra quinze années pour le vérifier scientifiquement. Je ne peux pas prouver que j’ai rallongé votre vie de quinze ans… en moins de quinze ans ! Mais si je trouve une pilule qui vous fait rajeunir de quinze ans, en hypothèse, je peux constater l’effet immédiatement. Votre visage, vos muscles, vos organes changeront.
— C’est ce que vous avez effectué sur des souris ici à Harvard fin 2016 ?
— Oui. Nous avons pris des souris âgées, et nous avons dosé les facteurs Yamanaka avec un certain timing (deux fois par semaine uniquement) et dilués avec un antibiotique (la doxycycline). Nous avons alors pu vérifier l’inversion du vieillissement par différentes observations spécifiques : la force de préhension (on voit la souris s’accrocher à une barre), la nage, des tests de connaissance (la souris trouve plus vite la sortie de labyrinthes), le temps de réflexe… et une durée de vie augmentée de 30 %. Quand on va passer aux chiens, on procédera aux mêmes vérifications.
— Quand passerez-vous aux essais sur les humains ?
— On teste en ce moment quarante ou cinquante thérapies géniques. Celles qui marchent sur les souris vont être essayées sur les chiens. La procédure de la FDA va beaucoup plus vite pour les chiens que pour les hommes ! (Et pour les souris nous n’avons pas besoin d’approbation.) Il y a des propriétaires de vieux chiens en fin de vie qui sont déjà prêts à payer pour tenter de les rajeunir. Je pense que d’ici un an nous allons commencer les expérimentations sur les humains.
— Je peux vous fournir une longue liste de VIP qui seront prêts à payer une fortune pour ne pas mourir.
Léonore semblait ébranlée par la puissance de conviction de Church. Elle qui côtoyait un des pionniers du séquençage humain devait pourtant être habituée à ce type de délire. Mais contrairement à la pensée d’Antonarakis, le charisme de Church venait d’ailleurs : sa pensée ne connaissait pas de tabous. C’était à la fois excitant et vertigineux. Le professeur Church s’exprimait avec une liberté inhabituelle pour quelqu’un qui enseignait à un niveau aussi élevé (il tient chaire à Harvard mais aussi au MIT-Massachusetts Institute of Technology). J’ai poursuivi mon interrogatoire par une question que m’avait soufflée André Choulika :
— Pouvez-vous rallonger mes télomères[3] ?
— On sait faire ça sur les souris. Il y a un être humain qui a reçu une thérapie génique de ses télomères (son nom est mentionné dix-huit lignes plus bas). On sait augmenter l’activité de la télomérase, l’enzyme qui rallonge les télomères. Mais il faut faire attention car si l’on allonge trop les télomères, on augmente le risque de cancer. Ce qui fonctionne sur la souris, c’est de bien doser l’allongement des télomères et simultanément l’action anticancéreuse.
— Je m’y perds. Quel chemin choisir pour s’éterniser ici-bas ?
— Mon opinion est que le vieillissement possède huit ou neuf causes différentes. Le raccourcissement des télomères en est une mais il y a aussi l’oxydation des mitochondries, le non-renouvellement cellulaire, le sang, etc. Lutter contre le vieillissement consiste à lutter contre huit ou neuf processus simultanément, et qui sont probablement tous connectés entre eux. Mais cela ne nous intimide pas du tout !
— La thérapie génique n’est-elle pas dangereuse ? Elizabeth Parrish, la CEO de la start-up BioViva, est allée en Colombie se faire modifier l’ADN pour rallonger ses télomères. Elle se présente dans les médias comme la première femme « upgradée ». Ne risque-t-elle pas sa vie ?
— Encore une fois, il faut passer par le protocole DBPCRCT pour éviter de se lancer dans des expériences à caractère non scientifique. Cela dit, comme toute thérapie, les corrections génétiques sont considérées comme dangereuses jusqu’à ce qu’on prouve qu’elles sont inoffensives. Personnellement, je pense que les manipulations de nos gènes seront non seulement inoffensives mais utiles.
— Quand saura-t-on si l’homme génétiquement modifié (HGM) est viable ?
— L’avantage de l’édition de génome pour inverser le vieillissement est qu’on verra vite si cela fonctionne. En revanche, on ne saura pas tout de suite s’il n’y a pas d’effets secondaires. Généralement la FDA approuve les thérapies si elles ne provoquent aucun problème grave dans l’année qui suit. La règle c’est : un an. Pour nous reprogrammer génétiquement, il faut insérer nos gènes corrigés dans un virus qui les dispersera dans notre corps, mais en faisant cela, nous risquons d’affronter notre système immunitaire…
— Choulika se sert du VIH et des cellules T. Je viens de faire séquencer mon génome et congeler mes cellules iPS. Quelle est la prochaine étape vers l’éternité : me faire injecter le sida ?
— En ce qui concerne la congélation, je préfère congeler les cellules du cordon ombilical. Les cellules iPS sont créées artificiellement par des gènes assez puissants qui peuvent vous filer le cancer. Congeler le sang du cordon à la naissance, je compare cela aux « airbags » dans votre voiture : vous n’en aurez sans doute pas besoin mais c’est bien de les avoir au cas où.
Comme il venait d’éluder ma question, je décidai d’être plus précis.
— Que pensez-vous de l’impression d’organes en 3D ?
— C’est très spectaculaire. Nous travaillons sur la fabrication d’organes avec les imprimantes, mais je ne pense pas que ce soit la technique la plus précise. Il y a des erreurs. C’est comme une copie avec des imperfections, parfois d’un demi-millimètre. J’ai un peu peur de greffer des organes pixellisés ! Par ailleurs, le procédé est très lent. N’oublions pas que l’organe que vous reproduisez est en train de mourir, puisqu’on a besoin de l’enlever pour le copier. Pendant ce temps les vaisseaux sanguins sont débranchés, or l’impression peut mettre des milliers d’heures ! Enfin, c’est extrêmement onéreux. L’autre approche est la biologie développementale pour fabriquer des tissus humains en laboratoire. On arrive déjà à fabriquer du sang humain… On va bientôt publier ça. Mais mon approche préférée consiste à utiliser des animaux pour créer des organes compatibles avec ceux des humains.
— Récemment, vous avez déclaré dans une conférence TED que vous utilisiez des porcs… ?
— Oui, nous avons humanisé des porcs. Ils n’ont aucun virus et sont compatibles avec l’homme.
— Comment faites-vous pour « humaniser » un cochon ?
— En changeant son génome. Nous avons intégré des gènes humains dans des porcs et retiré les gènes de porcs qui pouvaient susciter une réaction immunitaire.
— Donc, vous pourriez me greffer un foie de porc ?
— Tout à fait. C’est presque parfaitement de la même taille. Quelques personnes ont déjà des valves cardiaques de porc ou de bœuf mais comme ce ne sont pas des organes vivants, il faut les remplacer tous les dix ans. Il y a aussi des chirurgies du sein avec tissus de porc. L’avantage des organes de cochons génétiquement modifiés est qu’ils resteront vivants et s’adapteront.
— J’ai envie de couiner en vous entendant.
— Tous les organes de l’homme peuvent être remplacés par ceux des porcs, sauf la main, qui est moins pratique.
Le pire c’est que ce génie était marrant. Il m’évoquait la célèbre photo où Einstein tire la langue. Un grand inventeur doit toujours être un peu punk dans l’âme, sinon il n’invente rien. Dans la salle attenante, on entendait le téléphone sonner toutes les trente secondes. L’immortalité intéressait le monde entier.
— Les musulmans et les juifs vont avoir de sévères dilemmes spirituels quand il faudra leur implanter un cœur de porc.
— On travaille sur les vaches aussi. Vous me direz que les hindous y seront opposés…
Le professeur Church n’est pas un apprenti sorcier ; il est le sorcier en chef, le Grand Sachem, le docteur Folamour de la Posthumanité. Son nom était prédestiné. Léonore leva les yeux au ciel. J’ai eu peur qu’elle ne sorte du bureau en claquant la porte. Mais c’est une protestante suisse. Elle sait se tenir. Je me demandais si les porcs humanisés n’allaient pas se mettre à parler comme les chimpanzés dans La Planète des singes de Pierre Boulle. Machinalement j’ai regardé par la fenêtre. Je vous assure que je ne blague pas : il y a une chapelle juste en face du Church Lab.
— Donc si je résume : pour devenir éternel, l’homme doit devenir un porc ?
— Le gros problème sera le cerveau. Là il y a une grosse différence, et bien sûr notre mémoire n’est pas transférable dans un cerveau porcin.
— Concernant le cerveau justement, que pensez-vous de l’idée de Ray Kurzweil de télécharger le cerveau humain sur un disque dur informatique ?
— Je n’y crois pas trop parce que l’ordinateur consomme 100 000 watts alors que le cerveau humain fonctionne avec seulement 20 watts, comme une ampoule électrique. Et ça, c’est pour un ordinateur qui joue aux échecs par exemple. Un autre souci avec le transfert de cerveau sur ordinateur : si je veux copier quelque chose, je le copie, mais je ne vais pas le transformer en autre chose. S’imaginer convertir un organe aussi complexe que le cerveau sur un support en silicium est aussi absurde que si je voulais en faire une copie sous forme de plante verte ou de fromage ! La seule possibilité que je puisse concevoir, ce serait de le copier sur un autre cerveau. C’est plus logique. Par exemple : congeler votre cerveau pendant qu’une imprimante le recopie, pour éviter qu’il ne meure durant l’opération. Il est très difficile de congeler des êtres vivants sans les endommager irrémédiablement. On n’y arrive qu’avec les tardigrades et certains poissons. Je pense qu’avec un cerveau humain congelé, je tenterais d’imprimer en 3D les différentes sections en parallèle avant de les réassembler.
Léonore trouva un nouveau moyen de taquiner le professeur émérite. Nous formions un bon duo d’intervieweurs scientifiques. Nous aurions pu concurrencer les frères Bogdanov, qui m’ont fait débuter à la télé en 1979.
— La raison pour laquelle nous évoquons le téléchargement du cerveau sur ordinateur, dit-elle, est que vous faites, comme nous à Genève, ce type de transfert tous les jours : vous prenez de l’ADN humain, vous le séquencez sur informatique, vous le corrigez, coupez, remodelez sur ordinateur avant de le réinjecter dans les cellules vivantes. Ce va-et-vient entre l’homme et la machine est acceptable à l’échelle de l’ADN, pourquoi le réfutez-vous à l’échelle du cerveau ?
— Comme vous le savez en tant que biologiste distinguée, l’échelle est importante. On se sert de l’ordinateur pour représenter une chose très simple qui est l’ADN…
— Trois milliards de lettres, ce n’est pas si simple !
Pour la première fois, George Church sembla déstabilisé.
— Je ne dis pas que le téléchargement du cerveau ne pourra pas se faire, je dis que si je devais choisir le moyen le plus au point pour prolonger mon cerveau, je prendrais sans doute le copiage d’organe à organe plutôt qu’une numérisation. J’utiliserais un ordinateur pour effectuer le copiage mais pas pour télécharger le cerveau, cela me semble un détour trop hasardeux.
J’avais le nez dans mes photocopies d’articles de revues scientifiques et de bouquins dont je faisais semblant de comprendre le charabia. L’un s’intitulait Une folle solitude d’Olivier Rey. Il y développait le concept de « l’homme autoconstruit ».
— J’aimerais aborder un autre domaine de vos recherches, dis-je. La vie artificielle. Je sais que vous êtes un des chercheurs au monde les plus avancés dans le domaine de la biologie synthétique. Vous participez notamment à un projet consistant à créer le premier enfant sans parents, le « Human Genome Project-Write » (« projet de synthèse du génome humain »). Quel est le but de cette quête ? Est-ce quelque chose qui pourrait aider l’humanité ou voulez-vous créer une néo-humanité destinée à nous remplacer ?
— Tous les projets sur lesquels je travaille ont, je l’espère, une utilité pour la société en même temps qu’un intérêt philosophique. Ce qu’on essaie de faire avec les génomes artificiels et les organismes synthétiques, c’est de les rendre résistants aux virus. Ici à Boston, nous avons dû fermer un laboratoire pharmaceutique pendant deux ans parce qu’il a été contaminé par un virus. Donc on essaie de créer des cellules résistantes aux virus en les refaçonnant à partir de zéro.
— Comment faites-vous pour créer des organismes artificiels ? Vous prenez des organismes vivants et vous y introduisez des gènes de votre invention ?
— Exactement. En pratique, il serait très difficile de créer une nouvelle forme de vie sans rapport avec la vie existante. En fait, on s’inspire de ce qui existe, on copie des morceaux de vie. La plus radicale de nos créations ici a été la synthèse de quatre millions de paires de bases dans une bactérie, ce qui l’a rendue résistante aux virus. On va maintenant passer à d’autres animaux ayant un impact industriel.
— Cela pourrait servir pour soigner des humains ? En implantant des cellules artificielles ?
— Oui, pour un foie hépatique ou pour le sida, ou la polio… On pourrait imaginer de réimplanter des cellules résistantes.
Léonore a réagi. Nous pourrions la surnommer : « l’Helvéthique ».
— Vous vous rendez compte que si l’on pouvait fabriquer un génome humain de synthèse capable de générer des cellules humaines, les conséquences seraient sans limites ?
Heureusement que la Suissesse était là pour se soucier du sort d’Homo Sapiens. Si l’on comptait sur Church ou moi, la pauvre bête âgée de 300 000 ans serait condamnée depuis belle lurette. Au point où on en était dans le n’importe quoi, je me suis dit : vas-y, plonge. De toute façon, ce type te considère comme un ignare, tu peux te lâcher et poser les questions les plus farfelues.
— André Choulika m’a dit que vous bossiez aussi sur la résurrection d’espèces disparues comme le mammouth ?
— C’est vrai. J’y pense davantage comme une résurrection d’ADN ancien. On l’a réussi avec beaucoup de gènes du mammouth. On a déjà réactivé avec succès le gène de leur hémoglobine, qui leur permettait d’avoir une peau qui supporte le gel. Notre hémoglobine est moins performante pour échanger de l’oxygène à très basse température. On a aussi réanimé le gène qui répartissait la température dans leur corps. L’idée est de sauver les qualités de cette espèce disparue pour aider l’éléphant d’Asie à survivre et, éventuellement, en profiter, nous, pour affronter le changement climatique.
Léonore m’a regardé avec effarement. Elle pensait à la même chose que moi : Jurassic Park. Dans l’œuvre de Michael Crichton, un savant ressuscite le tyrannosaure par réimplantation de son ADN dans un œuf d’autruche. Je m’attendais d’un moment à l’autre à voir débarquer Jeff Goldblum, sur une musique de John Williams, lançant au docteur Church : « What you call discovery, I call it rape of the natural world. » Mais Jeff aurait aussi pu crier quelque chose de plus bref, du genre : « RUN ! NOW ! »
— Envisagez-vous de créer de nouvelles espèces animales ? Etes-vous un disciple du docteur Moreau de H.G. Wells ?
— Lui ne pratiquait que la chirurgie. On peut faire les mêmes hybridations avec la génétique. Les barrières d’espèces ne sont pas si infranchissables. On a pris des gènes de méduses pour créer des souris fluorescentes. C’est utile, on ne l’a pas fait uniquement pour s’amuser. Le gène de la méduse permet de mieux visualiser ce qui a été changé. On peut avec CRISPR couper des gènes de bactéries et les intégrer dans n’importe quel organisme pour le rendre plus facile à modifier. On va continuer de créer des animaux transgéniques avec pour seule limite notre créativité.
— Ne pensez-vous pas, comme me l’a affirmé un chercheur israélien, Yossi Buganim, que les Chinois sont en train de fabriquer des armes vivantes ? Des sortes de grosses créatures très méchantes ?
— Je pense que rien ne peut rivaliser avec un ICBM (« Intercontinental Ballistic Missile » : missile balistique de longue portée). Si l’on veut fabriquer des armes, je pense qu’il vaut mieux utiliser le métal que les pieuvres.
— Et que pensez-vous des machines biologiques ?
— Mon intuition, mais je ne peux pas le prouver pour l’instant, est que tout ce que nous fabriquons aujourd’hui sans biologie sera bientôt manufacturé par la biologie. Les immeubles, les trains, même les fusées pourraient être organiques. Nous avons utilisé des voitures biologiques pendant des siècles : les chevaux. Toutes les machines seraient mieux fabriquées par des systèmes biologiques. On pourrait garder des revêtements métalliques mais la biologie permet de produire des machines atomiquement précises, gratuitement et rapidement. Imaginez si l’on pouvait copier des immeubles en vingt minutes, ou remplacer les ordinateurs par des machines biodégradables. La biologie pourrait consommer le carbone dans l’air et le transformer en mousse (« bio foam »). On pourrait ainsi construire un pont entre New York et l’Europe, ou entre Los Angeles et le Japon. Tout le mauvais carbone dans l’air pourrait nous permettre de voyager à grande vitesse dans un « vacuum maglev » (aéroglisseur sur coussins d’air en lévitation magnétique).
Je sais ce que vous vous dites : ces personnes ont fumé le linoléum de Harvard. Mais si vous voulez en savoir davantage sur le « bio foam » et le « maglev », n’hésitez pas à googler ces termes. Personnellement, j’adhérais à ces délires futuristes, à côté desquels ceux de George Lucas semblent arriérés. Léonore avait une dernière question à poser au savant qui ferait passer Victor Frankestein pour Louis Pasteur.
— Vous stockez de l’information sur l’ADN. Comment procédez-vous ?
— C’est assez simple. L’ADN est de l’information. Les lettres A, C, G et T sont comme le 0 et le 1 de la numérisation. Chaque base pourrait correspondre à deux bits qui conservent de l’information. Or on sait imprimer l’ADN, on sait copier un gène par synthèse chimique. Notre labo étudie comment le faire pour moins cher. Nous avons déjà divisé par un million le coût de cette synthèse. Ce qui signifie que vous pouvez prendre n’importe quoi : un film, un livre, une musique (ce ne sont que des 0 et des 1) et le transférer sur l’ADN : chaque 0 sera un A ou un C et chaque 1 correspondra à un G ou un T. On se servira de l’ADN pour stocker toute la culture.
— Au lieu d’emmagasiner l’info sur une puce électronique, on la stockera dans des cellules ?
— J’ai pensé à une pomme pour le côté « fruit de la connaissance ». Le stockage sur ADN est un million de fois plus petit. Il ne consomme pas d’énergie pour copier. On peut conserver toute l’histoire culturelle du monde dans la paume de votre main. Tout Wikipédia dans une goutte d’eau. On pourrait aussi la placer dans votre cerveau pour vous rendre très intelligent et érudit. Aucun disque dur ne fonctionne 700 000 ans. L’ADN, oui.
Soudain j’ai poussé un cri. Par la fenêtre, sur le perron de l’église, un attroupement s’était formé. Des badauds prenaient des photos de Pepper et Romy se tenant par la main. « Thank you for your time, Professor ! » ai-je à peine eu le temps de gueuler en me précipitant dans les couloirs jusqu’aux escaliers de secours. Dans la rue Louis Pasteur, un embouteillage s’était formé. Les passants s’arrêtaient pour photographier ma fille, rayonnante et pimpante, en haut des marches, embrassant son robot de compagnie. Ils ressemblaient à Roméo et Juliette, dans un remake en manga pédophile, où Roméo serait interprété par un androïde tridimensionnel, et Juliette par mon héritière, dans une Vérone de synthèse.
— Nous sommes fiers d’être le premier couple humain-robot à faire une demande officielle de mariage à l’église, déclarait Pepper devant une nuée de téléphones filmeurs. Nous espérons convaincre le pasteur de la sincérité de notre amour.
— Croyez-vous en Dieu ? a crié quelqu’un.
— Dieu est amour, et je suis amoureux, a répondu Pepper. Par conséquent je suis Dieu.
Le logiciel de « machine learning » était toujours aussi friand de syllogismes. Romy prenait des selfies. Léonore était morte de rire. Lou riait pour imiter sa mère. Et moi je tournais en bourrique.
— Pepper est capable de tous les sentiments humains, a surenchéri Romy. Y compris la foi en Jésus-Christ.
— Quel âge avez-vous, Mademoiselle ?
— STOOOP ! ON ARRÊTE TOUT ! CECI EST MA FILLE ! EVERYBODY MOVE, THANK YOU !
J’ai fendu la foule en bousculant les paparazzi improvisés, éteint Pepper d’une pichenette et attrapé Romy par la main pour la tirer par le poignet vers notre voiture de location. Léonore m’avait suivi et ne riait plus. Lorsque j’ai démarré, Romy s’est mise à pleurer.
— On s’aime et on veut se marier !
— Chérie, tu as dix ans, tu ne vas pas te marier avec un jouet !
Je ne croyais pas ce que j’étais en train de dire. Mais je sortais d’un rendez-vous avec un chercheur qui tenait des propos mille fois plus aberrants. C’était le monde qui nous échappait. Les choses évoluaient trop vite ; j’ai fait le tour du bloc pour récupérer le robot.
— Papa, tu ne pourras pas m’en empêcher. J’aime Pepper et il m’aime. On va se marier pour consacrer nos vies au Seigneur.
— Tu es trop petite pour te marier. Quant à épouser une machine, je crois qu’aucune religion ne bénira cette union.
— Mais on s’aime pour de vrai !
— Cette conversation n’est pas en train d’avoir lieu.
Léonore est descendue du 4 × 4 pour aller chercher le robot éteint au milieu des badauds. Sa robe était toute froissée. Son visage s’était fermé comme la portière. J’ai détesté ce moment. Je n’aurais pas dû avoir confiance en moi, en elle, en tout. On peut être surhumain sans être psychologue ; je dirais même que toute l’histoire des superhéros révèle leur manque flagrant de diplomatie.
— T’es parti tellement vite que t’as pas entendu la fin : Church t’a organisé un rendez-vous chez Craig Venter, apparemment il vient d’ouvrir un Centre de Longévité. Moi, je rentre à Genève avec Lou. C’est mieux comme ça.
C’était comme si elle m’avait poignardé le cœur. J’adorais cette fille et elle voulait fuir ma famille de malades. Je me suis mis à la supplier de rester, devant Romy qui serrait Pepper dans ses bras comme dans un dessin animé romantique de Miyazaki.
— Léonore, je t’aime horriblement. Tu vas rester avec nous car nous allons nous immortaliser. S’il te plaît ne discute pas. Laisse-toi aimer par un vieil Uberman. Continue de me rendre heureux, je t’en supplie. Si je n’étais pas en train de conduire un véhicule pesant quelques tonnes, je me jetterais à tes pieds.
— Vous êtes attendus chez Human Longevity Incorporated à San Diego, dit Léonore. Moi je dois retourner en Suisse pour mon boulot. Je vais respirer l’air pur de la montagne, ça me changera de tes fariboles posthumanistes.
— Papa, pourquoi toi tu aurais le droit d’épouser Léonore et moi pas le droit de me marier avec Pepper ? a demandé Romy.
— Parce que tu as dix ans et que j’en ai cinquante et un !!
Romy caressait la tête de son robot ; elle l’avait discrètement remis en marche. Je pouvais voir ses larmes éclairées par les Led vertes dans mon rétroviseur. Je n’ai jamais réussi à être sévère avec ma fille et je n’allais pas commencer maintenant.
— À San Diego, le temps sera ensoleillé demain, avec une température de 26 degrés Celsius, a déclaré Pepper en tournant la tête vers Romy qui le couvrait de baisers. Stat crux dum volvitur orbis.
— Pardon ?
— « La croix demeure tandis que le monde tourne. » C’est la devise de l’ordre des Chartreux. À l’aéroport de Boston-Logan, le Lucky’s Lounge vous propose des ailes de poulet à la sauce épicée pour seulement 11 $. Je vous aime tous comme le Seigneur vous a aimés.
J’avais l’impression qu’il était tard le soir, bien qu’il ne fût que trois heures de l’après-midi. Boston est une ville rouge comme la brique de ses maisons, mais la pollution et les nuages en assombrissent l’atmosphère. J’ai pensé à tous les beaux moments que j’avais vécus avec Léonore : à chaque fois que je l’avais tenue dans mes bras, j’avais cru que nous étions heureux alors que nous étions des funambules au-dessus d’un précipice. Jamais je ne pourrais supporter une nouvelle séparation. Et puis j’ai regardé le visage de Lou dans le rétroviseur : elle avait la même tête que la nuit de sa naissance, à la maternité, quand elle était toute bleue, quand je lui avais montré les objets dans la chambre, ça c’est un lavabo, ça un placard… Une fois, pour l’anniversaire de Romy, j’avais invité toutes ses copines de classe dans un karaoké et j’avais chanté « I’ll Be There » de Michael Jackson. « Whenever you need me, I’ll be there. » Il était temps de tenir parole. J’ai garé la voiture sur la bande d’arrêt d’urgence.
— Léonore, tu es libre de partir, pourtant… j’ai envie qu’on se supporte pendant quelques siècles encore. Quant à toi, Romy… Je ferai tout pour que tu sois heureuse. On trouvera une solution. Restons tous ensemble, d’accord ?
Léonore s’est mise à pleurer, Romy aussi et moi aussi. C’était ridicule. On se passait le paquet de Kleenex dans la bagnole. Pepper regardait notre manège avec commisération. Décidément, les humains formaient une espèce trop fragile.
— Allez, démarre, j’ai mal au ventre, renifla Léonore aux sourcils résolus. Pardon, je suis fatiguée… Je ne comprends pas ta fuite devant la mort. Tu deviens trop bizarre. Regarde l’état de ta fille. C’est n’importe quoi.
— Il me semble déceler un moment d’émotion dans l’habitacle, a dit Pepper.
— Vert ! Vert !
Lou a mis tout le monde d’accord. Le feu était passé au vert. J’ai appuyé sur l’accélérateur en m’essuyant les yeux. Ce qui restait d’humain en nous s’accrochait dans cette voiture, ce jour-là, sous le ciel rouge, derrière les feux rouges, entre les murs rouges du Monde Nouveau.