1 MOURIR N’EST PAS UNE OPTION

« La mort, c’est stupide. »

Francis Bacon à Francis Giacobetti (septembre 1991)

Si le ciel est dégagé, on peut voir la mort toutes les nuits. Il suffit de lever les yeux. La lumière des astres défunts a traversé la galaxie. Des étoiles lointaines, disparues depuis des millénaires, persistent à nous envoyer un souvenir dans le firmament. Il m’arrive de téléphoner à quelqu’un que l’on vient d’enterrer, et d’entendre sa voix, intacte, sur sa boîte vocale. Cette situation provoque un sentiment paradoxal. Au bout de combien de temps la luminosité diminue-t-elle quand l’étoile n’existe plus ? Combien de semaines met une compagnie téléphonique à effacer le répondeur d’un cadavre ? Il existe un délai entre le décès et l’extinction : les étoiles sont la preuve qu’on peut continuer de briller après la mort. Passé ce light gap, arrive forcément le moment où l’éclat d’un soleil révolu vacille comme la flamme d’une bougie sur le point de s’éteindre. La lueur hésite, l’étoile se fatigue, le répondeur se tait, le feu tremble. Si l’on observe la mort attentivement, on voit que les astres absents scintillent légèrement moins que les soleils vivants. Leur halo faiblit, leur chatoiement s’estompe. L’étoile morte se met à clignoter, comme si elle nous adressait un message de détresse… Elle s’accroche.

Ma résurrection a commencé à Paris, dans le quartier des attentats, le jour d’un pic de pollution aux particules fines. J’avais emmené ma fille dans un néo-bistrot nommé Jouvence. Elle mangeait une assiette de saucisson de bellota et je buvais un Hendrick’s tonic concombre. Nous avions perdu l’habitude de nous parler depuis l’invention du smartphone. Elle consultait ses WhatsApp pendant que je suivais des top-models sur Instagram. Je lui ai demandé ce qu’elle aimerait le plus comme cadeau d’anniversaire. Elle m’a répondu : « Un selfie avec Robert Pattinson. » Ma première réaction fut l’effarement. Mais à bien y réfléchir, dans mon métier d’animateur de télévision, je réclame aussi des selfies. Un type qui interroge des acteurs, des chanteurs, des sportifs et des hommes politiques devant des caméras ne fait rien d’autre que de longues prises de vue à côté de personnalités plus intéressantes que lui. D’ailleurs, quand je sors dans la rue, les passants me réclament une photo en leur compagnie sur leur téléphone, et si j’accepte volontiers, c’est parce que je viens d’accomplir exactement la même démarche sur mon plateau entouré de projecteurs. Nous menons tous la même non-vie ; nous voulons briller dans la lumière des autres. L’homme moderne est un amas de 75 000 milliards de cellules qui cherchent à être converties en pixels.

Le selfie exhibé sur les réseaux sociaux est la nouvelle idéologie de notre temps : ce que l’écrivain italien Andrea Inglese appelle « l’unique passion légitime, celle de l’autopromotion permanente ». Il existe une hiérarchie aristocratique édictée par le selfie. Les selfies solitaires, où l’on s’exhibe devant un monument ou un paysage, ont une signification : je suis allé dans cet endroit et pas toi. Le selfie est un curriculum visuel, une e-carte de visite, un marchepied social. Le selfie à côté d’une célébrité est plus lourd de sens. Le selfiste cherche à prouver qu’il a rencontré quelqu’un de plus connu que son voisin. Personne ne demande de selfie à un anonyme, sauf s’il a une originalité physique : nain, hydrocéphale, homme-éléphant ou grand brûlé. Le selfie est une déclaration d’amour mais pas seulement : il est aussi une preuve d’identité (« the medium is the message », avait prédit McLuhan sans imaginer que tout le monde deviendrait un medium). Si je poste un selfie à côté de Marion Cotillard, je n’exprime pas la même chose que si je m’immortalise avec Amélie Nothomb. Le selfie permet de se présenter : regardez comme je suis beau devant ce monument, avec cette personne, dans ce pays, sur cette plage, en plus je vous tire la langue. Vous me connaissez mieux à présent : je suis allongé au soleil, je pose le doigt sur l’antenne de la tour Eiffel, j’empêche la tour de Pise de tomber, je voyage, je ne me prends pas au sérieux, j’existe parce que j’ai croisé une célébrité. Le selfie est une tentative pour s’approprier une notoriété supérieure, pour crever la bulle de l’aristocratie. Le selfie est un communisme : il est l’arme du fantassin dans la guerre du glamour. On ne pose pas à côté de n’importe qui : on veut que la personnalité de l’autre déteigne sur soi. La photo avec un « people » est une forme de cannibalisme : elle engloutit l’aura de la star. Elle me fait entrer dans une orbite nouvelle. Le selfie est le langage nouveau d’une époque narcissique : il remplace le cogito cartésien. « Je pense donc je suis » devient « Je pose donc je suis ». Si je fais une photo avec Leonardo DiCaprio, je suis supérieur à toi qui poses avec ta mère au ski. D’ailleurs, ta mère aussi ferait volontiers un selfie à côté de DiCaprio. Et DiCaprio à côté du pape. Et le pape avec un enfant trisomique. Cela signifie-t-il que la personne la plus importante du monde est un enfant trisomique ? Non, je m’égare : le pape est l’exception qui confirme la règle de la maximisation de la célébrité par la photographie portable. Le pape a cassé le système du snobisme ego-aristocratique initié par Dürer en 1506 dans La Vierge de la fête du rosaire, où l’artiste s’est peint au-dessus de Sainte Marie Mère de Dieu.

La logique selfique peut bien être résumée ainsi : Bénabar voudra un selfie avec Bono mais Bono ne voudra pas de selfie à côté de Bénabar. Par conséquent, il existe une nouvelle lutte des classes tous les jours, dans toutes les rues du monde entier, dont l’unique but est la domination médiatique, l’exhibition d’une popularité supérieure, la progression sur l’échelle de la notoriété. Le combat consiste à comparer le nombre d’UBM (Unités de Bruit Médiatique) dont chacun dispose : passages télé ou radio, photos dans la presse, likes sur Facebook, vues sur YouTube, retweets, etc. C’est une lutte contre l’anonymat, où les points sont faciles à compter, et dont les gagnants snobent les perdants. Je propose de baptiser cette nouvelle violence le Selfisme. C’est une guerre mondiale sans armée, permanente, qui ne connaît aucune trêve, 24 heures sur 24 : la « guerre de tous contre tous », « bellum omnium contra omnes » définie par Thomas Hobbes, enfin techniquement organisée et instantanément comptabilisée. Lors de sa première conférence de presse après son investiture en janvier 2017, le président des États-Unis, Donald Trump, n’a pas souhaité exposer sa vision de l’Amérique, ni la géopolitique du monde futur : il a uniquement comparé le nombre de spectateurs de sa cérémonie inaugurale avec le nombre de spectateurs de son prédécesseur. Je ne m’exclus nullement de cette lutte existentielle : j’ai moi-même été très fier d’exposer mes selfies avec Jacques Dutronc ou David Bowie sur ma fan-page comptant 135 000 j’aime. Cependant, je me considère comme extrêmement seul depuis une cinquantaine d’années. En dehors des selfies et des tournages, je ne fréquente pas d’êtres humains. Alterner la solitude et le brouhaha me protège de toute question désagréable sur le sens de ma vie.

Parfois, l’unique moyen de vérifier que je suis vivant consiste à regarder sur ma page Facebook combien de personnes ont liké mon dernier post. Au-dessus de 100 000 likes, il m’arrive d’avoir une érection.

Ce qui me préoccupait ce soir-là chez ma fille, c’est qu’elle ne rêvait pas d’embrasser Robert Pattinson, ni même de lui parler ou de le connaître. Elle désirait seulement poster son visage à côté du sien sur les réseaux sociaux pour prouver à ses copines qu’elle l’avait vraiment croisé. Nous sommes tous, comme elle, engagés dans cette course effrénée. Petits ou grands, jeunes ou vieux, riches ou pauvres, célèbres ou inconnus, la publication de notre photographie est devenue plus importante que notre signature sur un chèque ou un contrat de mariage. Nous sommes avides de reconnaissance faciale. Une majorité de Terriens hurle dans le vide son besoin insatiable d’être regardée ou simplement aperçue. Nous voulons être considérés. Notre visage a soif de clics. Et si j’ai plus de likes que toi, c’est la preuve de mon bonheur, de même qu’à la télévision, un animateur qui fait plus d’audience se croit plus aimé que ses confrères. Telle est la logique du selfiste : l’écrasement d’autrui par la maximisation de l’amour public. Quelque chose est advenu avec la révolution numérique : la mutation de l’égocentrisme en idéologie planétaire. N’ayant plus de prise sur le monde, il ne nous reste qu’un horizon individuel. Autrefois la domination était réservée à la noblesse de cour, puis aux stars de cinéma. Depuis que chaque être humain est un média, tout le monde veut exercer cette domination sur son prochain. Partout.

Quand Robert Pattinson vint à Cannes lancer son film Maps to the Stars, à défaut de selfie avec ma fille Romy, je pus enfin lui soutirer une photo dédicacée. Dans la loge de mon émission, il lui écrivit ce petit mot au feutre rouge sur son portrait arraché dans Vogue : « To Romy with love xoxoxo Bob ». En guise de remerciement, elle se contenta d’une question :

— Tu me jures que t’as pas signé la photo toi-même ?

Nous avons enfanté une génération dubitative. Mais ce qui me blessa le plus, c’est que jamais, au grand jamais, ma fille n’a réclamé de selfie avec son père.

Cette année, ma mère a fait un infarctus et mon père est tombé dans un hall d’hôtel. J’ai commencé à devenir un habitué des hôpitaux parisiens. J’ai ainsi appris ce qu’était un stent vasculaire et découvert l’existence des prothèses du genou en titane. J’ai commencé à détester la vieillesse : l’antichambre du cercueil. J’avais un emploi surpayé, une jolie fille de dix ans, un triplex dans le centre de Paris et une BMW hybride. Je n’étais pas pressé de perdre tous ces bienfaits. En revenant de la clinique, Romy est entrée dans la cuisine avec un sourcil plus haut que l’autre.

— Papa, si je comprends bien, tout le monde meurt ? Il va y avoir grand-père et grand-mère, puis ce sera maman, toi, moi, les animaux, les arbres et les fleurs ?

Romy me regardait fixement comme si j’étais Dieu, alors que je n’étais qu’un père de famille mononucléaire en stage de formation accélérée à la fréquentation des services de chirurgie cardiovasculaire et orthopédique. Il fallait que je cesse de dissoudre des pilules de Lexomil dans mon Coca matinal afin de proposer une issue à son angoisse. J’ai un peu honte de l’admettre, mais jamais je n’avais envisagé que mon père et ma mère seraient un jour octogénaires, et qu’ensuite ce serait mon tour, puis celui de Romy. J’étais nul en maths et en vieillesse. Sous la chevelure jaune de petite poupée parfaite, deux sphères bleues commençaient de se remplir d’eau entre le four à micro-ondes et le réfrigérateur bourdonnant. Je me suis souvenu de sa révolte le jour où sa mère lui avait appris que le Père Noël n’existait pas : Romy déteste le mensonge. Elle ajouta alors une phrase très aimable :

— Papa, j’ai pas envie que tu meures…

Comme il est délectable de retirer sa carapace… Cette fois c’était moi qui m’embuais en réfugiant mon nez dans la douceur de son shampooing à la mandarine et au citron vert. Je ne comprenais toujours pas comment un homme aussi laid avait pu enfanter une fille aussi jolie.

— T’inquiète pas chérie, lui ai-je répondu, à partir de maintenant, plus personne ne meurt.

Nous étions beaux à voir, comme souvent les gens tristes. Le malheur embellit le regard. Toutes les familles heureuses se ressemblent, écrit Tolstoï au début d’Anna Karénine, mais il ajoute que chaque malheur est unique. Je ne suis pas d’accord : la mort est un malheur banal. Je me suis éclairci la gorge comme le faisait mon grand-père militaire quand il sentait qu’il était temps de rétablir l’ordre dans sa maison.

— Mon amour, tu te trompes complètement : certes, les gens, les animaux et les arbres mouraient pendant des millénaires, mais à partir de nous, c’est terminé.

Il ne me restait plus qu’à tenir cette promesse inconsidérée.

Romy était très excitée à l’idée d’aller en Suisse visiter la Clinique du Génome.

— On mangera une fondue ?

C’est son plat préféré. Toute cette aventure a donc commencé à Genève par notre rencontre avec le professeur Stylianos Antonarakis. Sous prétexte de préparer une émission sur l’immortalité, j’avais obtenu un rendez-vous avec le savant grec pour qu’il nous explique en quoi les modifications de l’acide désoxyribonucléique prolongeraient notre existence. J’avais la garde de ma fille cette semaine-là : je l’ai emmenée. La publication de plusieurs essais transhumanistes m’avait donné l’idée d’organiser un plateau sur « La mort de la mort », avec Laurent Alexandre, Stylianos Antonarakis, Luc Ferry, Dimitri Itskov, Mathieu Terence et Sergueï Brin de chez Google.

Romy dormait, affalée dans un taxi qui longeait le lac Léman. Le soleil allumait la cime enneigée du Jura, où un nuage dégoulinait comme une avalanche de brume translucide. C’est ce paysage blanc qui a inspiré Frankenstein à Mary Shelley. Est-ce un hasard si Genève est la ville où le professeur Antonarakis travaille sur la manipulation génétique de l’ADN humain ? Rien n’est dû au hasard en Suisse, la patrie des horlogers les plus méticuleux. En 1816, dans la villa Diodati, Mary Shelley avait senti tout ce que cette cité a de gothique. Le calme et la paix y reposent sur un rationalisme de façade. J’ai toujours trouvé erroné le cliché de la Suisse tranquille, surtout après quelques bagarres de champagne au Baroque Club.

Genève, c’est le bon sauvage de Rousseau domestiqué par Calvin : tout Helvète sait qu’il risque de tomber dans un précipice, de finir gelé dans une crevasse ou noyé au fond d’un lac de montagne. Dans mes souvenirs d’enfance, la Suisse est une contrée de réveillons délirants sur la grande place de Verbier, de coucous étranges, de chalets féeriques dans la nuit, de palaces vides et de vallées hantées par la brume, où seule la Williamine protège du froid. Genève, la « Rome protestante », en deuil de son secret bancaire, me semble l’illustration idéale de l’adage du prince de Ligne : « La raison est souvent une passion malheureuse. » Ce qui me plaît en Suisse, c’est le feu qui couve sous la neige, la folie secrète, l’hystérie canalisée. La vie peut basculer à tout instant dans un univers aussi policé. Après tout, Genève contient le mot « gène » dans son nom : bienvenue dans le pays qui a toujours voulu contrôler l’humanité. Partout sur les bords du lac, des affiches annonçaient une exposition à la fondation Martin Bodmer de Cologny, consacrée à « Frankenstein, créé des ténèbres ». J’étais sûr que les Bentley qui glissaient silencieusement autour du jet d’eau regorgaient de monstres discrets.

— On pourra aller voir cette expo, papa ?

— Nous avons d’autres priorités.

La fondue moitié gruyère, moitié vacherin du Café du Soleil était presque légère. Rien à voir avec les pavés de gras jaune qu’on ingurgite à Paris. Ma fille y trempait sa mie de pain en gémissant de joie.

— Oh là là ! Cha faijait longtemps ! Mmmmm !

— On ne parle pas la bouche pleine.

— Je parle pas, j’onomatopée.

Romy possède d’excellents gènes : de mon côté, elle descend d’une longue lignée de médecins béarnais, et du côté de sa mère, elle a hérité d’un vocabulaire très créatif. Avant de me quitter, Caroline transformait souvent les noms en verbes. Elle créait des mots tous les jours : je vais « pilater » cet après-midi, je « cinoche » ce soir. Un jour, certains de ses néologismes entreront dans le dictionnaire, comme « chipsteriser » ou « instagramer ». Quand elle m’a largué, Caroline n’a pas dit « je te quitte » mais « il est temps de splitter ». Certes, la fondue suisse n’est pas un plat recommandé par l’Organisation mondiale de la santé (20 avenue Appia, 1211 Genève 27), surtout à l’heure du déjeuner. Mais le bonheur de Romy passait avant notre immortalité. Nous avons posé nos valises à La Réserve, un palace au bord du Léman, et tandis que je feuilletais le menu du Spa Santé de cet hôtel, proposant un programme « anti-aging » avec diagnostic génétique de ma « bio-individualityTM », la petite s’est endormie dans le canapé de velours choisi par Jacques Garcia.


Dans le hall d’entrée de l’hôpital universitaire de Genève étaient entreposées de vieilles machines radioactives, d’étranges structures dépassées, ancêtres des scanners. La science nucléaire des années 60 a laissé place aux manipulations infinitésimales, moins encombrantes. Dehors, des groupes d’étudiants en médecine étaient assis dans l’herbe, tandis qu’à l’intérieur du bâtiment, d’autres jeunes internes, en blouse blanche, s’affairaient autour de flacons à bulles, de tubes à essais et de plaquettes de cellules. Ici l’on avait l’habitude de domestiquer l’être humain, de vouloir corriger les défauts d’Homo Sapiens, voire d’améliorer ce vieux vertébré. La Suisse ne se méfiait pas de la posthumanité puisqu’elle savait l’homme imparfait de naissance. Le bonheur ressemblait à un campus sympathique, le futur était un teen movie en milieu médical. Romy était enchantée : le jardin mitoyen disposait d’un portique avec des balançoires, un trapèze, des anneaux et un tourniquet.

Au 9e étage se situait le département de Médecine génétique de la faculté. En polo vert bouteille, le professeur Stylianos Antonarakis ne ressemblait pas au docteur Faust mais à un mélange de Paulo Coelho et d’Anthony Hopkins. Aussi bienveillant que le premier, magnétique comme le second. Le président de la « Human Genome Organisation » (HUGO) caressait sa barbiche blanche ou essuyait ses lunettes métalliques comme un professeur Tournesol vaguement dans la lune, tout en expliquant comment l’humanité allait muter dans la joie et la bonne humeur. Romy a tout de suite aimé son côté new age : regard tendre, sourire aimable, futur heureux. Son bureau était un fouillis indescriptible, véritable bric-à-brac d’alchimiste biotechnologique, mais on sentait que son désordre était organisé. Une double hélice d’ADN géante en plastique était posée horizontalement sur une table à tréteaux. Je regardais les titres des livres : « History of Genetics vol. 1, vol. 2, vol. 3, vol. 4, vol. 5… » La nouveauté des découvertes génomiques était déjà de l’histoire ancienne pour ce spécialiste d’envergure internationale. Un ordinateur désossé était métamorphosé en pot de fleurs, dans lequel un décorateur post-atomique avait planté des tiges d’acier porteuses de capsules Nespresso aux extrémités, pour fabriquer un bouquet qui ne fanerait jamais.

— Merci, Professeur, de perdre un peu de votre précieux temps pour nous recevoir.

— Nous avons l’éternité devant nous…

Ses yeux bleu glacier suisse étaient assortis au ciel local.

— Pouvez-vous expliquer à ma fille ce qu’est l’ADN ?

— On naît avec un génome individuel : c’est un texte énorme de trois milliards de lettres multipliées par deux (votre père, votre mère). On est tous des individus uniques au monde parce que notre génome est unique, sauf chez les jumeaux monozygotiques. Après viennent s’ajouter des mutations somatiques à cause du soleil, de la nourriture, des médicaments qu’on prend, de la pollution de l’air, de l’hygiène de vie, etc. C’est ce qu’on appelle l’épigénétique. Le vieillissement est aussi un phénotype individuel. Certains individus vieillissent plus vite que d’autres.

Le prof parlait le français avec un accent grec chaleureux. On se sentira bien dans le monde d’après l’homme, s’il est peuplé de clones du docteur Antonarakis.

— Une cellule, c’est immortel. Les humains sont apparus au Maroc il y a 300 000 ans. Avant, c’était une autre espèce, et avant, une autre espèce encore. Et le most common ancestor était une cellule. Cette cellule est présente chez moi comme chez vous deux. Je passe cette cellule à la nouvelle génération avec mon sperme et vous, mademoiselle, vous la passerez un jour avec votre ovocyte.

Romy était peut-être un peu jeune pour un cours sur la reproduction. Je me suis dépêché de changer de sujet.

— Il y a donc quelque chose d’immortel chez nous tous ?

— Exactement. On ne peut pas créer une cellule nouvelle. On peut reprogrammer des cellules, on peut introduire de nouveaux gènes dans les cellules, on peut effacer certains gènes pour changer le destin d’une cellule, mais on ne peut pas créer une cellule vivante nouvelle. On ne peut pas non plus fabriquer une nouvelle bactérie aujourd’hui, même s’il est probable que, dans deux ou trois ans, on le pourra.

— Parlez-moi du séquençage du génome.

— Aujourd’hui c’est très facile. On prend 2 millilitres de votre salive et on fait une isolation de l’ADN. Quand j’ai commencé il y a trente ans, on faisait ça à la main mais maintenant on peut voir vos 3 milliards de lettres en une semaine. Avec un logiciel informatique très puissant, on peut comparer vos différences avec la séquence de référence qui a été terminée en 2003. C’était un projet international entamé en 1990, auquel j’ai eu la chance de participer : le « Human Genome Project ». La base de données est accessible à tout le monde.

— C’est l’Américain Craig Venter qui est l’ADN de référence ?

— Il a fait son séquençage de son côté, parallèlement au nôtre. Aux États-Unis il a été séquencé le premier, avec quelques autres personnes, dont le prix Nobel de médecine de 1978, Hamilton Smith. C’est une convention : cela ne signifie pas que l’ADN de Craig soit normal, c’est juste qu’il a été décodé le premier, et que depuis, on étudie les variations par rapport à cette référence.

— Papa, je peux aller jouer dehors ?

J’ai regardé le professeur et il m’a regardé. Il était évident que cet entretien sur les progrès de la génétique risquait, pour Romy, d’être moins marrant que d’aller faire de la balançoire dans le parc.

— D’accord mais tu restes près du portique, comme ça je peux te voir par la fenêtre. Et tu laisses ton portable allumé. Et tu ne grimpes pas debout sur la balançoire. Et tu…

— Papa, je suis programmée pour vivre mille ans, alors je peux glisser sur un toboggan. Y aura pas de problème.

Le docteur Antonarakis a éclaté de rire.

— Mademoiselle, votre génome n’a pas encore été séquencé, il faudra vérifier cette information !

Il s’est tourné vers moi :

— Si vous voulez, mon assistante peut l’accompagner pendant notre discussion.

Il a appuyé sur un bouton et une jeune laborantine est apparue. Sa chevelure brune tranchait sur la blouse blanche, et elle semblait enchantée d’être soudainement promue baby-sitter pour pouvoir prendre l’air. Les deux belles enfants sont sorties du bureau en gloussant.

— Où en étions-nous ? a demandé Antonarakis.

— À Craig Venter. J’ai vu ses travaux sur le Net. Lui c’est vraiment Victor Frankenstein : il a créé un génome synthétique de mycoplasme. Il paraît qu’il a crié « it’s alive ! », comme le savant fou de Mary Shelley, vous vous souvenez ? Le docteur Frankenstein crie « Elle vit ! » quand sa créature cousue main ici, en Suisse, se met à respirer, remuer, après quelques décharges électriques, avant de se lever et d’étrangler tout le monde.

— Je n’ai pas lu Frankenstein mais je vois bien où vous souhaitez m’entraîner ! Craig Venter a remplacé un chromosome naturel par un chromosome créé dans son labo. Et il a réussi à le réimplanter dans un minuscule organisme vivant. Il s’est même amusé à glisser ses initiales dans son génome : « JCVI-syn3.0 ». C’est une créature artificielle qui vit et prolifère.

— Personnellement, je vois cela comme une expérience ludique entre chercheurs. C’est sûrement passionnant de fabriquer des bactéries sur ordinateur, mais je ne vois pas bien à quoi cela avance l’humanité.

— Un jour, cela peut permettre de créer de nouveaux matériaux, des carburants hybrides, des alliages inédits…

Ici, j’ai fait un truc que font souvent les professionnels de la télévision quand ils sont largués : baisser le nez et lire la question suivante sur mon papier. Je croyais être venu pour préparer un talk-show mais à cet instant précis, j’ai compris que je venais pour autre chose.

— Pensez-vous que le séquençage de mon ADN peut prolonger ma vie ?

— Si vous êtes malade, ça peut permettre de connaître la cause de votre maladie. Il existe environ 8 000 maladies génétiques et avec votre ADN, on peut en diagnostiquer 3 432. On peut aussi effectuer un diagnostic prénatal pour éventuellement interrompre une grossesse à risques. Le séquençage permet aussi la thérapie de certaines maladies génétiques, il renseigne sur les cancers. Tous les cancers sont des perturbations génomiques. Cela permet de catégoriser les différents cancers et de leur trouver une thérapie individuelle. Le séquençage permet enfin d’étudier la prédisposition à certaines maladies, grâce à des outils statistiques. Je ne recommande ces recherches que pour Alzheimer et le cancer du sein.

— Vous, à la « Clinique du Génome », vous faites ce type de prédictions. Peut-on dire que l’ADN séquencé a remplacé le stéthoscope ?

— L’État suisse n’aime pas que je dise « Clinique du Génome », il préfère qu’on parle de « consultations génomiques ». Vous vous trompez : nous dépistons les maladies mais pas les prédispositions.

— Quelles sont les prédictions fiables scientifiquement ?

— Si une femme est porteuse d’une mutation du gène BRCA1 ou BRCA2 comme Angelina Jolie, cette femme a une probabilité de développer un cancer du sein de 70 %, alors que la probabilité dans la population générale est de 9 %. Dans ce cas, il faut pratiquer un dépistage tous les six mois ou une mastectomie bilatérale.

Il parlait d’opérations catastrophiques avec douceur. Au mur, des équations chimiques incompréhensibles griffonnées au marqueur cachaient peut-être la fontaine de Jouvence. Les bons médecins ont toujours posé des questions à leurs patients sur leurs parents et grands-parents : prédire l’avenir fait partie de leur job, qu’ils le veuillent ou non. Le cancer est comme un terroriste : il faut le neutraliser avant qu’il ne commette son attentat. Là est la grande nouveauté : avec la génétique, on n’attendra plus d’être malade pour se soigner. Le génome est le Minority Report de votre corps.

— Faites-vous ici des manipulations génétiques, oui ou non ?

— Bien sûr. Je m’intéresse à la trisomie 21. J’essaie de trouver tous les gènes importants dans le chromosome 21. Ici on fait des souris transgéniques avec des maladies humaines. J’ai un laboratoire où l’on fabrique des cellules iPS. On essaie différents médicaments contre le retard mental. Il y a de l’espoir. On fait des expérimentations cliniques. Je rêve de voir un jour un trisomique intelligent.

Je ne sais pas s’il mesurait l’aspect scandaleux de cette phrase. Qu’on le veuille ou non, la disparition de la trisomie est un fait depuis l’invention de l’amniocentèse. Nous sommes tous eugénistes, même si nous évitons d’utiliser ce mot.

— Que pensez-vous des transhumanistes californiens qui veulent corriger, améliorer, « augmenter » l’humanité ?

— Avant la Seconde Guerre mondiale, il y a déjà eu ce type de rêve : les expériences du laboratoire de Cold Spring Harbor. C’était la même utopie, très belle, d’obtenir une humanité sans maladies.

— Une « humanité sans maladies » : ce sont les termes exacts qu’emploient Bill Gates (ex-Microsoft), Mark Zuckerberg (Facebook) ou Sergueï Brin (Google), trois hommes parmi les plus riches de la planète. Zuckerberg vient d’annoncer un financement de 3 milliards de dollars pour éradiquer la totalité des maladies avant 2100.

— À l’époque, dans les années 30, les chercheurs de Cold Spring Harbor voulaient faire disparaître les maladies par l’eugénisme. En stérilisant certaines personnes et en forçant l’union d’autres personnes. Ce joli rêve a été repris par les nazis et discrédité depuis. Mais toutes les familles ont envie d’avoir des enfants plus sains que les autres.

— Vous insinuez que les transhumanistes sont des nazis ?

— Je dis juste que si l’on change quelque chose dans notre génome, on en ignore les conséquences. Un exemple : en Inde, il y a dix ans, j’ai vu une grande famille de quarante personnes qui avaient tous six doigts et six orteils. Chaque individu de cette famille possédait vingt-quatre doigts ! Je me suis dit : « Ces personnes-là ont un avantage évolutionnaire si elles deviennent pianistes ! »

Je surveillais Romy qui se hissait sur un trapèze en me disant que ce Grec sympathique aurait beaucoup plu à Mary Shelley. Derrière son espièglerie affleurait le savant aventureux. Je commençais à avoir mal au ventre mais peut-être était-ce seulement la digestion difficile de la fondue.

— Leurs six doigts fonctionnaient bien ?

— Ils pouvaient s’en servir parfaitement. C’était un petit doigt supplémentaire, articulé. Imaginez pour jouer de la harpe !

— 20 % de technique en mieux, en effet ! Et pour se curer l’oreille aussi…

— J’ai sincèrement pensé à l’époque que ce serait génial si je pouvais introduire cette variation génomique dans toute l’humanité. Donc je leur ai prélevé du sang en pensant améliorer l’espèce humaine. Et j’ai fini par détecter la mutation dans un gène. Ces personnes avaient comme vous et moi deux copies de génome : chromosome de la mère, chromosome du père, et une mutation qui fabriquait vingt-quatre doigts au lieu de vingt. Mais si un membre de cette famille avait cette mutation deux fois — ce qui leur arrivait souvent —, il mourait à huit semaines de gestation. C’était une mutation intéressante à une copie mais délétère en deux copies.

— Zut. Adieu les concerts de harpe.

— Si je vous raconte ce souvenir, c’est pour vous dire que si on touche à notre génome évolutionnaire, on ignore le prix qu’on va payer en tant qu’espèce. Chaque fois qu’on introduit quelque chose dans notre génome, il faut voir quel dommage on cause à notre évolution. Si l’on veut améliorer notre espèce, cela doit être une décision de l’ensemble de notre société.

— Pourtant il est vrai que l’homme n’est pas parfait…

— Exact : la mouche drosophile a des yeux beaucoup plus puissants que nous, les chauves-souris entendent beaucoup mieux que nous. On n’a pas de cage thoracique qui protège notre foie et notre rate, ce qui fait qu’en cas d’accident, on peut mourir d’une hémorragie de ces organes. On ne marche que sur deux pieds, alors que nos ancêtres ne le faisaient pas, d’où des douleurs lombaires. La tuyauterie de l’humain est trop compliquée, la ménopause pourrait intervenir plus tard.

— Et malgré tous ces défauts, il faudrait ne toucher à rien ?

Le docteur Antonarakis s’est levé pour regarder les arbres par la fenêtre. Dans le jardin, la brune en blouse blanche faisait tourner Romy sur un tourniquet analogue aux centrifugeuses aperçues dans le labo, qui permettent de séparer le liquide et le solide. On entendait son rire, à la fois solide et liquide, qui s’envolait dans les airs pour s’écraser contre les baies vitrées, comme un rouge-gorge imprudent.

— Cela fait une demi-heure que nous parlons. Pendant cette demi-heure, des milliers et des milliers de nos cellules ont été renouvelées. Dans mon sang, un million. Dans mon intestin, un demi-million. Pour renouveler les cellules, il faut copier le génome. Six milliards de lettres ont donc été copiées environ deux millions de fois dans les dernières trente minutes. Pour effectuer ce renouvellement des cellules, on a besoin d’un système de copiage extraordinaire et très précis. En fait, ce système n’est pas toujours exact. Il fait des erreurs. Chaque fois qu’on renouvelle des cellules, il y a une erreur sur 10 puissance 8. Une erreur de copiage sur 100 millions, cela fait quarante ou cinquante erreurs sur trois milliards de lettres. Ce sont ces erreurs qui nous donnent la possibilité d’être différents les uns des autres. On en a besoin parce qu’il faut continuer à vivre si l’environnement change. En cas de virus ou de réchauffement climatique, il faut de la diversité pour évoluer. Certaines de ces mutations donnent des maladies, mais c’est le prix à payer pour notre adaptabilité. Un exemple flagrant de l’évolution de notre espèce est le diabète. Il est de plus en plus fréquent parce que la nourriture et le sucre sont abondants. Il y a cent ans, il n’y avait pas de diabète. Les mauvais gènes qui donnent aujourd’hui le diabète étaient des gènes protecteurs il y a trois cents ans, quand nous n’avions pas autant de nourriture.

Je me suis gratté la tête. Voyant qu’il me décevait, le professeur Antonarakis a cherché à me consoler.

— Vous savez, pour rallonger notre espérance de vie, les gens qui rendent l’eau plus propre font plus que toute la médecine et tous les généticiens.

— Professeur, comment on va faire pour repousser la mort ?

— Notre souci sera le cerveau : on peut régénérer le foie, les intestins, le sang, même le cœur. Mais les cellules du cerveau ne se régénèrent pas. On peut injecter des cellules dans les glandes endocriniennes. Mais je ne pense pas qu’on pourra créer un cerveau artificiel. Il faut se faire une raison. Je rencontre beaucoup de patients qui ont quatre-vingts ou quatre-vingt-dix ans, et ils me disent tous la même chose : c’est OK de terminer la vie. Il y a un moment où l’on se lasse. Vous verrez ! Il existe une espèce qui s’appelle l’éphémère, qui vit un jour. Tout le cycle : naissance, âge adulte, vieillesse et mort, en une journée. Et peut-être cette espèce est-elle heureuse.

Je me suis passé la main dans les cheveux ; c’est un tic chez moi quand je ne sais plus quoi dire. Je n’admirais pas spécialement le bouddhisme des insectes éphéméroptères. Le soleil descendait rapidement derrière les arbres, je ne voulais pas abandonner Romy plus longtemps. J’ai remercié le gentil généticien qui ne m’avait pas sauvé la vie et me suis dépêché de prendre l’ascenseur. Romy était dans le hall avec la jolie étudiante en médecine. Une pensée tordue m’est venue : si Romy s’entendait bien avec cette jeune femme… peut-être… aurions-nous pu… envisager… éventuellement…

— Papa, je te présente Léonore qui voudrait un selfie avec toi. Elle est fan de tes émissions !

— Mademoiselle, je vous dois bien cela. Je ne sais pas comment vous remercier.

La jolie Léonore avait déjà le portable à la main.

Elle avait un petit menton

À la Charlotte Le Bon.

Clic-clac. La fraction de seconde où je posais près d’elle pour la photo, j’ai tout inspiré. La brune au front bombé venait de se brosser les dents, sa peau avait été savonnée avec un gel douche à la cerise, ses cheveux sentaient la fleur d’oranger, son sourire était sain, c’était le genre de personne qui ne connaissait pas l’existence du second degré. Sa façon de me regarder droit dans les yeux, la bouche entrouverte, signifiait : je sais ce que je veux dans la vie, et tu pourrais peut-être faire partie de mon programme. J’ai soutenu son regard, par défi, jusqu’à ce qu’elle détourne le sien vers les Alpes. Entre ses cheveux et son cou, il y avait suffisamment d’espace pour dévoiler derrière l’oreille, trois centimètres carrés de peau veloutée et nue, où poser ses lèvres serait probablement la meilleure chose à faire cette année. En bref, j’ai eu instantanément envie d’un enfant avec la belle interne. Créer une vie est tellement plus facile pour un homme que de repousser la mort. Je jure que c’est la vérité : je n’avais pas seulement envie de lui faire l’amour mais de voir son ventre grossir avec mon sperme fécondé dedans. Je me sentais un alien en phase de reproduction ; j’avais envie d’enfoncer un tentacule dans cette personne. Je venais de tomber dans un traquenard ourdi par ma fillette avec la complicité du professeur grec. À force de parler ADN, c’était mon sexe qui se prenait pour Victor Frankenstein.

— Votre fille est un amour, dit Léonore en regardant notre selfie sur son mobile. Et une sportive accomplie : une vraie championne au trapèze et à la balançoire !

— Papa, on peut l’inviter à dîner avec nous à La Réserve ? Allez…

— Mais j’ai réservé un massage anti-âge au spa Nescens…

— Elle est d’accord, je lui ai déjà demandé ! Allez, dis oui…

— Eh bien soit, ai-je accepté, avec la même intonation que John Wayne doublé par Raymond Loyer dans La Prisonnière du désert.

Ma voix de vieillard me dégoûtait. Plus personne ne disait « eh bien soit » mais c’était sorti comme ça. Certaines rencontres vous mettent en pilotage automatique. Le complot des femmes pour mon bonheur venait de fomenter un nouvel attentat.

On est donc allés s’acheter des meringues, de la double crème et des framboises. On s’est assis tous les trois sur un ponton au-dessus du lac Léman. On a écouté le clapotis de l’eau contre les barques, tout en trempant nos gâteaux dans le pot de crème épaisse. Léonore a expliqué à Romy le principe des neiges éternelles.

— Tu vois là-bas en haut des montagnes, il fait si froid que la neige ne fond jamais.

— Comme la crème dans la moustache de papa ?

— Oui, exactement.

Je me suis essuyé avec la manche de ma chemise. Un canard a cancané sur l’eau miroitante. Le lac étincelait dans le crépuscule, puis il s’est assombri : Dieu venait d’éteindre la lumière. Des nuages étaient arrivés, et un orage d’été s’est déversé juste sur nos têtes. Léonore était encore plus ravissante avec les cheveux trempés : sensuelle comme une photo de Jean-François Jonvelle (un ami mort).

— Léonore, quel est votre groupe sanguin ?

— O+, pourquoi ?

— Parce que moi aussi. Avez-vous fait séquencer votre ADN ? Congeler vos ovocytes ? Avez-vous pour projet de conserver vos cellules souches dans un parking de stem cells surgelées ? Avez-vous quelque chose contre le brain uploading ? Et les self-regenerating blood shots ? Voulez-vous m’épouser ?

Là, elle m’a pris pour un fou, preuve de sa grande perspicacité. Romy a invité Léonore dans notre suite pour qu’elle se sèche les cheveux. On a regardé Black Mirror en finissant les meringues jusqu’à ce que Romy s’endorme. Ensuite sur CNN, on a appris que George Michael venait de mourir à cinquante-trois ans. Ils ont diffusé sa version de « Don’t Let the Sun Go Down on Me » en duo avec Elton John. Quand le chanteur, issu de l’immigration grecque comme le professeur Antonarakis (son vrai nom était Kyriacos Panayiotou), a chanté : « All my pictures seem to fade to black and white… », une larme est sortie de mon œil droit, que Léonore a vue descendre dans ma barbe. Je pleurais égoïstement sur ma propre finitude mais elle m’a cru altruiste. Gênée, elle a dit :

— Bon eh bien j’étais ravie de faire votre connaissance, merci pour ce sympathique moment, mais il se fait tard, je crois que je vais vous laisser…

… Je ne l’ai pas laissée me laisser.

Parfois ma timidité se mue en fermeté. Avec l’index, j’ai remis une mèche de ses cheveux derrière son oreille gauche. Mon autre main avait attrapé son poignet. J’ai collé au ralenti ma joue contre la sienne. Tourné mes yeux contre ses yeux, ma tête contre sa bouche. J’ai souri en apnée, puis infiltré ma langue gentiment. C’est ici que l’opération aurait pu s’arrêter. Il aurait suffi d’un mouvement de recul de sa part. Si elle avait hésité, je n’aurais pas insisté : elle pouvait détruire ma vie en un tweet. Mais elle a affûté la langue aussi, et mordillé ma lèvre comme si c’était la sienne. Nous avons soupiré ensemble, peut-être de soulagement. Je crois que nous étions tous deux rassurés que ce baiser porno ne fût pas ridicule. J’ai glissé une main sur son sein et quelques doigts plus bas, sous la fibre de coton. J’ai pu vérifier que mon attirance était partagée. Nos épidermes avaient envie de se contacter. J’héritais d’une femme neuve. Il est rare de connaître des préliminaires aussi évidents. Tout en retirant son tee-shirt j’ai sorti mon sexe dressé. Ce type de manœuvre est généralement compliquée, voire douloureuse (caleçon qui freine le passage, tee-shirt coincé sur la tête, bite griffée par la fermeture Éclair : de tels incidents peuvent ruiner un conte de fées). Rien de tel ici : nos gestes étaient fluides et logiques, comme dans un rêve érotique avec pollution nocturne. Je crois que Léonore fut surprise par mon impatience ; elle ignorait que je voulais l’engrosser depuis des siècles. Plus rien ne nous sépara, pas même une capote. J’ai aimé Léonore comme on respire l’air pur de la Suisse francophone sous un orage estival. J’ai sali sa propreté avec délice, et ses deux sphères aux pointes dressées comme mon sexe au milieu. Nous avons baisé au garde-à-vous, nos sueurs se sucrant ensemble. Elle murmura à mon oreille :

— On voit que tu fais souvent ça.

Je n’ai pas osé lui avouer qu’elle était la première femme que je touchais depuis deux ans. Elle prenait mon enthousiasme pour de l’habitude et il n’était pas question de dissiper ses illusions. Son plaisir entraînant le mien, j’ai giclé quand elle jouissait. À chaque fois qu’elle criait dans mon oreille, je posais ma main sur sa bouche pour qu’elle ne réveille pas Romy, et ça l’excitait encore plus d’être bâillonnée. Le bon sexe c’est quand deux égoïstes cessent de l’être.

Le lendemain matin, Romy a insisté pour qu’on aille visiter l’exposition sur Frankenstein à Cologny. Il pleuvait encore mais pas cette fine bruine estivale que j’apprécie tant : de grosses gouttes grasses de mousson helvétique s’infiltraient dans nos nuques comme des suçons gelés. On a déposé Léonore à l’hôpital sans trop parler dans la voiture mais ce silence n’était pas lourd, au contraire, c’était le silence de trois personnes qui n’ont pas peur de se taire ensemble, afin de laisser s’exprimer le chant des essuie-glaces. Après son départ, Romy a dit :

— Elle est cool.

— Ça te dérange pas qu’elle soit restée dormir ?

— Non, je suis triste qu’elle soit partie maintenant.

(silence joyeux)

— Bon, on va voir l’expo sur le monstre ?

Le même taxi nous déposa à la fondation Bodmer, devant une imposante demeure posée sur une colline verte qui surplombe le lac Léman. Dans ce musée privé est exposée l’une des plus importantes collections de manuscrits au monde. L’exposition « Frankenstein créé des ténèbres » rendait hommage à une source de fierté nationale : Mary Shelley a écrit le grand roman de la vie artificielle dans une villa voisine, durant l’été 1816. La municipalité avait même érigé une statue de Frankenstein sur la plaine de Plainpalais. L’incipit du livre était reproduit en lettres d’or sur le mur d’entrée de l’exposition : « Je suis né à Genève ; et ma famille est l’une des plus distinguées de cette république. »

— Tu vois chérie, Mary Shelley a écrit Frankenstein ici même, il y a exactement deux cents ans.

— Bah oui je sais, me répondit Romy en montrant le mur d’entrée, je suis pas idiote, c’est marqué là !

Romy s’arrêtait longuement devant chaque tableau, chaque manuscrit, et lisait toutes les notices dans leur intégralité. Je ne comprenais pas comment j’avais pu engendrer quelqu’un d’aussi méticuleux, moi l’animateur superficiel. Nous avons pu contempler de nombreuses pages manuscrites ainsi que la première édition de Frankenstein (1818) dédicacée par Mary Shelley : « To Lord Byron from the author ». Les gravures du monstre errant dans Genève n’effrayaient pas Romy car elle était fan de la série The Walking Dead. Les illustrations dans les grimoires de l’expo montraient des squelettes dansants, des cadavres décomposés et les cercles de l’enfer, bref, la tragédie ordinaire de la condition humaine. Je me suis penché sur le journal intime de Mary Shelley. La jeune romancière avait perdu sa mère très tôt. Elle avait écrit Frankenstein à l’âge de vingt ans. Ensuite, ses trois enfants étaient morts (typhus, malaria, fausse couche), puis son mari s’était noyé lors d’une sortie en voilier sur la mer d’Italie, tout cela avant que Mary n’atteigne ses vingt-cinq ans. Voici ce qui se passe quand on imagine un personnage qui terrasse la mort : on attire son attention.

Dans sa préface à l’édition de 1831, la romancière écrit à propos de la rédaction de Frankenstein : « Ce fut un été humide et rigoureux, et la pluie incessante nous confinait des jours entiers à l’intérieur de la maison. » J’ai relevé la tête pour voir la pluie rebondir sur les vitres et la cour pavée du musée, une eau abondante et noire. « Il faut que cela soit effrayant, ajoutait-elle en parlant de son livre, car l’effet de toute entreprise humaine se moquant du mécanisme admirable du Créateur du monde ne saurait qu’être effrayant au plus haut point. »

— Tu fais quoi ?

— Aah !

Romy m’avait fait sursauter. Je commençais à comprendre comment la météo suisse avait foutu la frousse à la jeune Mary Shelley, puis au monde entier.

— Y a que des vieux bouquins, c’est nul, dit-elle, on peut s’en aller ?

— Attends, il y a un dernier vieux bouquin que je veux te montrer.

Dans la salle des collections permanentes, nous sommes passés devant un exemplaire original du Faust de Goethe. Le grimoire était ouvert sur une illustration originale de Delacroix.

— C’est qui Faust ?

— C’est un mec qui veut être immortel. Alors il passe un pacte avec le diable.

— Et ça marche ?

— Au début, oui : il retrouve la jeunesse en échange de son âme. Mais après, ça se complique.

— Et ça finit mal ?

— Forcément : il tombe amoureux.

— C’est ça que tu voulais me montrer ?

— Non.

Quelques mètres plus loin, le Livre des morts égyptien impressionnait par la solennité de ses hiéroglyphes magiques d’outre-sarcophage. Il y a 5 000 ans, un scribe avait dessiné sur ce papyrus le mode d’emploi de l’après-vie. Grosso modo, après le trépas, on pesait notre cœur sur une balance devant les dieux. Notre âme passait un certain nombre d’épreuves (elle devait notamment affronter des serpents, des crocodiles, et de gros insectes dégoûtants) pour « sortir au jour », c’est-à-dire s’élever au ciel dans la barque solaire du dieu Rê, jusqu’à Héliopolis, la cité paradisiaque. Par la suite, les trois religions monothéistes n’avaient fait que plagier ce concept.

— C’est ça que tu voulais me montrer ?

— Non plus.

J’étais attendri. Romy avait sur la tête une mèche rebelle qui me rappela certaines photos de moi à son âge : aimons-nous nos enfants uniquement par narcissisme ? Un enfant est-il un selfie vivant ? Dans une autre salle, nous nous sommes enfin arrêtés devant la Bible de Gutenberg. Le livre sacré étincelait comme une pierre précieuse sous une épaisse vitre pare-balles. Les enluminures étaient multicolores, dorées, et les lettres imprimées sur le vélin il y a 562 ans semblaient flotter au-dessus de la page comme des sous-titres dans un blockbuster en 3D.

— Voilà : c’est le premier livre jamais imprimé. Il est important que tu voies cet objet, retiens bien ce moment. Bientôt, les livres n’existeront plus.

— Comme ça, je pourrai dire que j’ai vu le début et la fin des livres.

Elle me toisait de ses grands yeux azur qui ne connaîtraient plus jamais la naïveté. Jamais je n’ai été aussi fier d’elle que lorsque Romy prononça calmement cette phrase. C’était une des premières fois où je passais deux jours seul avec elle, sans Clémentine (sa nounou). Il était grand temps que je fasse connaissance avec ma fille.

La vie est une hécatombe. Un mass murder de 59 millions de morts par an. 1,9 décès par seconde. 158 857 morts par jour. Depuis le début de ce paragraphe, une vingtaine de personnes sont mortes dans le monde — davantage si vous lisez lentement. Je ne comprends pas pourquoi des terroristes se fatiguent à augmenter les statistiques : ils ne parviendront jamais à assassiner autant de gens que Dame Nature. L’humanité est décimée dans l’indifférence générale. Nous tolérons ce génocide quotidien comme s’il s’agissait d’un processus normal. Moi, la mort me scandalise. Avant j’y pensais une fois par jour. Depuis que j’ai cinquante ans, j’y pense toutes les minutes.

Soyons clair : je ne déteste pas la mort ; je déteste ma mort. Si une large majorité d’humains en acceptent l’inéluctabilité, c’est son problème. Personnellement, je ne vois pas l’intérêt de mourir. Et je dirai même plus : la mort ne passera pas par moi. Ce récit raconte comment je m’y suis pris pour cesser de trépasser bêtement comme tout le monde. Il était hors de question de décéder sans réagir. La mort est un truc de paresseux, il n’y a que les fatalistes pour la croire inéluctable. Je déteste les résignés au macabre, qui soupirent en disant « ah làlàlàlàlà, on y passe tous un jour ou l’autre ». Allez tous crever ailleurs, faibles mortels.

Tout mort est avant tout un has-been.

Ma vie n’a rien d’extraordinaire mais je préfère tout de même qu’elle continue.

Je me suis marié deux fois vainement. Par réaction, j’ai eu, il y a dix ans, un enfant sans me marier avec sa mère. Et puis, à Genève, j’ai rencontré Léonore, la brune convexe, docteur en virologie moléculaire. Je lui ai demandé sa main tout de suite. Je ne suis pas doué pour la drague ; c’est pourquoi j’épouse vite (sauf Caroline, et c’est peut-être la raison de son départ). J’ai écrit à Léonore un sms avec Romy : « Si tu viens nous voir à Paris, n’oublie pas d’apporter de la double crème de gruyère, on fournit les meringues. » Je ne pense pas que la métaphore était directement érotique. Je n’arrive pas à définir l’amour : en ce qui me concerne, je le ressens comme une douleur analogue au manque de drogue. Léonore n’a pas seulement épousé un père de famille, elle a été embauchée comme belle-mère par une préadolescente aux yeux clairs. Après notre mariage dans une église rose des Bahamas, Léonore vivait entre Paris et Genève. Nous prenions le TGV Lyria à tour de rôle. Parfois ensemble, pour baiser dedans. On parlait beaucoup en faisant l’amour entre deux wagons et deux pays.

— Je te préviens : je ne prends pas la pilule.

— Ça tombe bien, je veux te féconder.

— Arrête, ça m’excite.

— Mes gamètes veulent tes ovocytes.

— Continue… j’adore…

— Je vais libérer 300 millions de flagelles vers tes trompes de Fallope…

— Oooh putain…

— Est-ce que j’ai une tête à baiser pour le plaisir ?

— Aahh gonade-moi !

Neuf mois plus tard… Lou est arrivée si vite que nous n’avions même pas eu le temps de déménager. J’accélère ce récit pour arriver au but : ce n’est pas la vie, mais la non-mort qui est le sujet de ce livre. Faire un enfant à cinquante ans, c’est essayer de corriger un scénario écrit d’avance. Généralement l’homme naît, se marie, se reproduit, divorce, et puis à cinquante ans il se repose. J’ai désobéi au programme en choisissant la reproduction plutôt que la retraite.

Le soir même de la naissance de notre bébé, David Pujadas annonçait au JT que l’espérance de vie des Français stagnait à 78 ans. Il ne me restait que vingt-six années à vivre. Or c’était l’âge de Léonore et nous savions tous deux à quelle vitesse passaient vingt-six années : en cinq minutes.

Vingt-six ans, soit 9 490 jours à vivre. Chaque journée devait être savourée lentement du réveil au coucher, comme si je sortais de prison. Je devais vivre comme si je naissais chaque matin. Voir le monde avec des yeux de bébé alors que j’étais une vieille bagnole d’occasion. Il faudrait m’inventer un calendrier de l’avent avec 9 490 fenêtres à ouvrir. Chaque jour qui passe est un jour de moins : 9 490 journées me séparent de la Réponse. J’ai appris à ma fille une blague que ma mère m’avait apprise : retourner la coquille de l’œuf à la coque que l’on vient d’ingurgiter. Lou fait semblant de n’avoir pas commencé son œuf, et je me fâche pour de faux. Elle casse la coquille avec sa cuillère et je fais mine de m’étonner que la coquille soit vide. Nous rions ensemble d’une blague où tout le monde joue la comédie : Lou se force à croire qu’elle m’a bien piégé et je fais comme si j’étais surpris par la même farce tous les jours. Ce petit manège sisyphien ne serait-il pas une métaphore de la condition humaine ? Ta coquille est vide, retourne-la et fais comme si c’était drôle. Vieillir, c’est rigoler à une blague que tu connais par cœur.

Ma peur de la mort est ridicule, je le sais. Il est temps de l’avouer : mon nihilisme est un échec. Je me suis toute ma vie moqué de la vie ; j’ai fait de l’ironie mon fonds de commerce. Je ne crois pas en Dieu : c’est pourquoi je veux survivre. (Même sous-vivre, je m’en contenterais.) Je suis un nihiliste qui a hérité de deux enfants. Me voilà forcé de reconnaître publiquement, tout fier et penaud, que donner la vie est la plus importante chose qui me soit arrivée, à moi l’animateur de disputes audiovisuelles et le réalisateur de films satiriques.

Il y a deux sortes de nihilistes : ceux qui se suicident et ceux qui se reproduisent. Les premiers sont dangereux, les seconds pathétiques. Les nihilistes violents ont réussi à déconsidérer mon pessimisme de salon. C’est Cioran que les djihadistes assassinent. J’en veux beaucoup aux islamistes de rendre dérisoire la dérision. Mais c’est ainsi, il me faut l’avouer : toute vie, même nulle, est supérieure au néant, même héroïque. Si l’on ne croit pas en une vie éternelle posthume, on désire forcément prolonger sa propre durée. Et c’est ainsi que, de cynique et mélancolique, l’on devient scientiste et posthumain.

Le récit de vie que vous lisez garantit mon éternisation. Il est conservé sur le logiciel Human Longevity dossier numéro X76097AA804. Nous y reviendrons plus tard.

Jusqu’à cinquante ans, on court dans la foule. Passé cet âge, on est un peu moins pressé d’avancer. Autour de soi l’on distingue moins de monde, et devant, un précipice béant. Ma vie s’est amenuisée. Je sens bien que mon cerveau est plus jeune que mon corps. Je me fais battre au tennis 6–2 par mon neveu âgé de douze ans. Romy sait changer les cartouches de mon imprimante ; j’en suis incapable. Je mets trois jours à récupérer après une soirée tequila. J’ai atteint l’âge où l’on a peur de se droguer : on sniffe des « pointes » à la place des « poutres » d’antan. On a tout le temps l’air coincé parce qu’on se retient de faire un AVC du visage. On boit des verres de jus de pomme avec des glaçons pour faire croire que c’est du whisky. On ne se retourne plus sur les filles dans la rue car on craint d’attraper un torticolis. Dès qu’on veut surfer sur la mer, on chope une double otite. Chaque nuit, on se réveille une ou deux fois pour aller uriner. C’est aussi cela, les joies de la cinquantaine : si l’on m’avait dit qu’un jour j’attacherais ma ceinture de sécurité à l’arrière des taxis !

Les vieux ont tout le temps mal quelque part. Le corps est usé ; il y a très peu de jours sans douleurs idiotes au pied, crampe à la jambe ou élancement intercostal. Sans parler des dommages psychologiques ou nerveux. Le pire étant de se plaindre sans cesse. La vieillesse consiste principalement à faire chier son entourage. Le vieux râle, se plaint et fait fuir les jeunes.

Le point commun entre tous les quinquagénaires, c’est la trouille. On la vérifie à certains gestes : nous faisons terriblement attention à ce que nous mangeons. Nous arrêtons de fumer et de boire. Nous nous mettons à l’abri du soleil. Nous évitons les oxydations de toute sorte. Nous sommes flippés en permanence. D’anciens fêtards se muent en lâches pétochards craignant pour leur peau. Tenez, même ce mot : « pétochard », est un indice de la vieillesse de l’auteur de ces lignes. Nous protégeons nos derniers instants. Nous signons des contrats d’épargne-retraite, des assurances-vie, des investissements locatifs. Ma génération est passée en un clin d’œil de l’inconséquence à la paranoïa. J’ai l’impression que le changement a eu lieu en une nuit : soudain tous mes potes destroy des années 80 ne jurent plus que par la nourriture bio, le quinoa, le véganisme et les randonnées à vélo. Une sorte de GGBG (Gigantesque Gueule de Bois Générationnelle) s’est emparée de nous. Plus mes amis étaient foncedés dans les toilettes du Baron il y a vingt ans, plus ils me donnent des leçons d’hygiène de vie et de santé aujourd’hui. C’est d’autant plus surréaliste que je ne l’ai pas vu venir ! J’étais peut-être dans un trou noir avec mes divorces et mes émissions de télé, je croyais qu’il était encore cool de se droguer avec des escort-girls, je n’avais pas vu le monde changer autour de moi. Des mecs qui terminaient dans le caniveau à 8 du mat’ sont devenus des ayatollahs des légumineuses, et mes anciens dealers, des apôtres de la marche en montagne, chaussés de croquenots North Face. Tout d’un coup, si tu allumes une cigarette, tu es un assassin suicidaire ; si tu commandes une caipirovska, un déchet puant. T’as pas lu Sylvain Tesson ? Pauvre de toi. C’est leur passé qu’ils engueulent. Même Sylvain a failli crever à force de grimper bourré sur les toits. Arrêtez d’en faire un moine écologiste ! Tesson est comme moi : un alcoolique russophile qui a peur de crever.

Je me suis mis à regarder toutes les émissions de cuisiniers. « Masterchef », « Top chef », « Les Escapades de Petitrenaud » : je suis un ex-clubbeur reconverti dans la cuisine light. Et puis ce qui devait arriver arriva : je me suis inscrit à un club de gym. Même dans mes pires cauchemars, jamais je n’avais anticipé pareil désastre : moi sur un vélo elliptique, moi secoué par un power plate, moi allongé sur les coudes en position de gainage, moi adossé au mur imitant une chaise, moi tirant sur des élastiques, moi soulevant des poids pour remplacer mes seins par des pectoraux. Durant des siècles, l’homme a combattu dans des guerres héroïques ; au XXIe siècle, la lutte contre la mort prend une autre forme, celle d’un type en short qui fait de la corde à sauter.

J’ai peur parce que Romy et Lou ne méritent pas d’être orphelines. Je cherche à repousser ma fin. La vie se termine et je ne l’accepte pas. La mort ne cadre pas dans mon rétroplanning. Ce matin, j’ai marché pieds nus sur des fraises que mon bébé avait jetées sur le parquet.

Ce bonheur, conquis de haute lutte,

S’achèvera-t-il dans les cinq prochaines minutes ?

Je deviens sourd : je fais répéter les phrases des gens. Mais peut-être n’ai-je aucun problème d’ouïe, peut-être tout simplement que les autres ne m’intéressent pas. J’ai l’âge où l’on commence à boire du Coca Zéro parce que son ventre pousse et qu’on a peur de ne plus voir sa bite. Chaque soir, je compte dans mon bain mes cheveux perdus qui flottent sur l’eau. S’il y en a plus de dix, je déprime. Avec une pince à épiler, je traque aussi les poils blancs qui poussent dans mon nez et sur mes oreilles, et je rétrécis mes sourcils broussailleux dignes de François Fillon. Je surveille mes grains de beauté comme le lait sur le feu. Je m’habille en costumes « fit » d’Hedi Slimane en espérant que si la mort croise un barbu engoncé dans une veste cintrée, elle se dira qu’il y a erreur sur la personne. Les articulations de mes mains s’engourdissent, mon dos est courbaturé après quinze minutes d’exercice physique. À cinquante ans, on n’a plus le temps de flâner. Le temps est minuté. Ma montre connectée affiche en permanence mes pulsations cardiaques par minute ainsi que le nombre de calories que je brûle en marchant. Mon tee-shirt Hexoskin transmet mon taux de transpiration par Bluetooth vers mon iPhone 7. Cela me rassure de connaître ces statistiques vaines. À tout instant, je peux vous énoncer le nombre de pas que j’ai réalisés depuis le matin. L’Organisation mondiale de la santé recommande de faire 10 000 pas par jour ; j’en suis à 6 136 et je suis déjà vanné.

J’ai perdu quelque chose en cours de route et cette chose s’appelle ma jeunesse. Dans notre époque sans relief, seule la mort donne le vertige. Depuis le début de ce chapitre, 10 000 personnes sont mortes dans le monde. D’ici la fin de ce bouquin, je préfère ne même pas dénombrer le carnage ; le charnier serait trop répugnant.

Il y a une chose que je ne comprends pas : pour conduire une voiture, il faut passer un permis, mais pour donner la vie, rien. N’importe quel abruti peut devenir père. Il lui suffit de planter sa graine et neuf mois plus tard, cette responsabilité si écrasante, si gigantesque, lui tombe dessus. Quel homme est préparé à un travail pareil ? Je préconise la création d’un « permis de paternité », avec un examen préalable, comme pour le permis de conduire, où l’on vérifierait la générosité, la capacité à aimer, l’exemplarité morale, la chaleur humaine, la douceur, la politesse, la culture et bien sûr l’absence totale de tendances pédophiles ou incestueuses. Seuls les hommes parfaits devraient être autorisés à se reproduire. Le problème avec le « permis de paternité », c’est que personne de ma connaissance ne l’obtiendrait, et surtout pas votre serviteur. La génération qui instaurera le « permis de paternité » sera sans doute la dernière. Ensuite, plus aucun homme ne sera autorisé à faire des enfants. L’humanité disparaîtra par retrait de permis.

Père est un métier qui s’improvise, même quand on l’a désiré. Logiquement, la nature a prévu un flot de tendresse filiale, une joie qui vous submerge dès la naissance. Le père hérite d’un bébé qui braille dans ses bras : il tombe amoureux de cette créature bleue et gluante qui agite les pieds. La nature compte beaucoup sur ce moment où un jeune écervelé devient vieux gâteux. C’est le déclic paternel : soudain l’homme ne pense plus à sa voiture, son appartement, son boulot, ni même à tromper la mère de son enfant. L’homme n’est plus un homme, mais un père de famille, le « grand aventurier des temps modernes » selon Péguy : en réalité un imbécile heureux. Sait-il ce qui l’attend ? Non : là encore, la nature est bien organisée. Si les hommes savaient ce qui les attend, ils réfléchiraient avant de se lancer dans un projet aussi insensé. Ils choisiraient des aventures plus faciles : traverser le Pacifique à la nage ou escalader l’Himalaya pieds nus. Des promenades de santé. La paternité tombe sur un incompétent sans avertissement. C’est une catastrophe nommée bonheur.

J’ai deux filles : la première a 10 ans, la seconde vient d’apprendre à dire son prénom. Vous remarquez que j’ai dit « la seconde » et non « la deuxième » : c’est de la superstition. J’espère que l’adage « jamais deux sans trois » ne passera pas par moi, mais en réalité le fait d’écrire cette phrase prouve que je suis déjà préparé au pire. Ai-je été un bon père ? Comment le savoir ? Parfois je fus absent ou inconséquent, maladroit ou simplement idiot ; j’ai fait de mon mieux. J’ai fait des câlins et des bisous, j’ai travaillé pour que mes filles aient une maison propre et une nourriture saine, qu’elles partent en vacances au soleil ; ce genre de choses qu’elles tiennent pour acquises m’ont demandé beaucoup d’efforts. La paternité, pour moi, c’est deux choses : 1) ce qui a donné un sens à ma vie ; 2) ce qui m’a empêché de mourir. Il faut cesser de croire qu’un père est quelqu’un qui s’occupe des autres. C’est faux. Je suis sincère en écrivant cela. Ma génération est celle où ce sont les enfants qui s’occupent des parents. Quand je suis devenu papa, je me prenais pour Kurt Cobain, qui avait aussi une fille. Mais contrairement à lui, je ne me suis pas suicidé. Souvent je pense à Frances Bean Cobain, qui a vingt-cinq ans aujourd’hui. J’aime un peu moins Nirvana quand je pense à Frances. Père est un job dont on n’a pas le droit de démissionner.

Cela ne m’empêche pas de culpabiliser tout le temps. Je ne suis pas fier de ne pas avoir été capable de rester avec la mère de mon aînée. Comment éduquer une fille quand on a soi-même tout fait pour demeurer infantile ? Je crois que j’ai essayé d’être à la hauteur de l’enjeu. D’être digne de mes enfants, même si mon père s’est moins occupé de moi que ma mère. Ce n’était pas de sa faute, il y a longtemps que tout est pardonné. Je connais tellement de pères qui croient bien s’occuper de leur progéniture, mais qui ne passent jamais un instant seuls avec elle, qui sont au bureau toute la journée et devant l’ordinateur à la maison, qui ne posent aucune question et n’écoutent jamais les réponses, qui mettent des journaux télévisés, des coups de téléphone urgents et des immigrées clandestines entre eux et leurs enfants. Il est tellement facile d’éviter les petites excroissances qui habitent chez soi. On s’arrange pour ne pas leur marcher dessus, alors qu’on devrait plutôt s’en servir pour gravir l’échelon qui nous manque. Mon père n’a pas eu le choix : sa femme est partie avec ses gosses. C’était à la mode, dans les années 70. Je suis plus ringard d’avoir laissé partir la mienne dans les années 90. Il paraît que notre société est celle des pères absents et démissionnaires : je ne l’ai pas vécu ainsi. Quand je me suis séparé de Caroline, je me suis obligé à m’occuper seul de Romy, un week-end sur deux, puis une semaine sur deux. Je l’ai élevée peut-être davantage que si j’avais vécu avec elle 100 % du temps… Et aujourd’hui, avec Lou, j’expérimente la garde non alternée. Ce n’est pas si affreux de voir quelqu’un grandir tous les jours. J’aurai essayé plusieurs styles de paternité : l’absence, l’alternance, la présence. Il faudra un jour demander à mes filles quel papa elles ont préféré : celui qui part, celui qui reste, ou celui qui clignote ? Il n’y a pas que dans le spectacle qu’on peut être intermittent.

J’ai eu de la chance d’avoir des filles. J’ignore si j’aurais pu admirer autant un garçon : pour moi, la paternité, c’est s’émerveiller devant une frange blonde, des dents piquantes, des oreilles roses, des fossettes, une peau de pêche, un profil espiègle, un petit nez, des bagues sur les dents, un menton pointu sur un cou de cygne. La paternité, c’est aussi, par flemme, de laisser l’infante jouer à son jeu vidéo ou regarder Harry Potter pour ne pas avoir à s’en occuper en dehors des repas. Le divorce m’a obligé à jouer à des jeux chiants, comme le Uno (une sorte de variante contemporaine du Mille Bornes de mon enfance). Aujourd’hui ma fille aînée me surpasse dans beaucoup de domaines. Elle m’écrase 21–08 au ping-pong. Elle parle espagnol couramment. Elle veut faire du cinéma comme Sofia Coppola (ce qui fait de moi Francis Ford !).

On dit parfois que les films d’un cinéaste sont ses enfants. J’ai rarement entendu plus grosse connerie. Je n’ai produit que deux chefs-d’œuvre, et ils ne sont pas en pixels.

J’étais comme tout le monde : je voulais une maison avec piscine à Los Angeles, et s’il y avait une salle de cinéma, un bar et un strip-club au sous-sol, c’était encore mieux. C’est la première fois que toute l’humanité voulait habiter au même endroit.

J’ai négligé de me présenter parce que la plupart d’entre vous me connaissent déjà. Inutile de raconter une vie qui ne m’appartient plus puisqu’elle est exposée dans Voici chaque vendredi. Je préfère vous parler de ce qui m’appartient : ma mort.

Je suis allergique à l’automne, car ensuite vient l’hiver et que je n’ai pas besoin de l’hiver : il fait déjà très froid en moi. Je suis le premier homme qui sera immortel. Ceci est mon histoire ; j’espère qu’elle durera plus longtemps que ma notoriété. Je porte une chemise bleu nuit, un jean bleu nuit et des mocassins bleu nuit. Le bleu nuit est la couleur qui me permet de porter le deuil sans imiter Thierry Ardisson. J’anime la première émission chimique au monde. Vous m’avez forcément vu dans mon « chemical show » sur YouTube, là où les lois françaises ne s’appliquent pas, où la télévision a tous les droits, sans la moindre censure. C’est une émission de débats où j’organise des engueulades sur des sujets d’actualité. L’originalité du concept est que tous les invités sont obligés de gober un comprimé une heure avant l’antenne : Ritaline, Methadone, Captagon, Xanax, Synapsyl, Rohypnol, LSD, MDMA, Modafinil, Cialis, Solupred, Kétamine ou Stilnox, au hasard. Ils piochent leur gélule dans une jarre recouverte de soie noire sans savoir quelle molécule ils vont avaler. Amphétamines, opiacés, cortisone, somnifères, anxiolytiques, excitants sexuels ou hallucinogènes psychédéliques : ils ignorent dans quel état ils abordent la conversation la plus médiatique de leur vie. Le résultat score des millions de vues sur toutes les plates-formes. Pour le style d’animation, je me situe à mi-chemin entre Yann Moix et Monsieur Poulpe — intello mais déconneur (le communiqué de presse dit « pertinent et impertinent »). J’ai un vernis de culture générale mais je ne l’étale pas pour ne pas faire fuir les incultes : le genre de salaud capable de naviguer aisément entre théologie et scatologie. La semaine dernière, un ministre s’est endormi sur mon épaule en suçant son pouce au lieu de défendre son projet de loi, une comédienne a glissé sa langue dans ma bouche en dévoilant sa poitrine (j’ai dû appeler le service d’ordre pour l’empêcher de se doigter devant la caméra 3), et un chanteur a fondu en larmes avant d’uriner dans son froc en parlant de sa mère. Quant à moi, cela dépend : une fois j’ai mis dix minutes à articuler « Madame, Mademoiselle, Monsieur, bonsoir », une autre j’ai interviewé mon fauteuil pendant une demi-heure (je faisais les questions et les réponses), le mois dernier j’ai vomi sur mes « blue suede shoes ». Ma plus célèbre émission est celle où j’ai fouetté mon casting d’invités avec ma ceinture Gucci avant d’arroser le décor de champagne en annonçant l’infarctus de ma mère. Je ne me souviens absolument pas de ce long monologue paranoïaque qui a scoré quatre millions de vues sur YouTube : je refuse de le visionner ; il paraît que je bavais. Quand mes invités ne se disputent pas assez, je regarde mes fiches : mon assistante y a toujours préparé une liste de questions embarrassantes pour les déstabiliser. Ils repartent tous furieux. Certains me demandent de les « arranger » au montage. Je leur apprends alors, avec une sincère compassion, que l’émission était diffusée en direct. (On dit « live hangout » mais c’est comme un bon vieux plateau de « Droit de réponse ».) Personnellement, je ne comprends pas pourquoi des artistes viennent se ridiculiser dans mon studio alors que je suis le seul à être payé (pas cher : 10 000 € par semaine, on n’est plus dans les années 90). Les audiences plafonnent en ce moment, c’est pourquoi je me suis lancé dans la réalisation de films. Sur le tournage de mon premier long, quand les techniciens me trouvaient trop impatient, je leur disais : « Pourquoi on ne tourne que deux minutes par jour ? Sur YouTube, ça me prend une heure et demie pour tourner 90 minutes ! » On devrait tourner les films en direct ; ça prendrait moins de temps, une seule prise et ce serait dans la boîte, comme chez Iñárritu ou Chazelle. La mode des longs plans-séquences vient de là : le public ne veut plus de cinéma, il veut contempler la vie sur un écran, ce qui n’est pas la même chose. Les acteurs de cinéma feraient moins de caprices s’ils avaient le même trac que des comédiens de théâtre. J’ai sorti une comédie romantique, Tu m’aimes ou tu simules ? — financée par une ancienne chaîne à péage — qui a totalisé 800 000 entrées : la chaîne démodée est rentrée dans ses frais, malgré une presse « partagée ». Mon deuxième film, Tous les mannequins du monde, était plus méchant : il n’a pas reçu d’argent des télés et a attiré quatre fois moins de monde. Je ne sais pas encore si je vais en réaliser un troisième depuis que j’ai trouvé un autre moyen de devenir éternel.

AVANTAGES ET INCONVÉNIENTS DE LA MORT

Depuis que l’humanité existe, on dénombre environ 100 milliards de morts. Je ne prétends pas que l’immortalité sera facile à atteindre. Je suis jaloux de l’âge de mes filles. Elles verront le XXIIe siècle. André Choulika, le PDG de Cellectis (leader français de la recherche en bio-techno-génomique), affirme que les bébés nés après 2009 vivront cent quarante ans. J’envie Romy et Lou. Je suis un sale égocentrique qui refuse de libérer la place. Mon métier est éphémère ; je sais très bien que tout ce que je produis à la télévision sera oublié après mon départ. Ma seule chance d’exister est de m’accrocher à la vie et aux écrans, petits ou grands. Tant que je serai présent à l’image, on se souviendra de moi. Ma mort sonnera le glas de mon œuvre. Je serai pire qu’oublié : remplacé. C’est drôle de voir certains animateurs de flux, sentant leur gloire menacée (Drucker, Pivot, Arthur, Cauet, Courbet), se précipiter sur les scènes de théâtres de province, dans le but de grappiller quelques miettes de gloire, en narrant leurs souvenirs devant de vieilles téléspectatrices endormies, aux cheveux mauves. Ils ont passé leur vie à poser des questions à des artistes, et soudain, quand le manège s’arrête, ils veulent recevoir des ovations à leur tour, mais personne ne les interviewe, il est trop tard, ils se retrouvent imitateurs de Johnny ou de Modiano à la salle des fêtes de Romorantin. Ils voudraient quitter le futile pour la permanence, remplacer la célébrité par la postérité. Le cas le plus angoissant est celui de Thierry Ardisson, qui m’a fait débuter dans le métier. Alors que Thierry rêvait d’être écrivain, rien de ce qu’il prononce n’est de lui : ses prompteurs, ses blagues et ses questions sont rédigés par des pigistes. Tout ce qu’a fait Thierry Ardisson, depuis trente ans, c’est lire des textes écrits par d’autres. Il n’est pas surprenant que son obsession consiste désormais à éditer des coffrets de compilations de ses vieilles émissions — ce romancier frustré souhaite à tout prix occuper une place sur votre étagère. Si je veux échapper à ce destin funeste, je dois m’éterniser pour de vrai. Physiquement, c’est-à-dire médicalement.

Dans un monde où les hommes sont mortels, tout optimiste est un escroc.

J’ai perdu mes rares amis. Christophe Lambert, DG d’EuropaCorp, emporté par un cancer à 51 ans. Jean-Luc Delarue, président de Reservoir Prod et voisin de la rue Bonaparte, envolé à 48 ans. Philippe Vecchi, son coloc, à 53 ans. Maurice G. Dantec, auteur cyberpunk, parti à 57 ans. Richard Descoings, le directeur de Sciences-Po, mort d’une crise cardiaque à 53 ans. Frédéric Badré, le fondateur de la revue littéraire Ligne de risque, mort d’une maladie neurodégénérative à 50 ans. Mix & Remix, de son vrai nom Philippe Becquelin, qui illustrait ma chronique dans Lire, mort d’un cancer du pancréas à 58 ans. Je les ai tous invités à la télé : c’étaient de bons clients, toujours prêts à se donner en pâture, sans langue de bois. Je me souviens de Dantec allumant un pétard avec une page arrachée des Évangiles en marmonnant : « Pardonnez-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font. » Jean-Luc avait arraché sa chemise pour se lancer dans un cours de breakdance sur le sol. Christophe avait mimé une corrida, son associé Luc Besson faisant le taureau, les doigts pointés sur le front en guise de cornes. Philippe dansait le pogo à pieds joints sur « Should I Stay or Should I Go », Richard avait gagné le concours d’« air guitar », Frédéric imitait tous les cris d’animaux, l’autre Philippe dessinait des vagins dentés. Ils pensaient qu’ils n’avaient rien à perdre. Quelques mois plus tard, ils perdaient tout. La mort est de moins en moins une abstraction quand on dépasse la cinquantaine. Je déteste sa manière insidieuse de se rapprocher à chaque check-up. Elle me fait penser aux pluies de flèches du film The Revenant : il faut courir, slalomer comme Leonardo DiCaprio pour éviter le sifflement qui nous frôle, brûlant et venimeux. Je ne cesse d’accélérer ma course en zigzag. J’aimerais prendre du repos, souffler un peu, mais pour me reposer, j’ai besoin d’une nouvelle vie, comme dans Call of Duty, où ressusciter ne prend que deux clics après une fusillade. Donnez-moi s’il vous plaît quelques décennies de rabe et je promets d’en faire meilleur usage. I am still hungry. I need seconds, OK ? Une poignée de secondes. Une seconde vie.

Je ne suis pas pressé de devenir orphelin. Je n’ai pas aimé le spectacle parental : ceux qui m’avaient donné la vie allongés dans des lits d’hôpitaux, cela avait quelque chose de vulgaire, de prévisible, comme un mauvais scénario de télé-réalité. Quelque chose me disait que je devais les sauver. Je ne voulais pas les perdre ; ils étaient mes boucliers humains. Le fait de m’avoir donné la vie ne méritait pas la peine capitale.

Mon père en rééducation avec des béquilles aux Buttes-Chaumont, ma mère cassée en morceaux à Cochin après une chute : aucun des deux ne semblait se douter qu’ils finiraient seuls. La cruauté de la fin de vie de mes parents en faisait deux publicités contre le divorce et les maladies cardiovasculaires. Ils avaient vécu séparément mais je m’imaginais sottement qu’ils auraient dû mourir ensemble. Durant des mois je tournais mes émissions avec le sourire le plus artificiel possible, un rictus de mauvais acteur kéblo sous coke, quand la caméra passait au rouge sur mon plateau. J’ai commencé à animer des galas de charité à cette époque-là : le Téléthon, le Sidaction, le Concert contre le Cancer… Cela me révoltait de souffrir pour un événement aussi banal que la maladie de mes parents, de découvrir que j’avais un cœur capable d’une émotion aussi prévisible statistiquement. Le dessinateur Joann Sfar m’avait prévenu lors d’un déjeuner au Ritz :

— Quand tu perds tes parents à dix ans, tout le monde te console, tu deviens un être intéressant ; quand tu les perds à cinquante, personne ne te plaint, c’est là que tu es vraiment l’orphelin le plus seul du monde.

Si je les perdais, je savais que plus personne ne s’intéresserait à moi autant qu’eux. Donc ma tristesse était encore du narcissisme. Pleurer ses parents, c’est pleurer sur sa propre fragilité. Je suppliais la maquilleuse de masquer mon chagrin avec du fond de teint opaque, et je beuglais mon prompteur pour couvrir les applaudissements du chauffeur de salle : « Amis mortels, bonsoir et bienvenue : ceci n’est pas une émission, c’est une ordonnance ! »

Une menace plane sur le bourgeois européen ; notre confort est provisoire, nous avons appris à faire comme si le chaos absolu qui règne entre le Big Bang et l’Apocalypse pouvait être organisé par notre smartphone, entre deux attentats-suicides en live sur Periscope, et un Snapchat de notre plat du jour. Depuis notre naissance, on nous répète que nous allons mal finir. Avant de commencer cette enquête, je savais que l’homme était un corps mais pas un aggloméré de milliards de cellules reprogrammables. J’avais entendu parler des cellules souches, des manipulations génétiques, de la médecine régénérative, mais si la science ne sauvait pas mes parents, à quoi servait-elle ? À nous préserver, ma femme, mes filles et moi — les prochains candidats sur la death list.

Le déclic fut l’émission du Nouvel An. Comme chaque année, je l’enregistrais pour pouvoir passer Noël à Harbour Island. Entouré de danseuses du Pink Paradise et de comiques professionnels, je faisais semblant d’être le 31 décembre et d’attendre minuit pour le compte à rebours : « Cinq ! Quatre ! Trois ! Deux ! Un ! BONNE ANNÉÉÉÉE LA FRAAANCE ! » alors que nous étions en train de nous congratuler le 15 novembre dans un studio glacial de Boulogne-Billancourt, aux alentours de 19 heures. Et nous recommencions trois fois le countdown parce que les ballons de baudruche n’étaient pas descendus à temps. Il se trouve que cette année, deux invités sont décédés entre l’ampexage et la diffusion. Une chanteuse toxicomane et un humoriste gay n’ont pas passé l’année. Par leur faute, quatre heures de faux direct furent trappés : deux millions d’euros passèrent sous le nez de mon producteur (moins ma com’) ; après visionnage, l’émission était indiffusable, même remontée — ce con de comique décédé ayant fait le mariole sur tous les plans larges. Tous mes invités étaient furax ; tous ces ringards s’étaient emmerdés à faire semblant de fêter le réveillon en smoking et robe du soir, une mascarade durant tout un après-midi d’hiver pour zéro UBM. Ce fut la goutte d’eau : j’en ai eu marre que la mort vienne me gâcher la vie. C’est à partir de là que j’ai commencé à me renseigner de plus près sur les progrès de la génétique.

Le monde actuel me donne l’impression d’un encombrement accéléré. Comme si nous étions coincés dans un embouteillage mais qu’au lieu de rouler lentement, les véhicules collés les uns aux autres fonçaient pied au plancher, à 200 km/h, vers le vide, comme dans Fast & Furious 7, quand la Lykan HyperSport de Vin Diesel saute d’un building d’Abu Dhabi pour entrer au 74e étage d’un autre building d’Abu Dhabi qu’elle détruit intégralement avant d’atterrir dans un troisième gratte-ciel d’Abu Dhabi. C’est une cascade spectaculaire mais avons-nous envie d’une vie de stuntman ? On vieillit de plus en plus tôt : à trente ans déjà, la génération suivante est incompréhensible, son sabir inintelligible, son mode de vie abscons, et elle, si pressée de te pousser dehors. Au Moyen Âge, à cinquante ans, nous étions tous morts. Aujourd’hui on s’inscrit à Club Med Gym et l’on gesticule sur un tapis en mousse en regardant Bloomberg TV, avec ses chiffres qui défilent dans tous les sens. Je suis sûr que si j’ouvrais un club de sport nommé Death Row, les gens se battraient pour y cotiser.

Si vous me prenez pour un fou, refermez ce livre. Mais vous ne le ferez pas. Parce que vous êtes comme moi, un « sujet autonome », selon l’expression du sociologue Alain Touraine, c’est-à-dire un individu libre et moderne, sans attaches rurales, ni communauté religieuse. Une étude marketing de ma boîte de prod’ a montré que je n’attire que les célibataires urbains, les déracinés, les atypiques, les CSP+ et les athées à fort pouvoir d’achat ; les autres ne font pas partie de mon public. Le sondeur qui avait interrogé le panel sur mon image citait dans son rapport le philosophe allemand Peter Sloterdijk, parlant de l’homme contemporain comme d’un « citoyen autogénéré » et d’un « bâtard sans généalogie ». J’ai failli mal le prendre mais, en sortant de la présentation, je me suis regardé dans le miroir de l’ascenseur pour constater que j’ai bel et bien une tête de « créature du discontinuum ». J’appartiens à la première génération humaine élevée sans patriotisme, ni orgueil familial, ni racines profondes, ni appartenance locale, ni croyance particulière, hormis le catéchisme d’une école catholique durant la petite enfance. Il s’agit d’un fait de société sur lequel je n’ai nulle complainte réactionnaire : je constate seulement une réalité historique. Je suis la conséquence d’une utopie démodée, celle des années 70, durant lesquelles les habitants des pays occidentaux ont tenté de se débarrasser de tous les boulets des siècles précédents. Je suis le premier homme sans boulet au pied. Ou le dernier boulet au pied de la génération suivante.

Personne ne souhaite la mort, à part les dépressifs et les kamikazes. S’il y a une chance sur huit milliards que je parvienne à prolonger ma vie de deux ou trois siècles, vous aurez envie de m’imiter. Gardez bien à l’esprit cette réalité : vous allez mourir parce que vous vous laissez faire. Vous mourrez et pas moi. L’humanité a tout dompté : les océans les plus profonds, les montagnes les plus inaccessibles, même la lune et la planète Mars. Le moment est venu pour la médecine d’euthanasier la mort. Ensuite, on se débrouillera pour trouver de la place pour loger la surpopulation. Il n’y aura plus de Sécurité sociale dans vingt ans. Avec le vieillissement massif de la population, le déficit colossal des comptes sociaux mènera au chacun pour soi : les riches ne paieront plus pour sauver les pauvres. À moins de reporter l’âge de la retraite à 280 ans… Quant aux mutuelles et compagnies d’assurances, un rapide séquençage de notre ADN leur indiquera le niveau de risque-santé et un algorithme calculera les cotisations en fonction. L’augmentation de la durée de vie aura une conséquence positive sur le plan financier : tout le monde pourra s’acheter des maisons très chères en s’endettant sur plusieurs siècles (sauf en cas de génome déficient). Exemple : un crédit de 10 millions est remboursable sur trois cents ans, avec des mensualités de 2 700 €. Vous désirez un yacht ? Aucun problème si vous avez des siècles devant vous.

Je vous épargne le baratin des religions sur la vie après la mort. Je ne suis pas adepte des casinos, ni du PMU : ne comptez pas sur moi pour lancer des paris. Je me fiche d’une vie après la mort, ce que je veux c’est prolonger indéfiniment mon existence avant la Faucheuse. Le catholicisme prie pour la vie éternelle ; moi, je veux la vie éternelle sans me faire prier. Le problème avec Dieu c’est que si l’on n’y croit pas, on a franchement l’air d’un paumé. Surtout à cinquante ans, quand le corps se met à dysfonctionner ; une situation dont on sait, malgré tous les efforts, les crèmes anti-âge, les injections de botox, les implants capillaires et les massages ayurvédiques, qu’elle ne fera qu’empirer, jusqu’à la défaite ultime. C’est pour cette raison que les fidèles des messes ont tous plus de cinquante ans. L’Église, c’est le spa de l’âme.

Aurais-je perdu le goût du vide ?

Загрузка...