« Vivre, comment ? »
Romy et Lou avaient tellement plus de futur que moi : je respectais leur longévité. Elles étaient déjà posthumaines à la naissance. Les enfants sont de merveilleux organismes multicellulaires qui courent dans le salon et récompensent notre attention.
La naissance de Lou a considérablement compliqué la rédaction de ce livre. Quand votre bébé répète « papa, papa, papa », l’écriture est un effort colossal pour résister à un sourire qui attend d’être regardé. Ce paragraphe a été tapé sur mon ordinateur alors que Lou se cachait dans les rideaux afin que je la surprenne, avant d’éclater de rire sous ses cheveux de paille lorsque je la chatouillais. Comment voulez-vous écrire Guerre et Paix dans ces conditions ? Il paraît que Dickens a réussi à pondre Oliver Twist au milieu de ses marmots, mais c’était une histoire d’enfants maltraités : il se vengeait. Ma vengeance à moi consiste à mâchouiller les oreilles de Lou et la pulpe de ses orteils jusqu’à ce qu’elle demande grâce : « Oh non ! Oh non ! » Elle a la peau la plus douce du monde. Et les petites dents écartées de Vanessa Paradis, avec quarante-cinq ans de moins. Un profil de déesse au front bombé et aux joues pleines, le nez mutin, la bouche boudeuse pleine d’abricots. Impossible d’imaginer plus heureux que ses fossettes. Comment créer quand la création la plus fraîche gambade autour de vous ? Désolé, j’ai une couche-culotte à changer. Je me remettrai au travail demain. La littérature attendra : une petite main, posée dans ma grande main, m’empêche d’écrire.
Je n’ai pas envie que Lou grandisse et j’ai peur du jour où Romy s’en ira. Quand Lou joue avec la douche, ou découvre qu’un klaxon fait « tût-tût », ou goûte une cerise ou s’amuse à faire tomber tous mes DVD maniaquement rangés malgré mes prostestations, me permettant de retrouver enfin Madame porte la culotte de Cukor que je croyais perdu, je revois Romy accomplir les mêmes miracles au même âge, puis je me revois, moi, renversant des tables à Neuilly, et je revis mon enfance une troisième fois, encore et toujours, je rajeunis en boucle ; à chaque naissance, je ressuscite.
Je permets à Romy tout ce que sa mère lui interdit : manger du beurre de cacahuète et des Mi-cho-ko avant le dîner, regarder la télé jusqu’à minuit, téléphoner dans son lit, passer son temps sur FaceTime avec ses camarades de classe… Quant à Lou, rien ne lui résiste, et surtout pas moi. Mes émissions passent après sa peinture à l’eau. Mes filles m’ont appris à ne plus gaspiller mon temps. La hiérarchie de mes priorités a fortement évolué dans les années 2000 : fabriquer un hippocampe en pâte à modeler est devenu plus urgent qu’un threesome avec deux Slovaques. Une journée réussie, c’est Lou qui regarde Pierre Lapin et moi qui regarde Lou, en buvant de la bière (j’ai remarqué que l’alcool me met à son niveau ; l’adulte bourré est l’équivalent du bébé, en plus mou).
Hier j’ai rêvé que mes parents étaient incinérés. Lou jouait avec leurs urnes dans mon salon. Elle renversait les cendres de ma mère sur la moquette. Un tas de poussière grise était répandu sur le sol. Puis je m’apercevais qu’elle avait aussi vidé les cendres de mon père. Impossible de les séparer : mes parents formaient un monticule poudreux au milieu du living-room. Je me suis réveillé au moment où mon robot Dyson 360 Eye aspirait simultanément ma mère et mon père.
Il existe de nombreuses méthodes pour vaincre la mort, mais elles sont réservées à quelques milliardaires chinois ou californiens. Mieux vaut être un posthumain en vie qu’un humain en poudre. J’ai compris que je ne tenais pas tant que cela à mon humanité, sinon j’aurais choisi une autre activité professionnelle qu’animateur télé. Je ne suis pas un intégriste du corps biologique. S’il faut me transformer en machine pour durer, je renonce sans état d’âme à mon humanité déjà approximative. Je ne dois aucun respect à la Nature, cette meurtrière. De toute façon, j’ai tout gâché dans ma vie. J’ai besoin d’une deuxième chance : je ne demande pas grand-chose, juste un siècle supplémentaire. Une existence de rattrapage.
Lou me regarde droit dans les yeux et réclame des baisers papillon. Je cligne des paupières sur ses joues. Puis elle réclame la petite bête qui monte qui monte. Je m’exécute. « Encore. » Elle glousse quand mes doigts chatouillent son cou. « Encore. » J’aime ce délicieux moment matinal où Lou me préfère à Tchoupi.
Je profite de ces commencements qui vivifient mon agonie.
La première étape de ma quête d’éternité consista à effectuer un check-up chez le médecin préféré des stars au service d’explorations fonctionnelles et de médecine prédictive de l’hôpital européen Georges-Pompidou, dans le 15e arrondissement de Paris, près de l’ancien siège social de Canal +, dessiné par Richard Meier, studio où se tournent à la fois mon émission et « Quotidien » de Yann Barthès.
Frédéric Saldmann est un cardiologue et nutritionniste célèbre dont le premier livre, Le meilleur médicament, c’est vous, s’est écoulé à 550 000 exemplaires. En principe, il faut deux ans d’attente pour obtenir une consultation avec lui, mais je suis une célébrité et nous ne vivons pas dans un système tout à fait démocratique. J’avais tendance à faire confiance à Saldmann. Un médecin aussi exposé médiatiquement sera plus vigilant que ses confrères : il sait que mon trépas nuirait grandement à sa réputation.
L’hôpital de verre et d’acier ressemblait à un gigantesque vaisseau spatial hérissé de structures tubulaires comme le terminal 2E de l’aéroport Charles de Gaulle. Au centre, deux palmiers géants apportaient une touche d’exotisme écologique. Ce décor aurait été parfait pour tourner un clip de U2 ou héberger une fondation d’art contemporain. Le design faisait partie de l’utopie, il fallait du spectacle sinon personne n’y croirait : la médecine a peu évolué depuis les pièces de Molière. C’est à l’hôpital Pompidou que le premier cœur artificiel total Carmat a été implanté. Certes, le patient greffé est mort trois mois plus tard, mais la tentative était louable. Les Échos ont même cité cet établissement futuriste, dans leur édition du 24 octobre 2016 : « Les espoirs les plus fous de régénérescence tissulaire ont été ravivés au début de l’année après la présentation, au service du professeur Philippe Menasché à l’hôpital européen Georges-Pompidou, de la première patiente victime d’un infarctus et traitée avec succès à l’aide de cellules cardiaques dérivées de cellules souches embryonnaires humaines. » Je sais où prolonger maman si son cœur se remet à tousser.
Dans le couloir du 2e étage, bâtiment C, je suis passé devant le service de « Pharmacologie/Toxicologie ». Je l’ai pris pour un avertissement personnel. En traversant le hall d’accueil, j’ai croisé beaucoup de vieillards qui tremblaient, courbés ; ils ne semblaient pas savoir qu’on n’était plus obligé d’y passer. Des internes couraient vers des microscopes électroniques mais la star de l’étage se tenait debout, immobile, devant moi. Âgé de soixante-quatre ans, le docteur Saldmann en fait dix de moins. Mince, enjoué, le médecin d’Alain Delon, Sophie Marceau, Bernard-Henri Lévy, Isabelle Adjani, Jean-Paul Belmondo et Roman Polanski m’a tendu la main pour m’entraîner dans son petit bureau. Ici l’on ne lavait pas les draps souillés de personnes grabataires ; l’on envisageait le prolongement de l’humanité par d’autres moyens que la couche « Confiance ». Saldmann portait une blouse blanche et des lunettes à monture d’acier chromé. Il m’a rappelé Michael York dans L’Âge de cristal. L’éternité passe par un look de science-fiction clean. Je préfère le mot « clean » au mot « propre » car on entend « clinique ». Il a pris ma tension : élevée. Mon électrocardiogramme : banal.
Ensuite il m’a fait une échographie de l’abdomen avec une sonde gluante et gelée. Le seul truc qui ne va pas chez lui, c’est sa calvitie : on apercevait son crâne à travers ses cheveux. En revanche, son sourire était malicieux, probablement à cause de ses incisives écartées. Pour un médecin qui promettait la longévité, avoir les « dents du bonheur » est un gage de crédibilité. Sur un moniteur, il a regardé mon estomac, ma vésicule biliaire, mon pancréas et ma prostate — des nuages qui ondulaient en noir et blanc, comme dans un tableau de Soulages. Tous mes organes fonctionnaient correctement, m’a-t-il dit, sauf un qui émettait des gargouillis bizarres.
— Ton foie est un peu gras.
— J’en mange tout le temps.
— Si c’est celui d’un canard, c’est meilleur que si c’est le tien. Le foie, c’est ce qui filtre les déchets. Le tien est comme une passoire bouchée.
Il m’a montré la photo d’un vieux morceau de viande pourrie, vert et jaune. L’image rappelait les organes glauques qu’on met sur les paquets de cigarettes pour terroriser les disciples d’Humphrey Bogart (référence de vieux).
— Ton foie ressemble à ça. Déjà que t’es bizarre à l’extérieur, sache que c’est pire dedans.
Là, je commençai à bouder. Une des conséquences les plus exaspérantes de mon métier d’animateur impertinent, c’est que mes relations se croyaient autorisées à l’être avec moi.
— Ne fais pas ta tête de victime, a-t-il dit. Il faut cinq cents jours pour refaire un foie neuf. Tu vas juste être obligé de modifier tes habitudes alimentaires. Si tu fais ce que je te dis, tu retrouveras ton foie de jeune homme glabre, élevé à l’eau d’Évian en bouteilles de verre. Viens, on passe au test d’effort.
Il m’a fait monter sur un vélo elliptique. Au bout d’une minute de pédalage, mon cœur battait à 180 bpm. Il m’a supplié de descendre très vite.
— Au secours, il va nous faire un René Goscinny !
— Mais c’est normal, je ne cours jamais.
— Je t’interdis d’avoir ton infarctus sur mon lieu de travail.
Le décès de l’auteur d’Astérix sur un vélo en plein test d’effort est le cauchemar de tous les cardiologues depuis 1977. Il avait cinquante et un ans : mon âge.
— Bon, allez, on fait un check-up complet. Avec un scan du cœur. J’aimerais voir la tête de tes coronaires.
Je suis ressorti déprimé. Le lendemain matin, je me suis rendu à jeun dans un laboratoire d’analyses pour effectuer une prise de sang, des analyses d’urine et un prélèvement de mes selles. Au bout de quelques jours, j’ai fini par trouver une certaine sensualité à la jeune laborantine à qui je tendais quotidiennement un flacon contenant ma crotte avec mon nom étiqueté dessus. Cette humiliation communément appelée « vieillesse » avait quelque chose d’une perversion sexuelle particulièrement tordue — jamais je n’aurais imaginé que j’en viendrais à trouver sexy de chier tous les matins dans une boîte en plastique pour savoir combien de temps il me restait à vivre. Nous n’avons pas abordé le sujet mais j’ai senti une sorte de connivence scatologique se développer entre elle et moi.
Je suis aussi allé effectuer un coroscanner à l’institut Labrouste. On m’a injecté un produit iodé pour visualiser ma cage thoracique en 3D. Allongé en apnée dans un cercle de rayons radioactifs, j’ai avisé un panneau qui m’ordonnait de ne pas regarder le laser. Inévitablement, je cherchai alors des yeux le sabre de Dark Vador. Un quart d’heure après, je contemplais mon cœur, mon aorte et mes artères sur des écrans à cristaux liquides. On aurait dit un jarret de veau. Au technicien qui observait l’imagerie sur écran, j’ai déclaré :
— Je me suis souvent demandé quelle tête avait la mort. Donc, en fait, c’est la vôtre.
— Déçu ?
Ma vie était suspendue à ce navet en coupe tridimensionnelle au look gore. Ce serait un bon concept de talk-show : « Fais voir ton intérieur. » Un plateau tourné à l’institut Labrouste, où l’on pourrait visionner les cœurs battants et les artères engorgées de tous les participants, en direct. Avec des échographies « live ». La séquence émotion serait celle où les invités apprendraient leur pronostic vital devant les caméras. Idée à noter pour l’année prochaine.
La semaine suivante, les surfaces vitrées de l’hôpital Pompidou ne me faisaient plus penser à un vaisseau intergalactique mais à la pyramide du Louvre. J’ai commencé à comprendre où je me trouvais : dans un tombeau translucide analogue au sarcophage de François Mitterrand. Mon humeur avait évolué ; je bombais un peu moins le torse. Le check-up calme l’amour-propre. Le docteur Saldmann m’a convoqué pour m’exposer mon bilan de santé. Il a regardé mes analyses avec la lenteur sadique d’un juge attendant le silence de la cour avant de prononcer son verdict. Ceci est mon cœur livré pour vous.
Connaissez-vous beaucoup de romanciers qui vous dévoilent l’intérieur de leur corps ? Céline disait qu’un écrivain devait « mettre sa peau sur la table ». Avec mon scanner coronaire, il est clair qu’une étape de l’histoire littéraire a été franchie. (Note de l’auteur prêt à tout.)
— Tu as une stéatose hépatique et tu es hypertendu. C’est limite normal avec tout ce que tu te mets dans le cornet. Mais ton cœur est intact et tes artères propres. C’est dingue ! Tu as zéro risque d’infarctus. Tu es passé à Lourdes ou quoi ? Ton score calcique coronaire à zéro, c’est comme si tu venais de naître ! L’estomac, les poumons, les couilles, tout fonctionne normalement. Même ta prostate est petite. Je vais me mettre à la drogue dure si ça préserve à ce point.
J’ai remercié le ciel de me donner une seconde chance. Saldmann semblait aussi soulagé que moi. Il s’attendait à trouver un organisme totalement délabré.
— Ce qui m’étonne, ai-je dit après un long soupir de condamné à mort gracié, c’est que mon foie ait mis cinquante ans à se rebeller. Peux-tu prolonger cette situation indéfiniment ?
— Pardon ?
— Je voudrais repousser ma mort si loin qu’elle en décédera à ma place. Mon but est de vivre quatre cents ans avec mon foie graisseux.
— Visons plutôt quatre mois, soyons réalistes. (Rire pas drôle.) Mon cher, l’espérance de vie moyenne d’un Français est de 78 ans ; 84 pour les femmes car elles sont plus intelligentes. Normalement, il devrait donc te rester trente belles années à vivre si tu suis mon régime allégé. Ton sucre est à 1,33. Ton acide urique à 91 et tes triglycérides à 2,36. Trop de graisse, d’alcool et de sucre. Il faut que tu jouisses autrement qu’en mangeant et buvant : voyage, baise qui tu veux avec préservatif, lis, va au cinéma et au théâtre, enfin bref, fais des trucs de vieux ! Et surtout, quarante minutes d’exercice physique quotidien pour diminuer le risque de cancer de 40 % en libérant 1 004 molécules protectrices. Mais ne te tue pas au travail. Les audiences de ton émission sont toujours bonnes ?
— Entre trois et cinq millions par semaine.
— Ce n’est pas rien.
— On fait plus quand je gerbe en plateau.
— Es-tu obligé d’avaler les mêmes pilules que tes invités ? Tous ces abus chimiques ne sont pas recommandés par la faculté de médecine.
— Ne t’inquiète pas pour les pilules, je ne les consomme que pour le direct. Ensuite je passe le reste de la semaine à préparer l’émission suivante en buvant de l’eau minérale. Je ne veux pas me tuer, comprends-tu docteur ? Ni au travail, ni au sport. Je me suis mis à guetter la mort comme un cerf traqué dans une chasse à courre.
— T’es le seul hypocondriaque qui gobe des pilules sans savoir ce qu’il y a dedans.
— Écoute, je fais gaffe quand même. Je flique chaque symptôme, je traque les douleurs suspectes. Je me suis acheté un autotensiomètre pour prendre ma tension matin, midi et soir. Je me renseigne sur Internet. Je connais les meilleurs spécialistes de chaque partie du corps. Je suis plus habitué des pharmacies que des bars. L’apothicaire de la rue de Seine me salue tous les jours comme autrefois Alan, le barman de chez Castel ! L’argent que je dépensais auparavant en vodka-coke est désormais investi en vitamines-légumes verts.
Le médecin des stars me prenait pour un débile, ce qui se traduisait chez lui par un lent hochement de tête puis un regard dans le vague durant lequel il psalmodiait « ah làlàlàlàlàlà ». Et le César de la Meilleure Émotion Factice aurait pu être décerné… au docteur Frédéric Saldmann. Il a écouté mes poumons avec son stéthoscope gelé. Il a regardé mes oreilles et ma gorge avec sa lampe de poche.
— Bien. Je vais être direct avec toi. Je considère que toute mort avant 120 ans est prématurée, seulement il faut m’aider. À partir de 50 ans, la vie est un vrai champ de tir. On ne peut plus se comporter comme à 30 ans. Tu es en train de te suicider. Même si je congelais tes cellules souches dans une banque pour te les greffer plus tard, cela ne suffirait pas. Tu dois arrêter ton toxico-show. Si cela te pose un problème, je ne peux rien faire pour toi. À la rigueur, laisse tes invités se droguer, mais de ton côté, pourquoi ne pas jouer la comédie ? Tu n’as pas le choix. Gobe des Car-en-Sac blancs ou des M&M’s marron. Grimace, ils n’y verront que du feu.
— J’ai déjà essayé : on sent tout de suite quelque chose d’anormal quand je suis dans mon état normal. L’émission n’a plus de dramaturgie. Ceux qui ne travaillent pas à la télévision pensent toujours qu’animer est un métier facile. Mais tu as raison, je pourrais très bien terminer cette saison et prendre ensuite une année sabbatique.
— Profites-en pour consulter un psychanalyste afin de cerner ton angoisse macabre. Il était chouette, notre débat sur la mort. J’ai bien apprécié le moment où le fondateur de Google a avalé son oreillette.
— D’habitude, la mort ne fait pas d’audience. Là elle a cartonné.
— Peut-être parce qu’elle touche encore une majorité de gens. Aujourd’hui pour toi la situation est très simple : tu arrêtes la drogue ou tu arrêtes de vivre. À toi de choisir.
— J’ai envie de me défoncer pour ne pas entendre ce que tu dis.
— En ce cas, j’aimerais beaucoup acheter ta maison.
— Ah bon ?
— Oui : en viager.
La profession de « médecin connu » offre ce privilège : le droit à une dose d’humour morbide supérieure à la moyenne nationale. On était en juin : l’année audiovisuelle s’achevait et j’avais largement assez de fric sur mon compte pour arrêter de bosser pendant un an sans toucher à mon train de vie. Le seul souci était de savoir si la production me reprendrait en septembre de l’année suivante, ou si je devrais me produire moi-même. C’était une très bonne idée, cette année sabbatique. Je pourrais faire le tour du monde avec Romy ; Léonore et Lou nous rejoindraient aux destinations les plus hospitalières. J’allais sauver nos quatre vies. J’aurais pu embaucher le docteur Saldmann comme « talent manager ». Il me conseillait mieux que mon producteur, lequel ne pensait qu’à me faire trimer comme un âne jusqu’au triple pontage final.
— Puis-je être franc avec toi ? a-t-il repris. Tu as besoin d’antioxydants. Mange des radis, des raisins secs, du quinoa, des clémentines et des pamplemousses. Arrête tes gélules, les alcools forts, le barbecue, le saucisson…
— Ah non ! Pas le saucisson ! Mais je t’assure que je mange des grenades. Qui n’explosent pas.
Pardon pour ce lamentable jeu de mots. Dans mon talk-show, au moins, un chauffeur de salle poussait le public à applaudir pour masquer mes flops. C’était confortable d’avoir un matelas de vivats en cas de bide. Mon médecin best-seller a poursuivi son énumération imperturbable, tel Michel Cymes. (Très bon client, Michel : dans mon émission, il a mangé le bouquet de fleurs du plateau avant de donner un cours de dos crawlé dans une piscine gonflable tout en faisant l’éloge de la sodomie.)
— Bouffe de l’ail, des amandes, du citron, du melon…
— Avec du San Daniele ?
— Non : sans San. Freine sur la charcuterie, le beurre, la crème, les fromages, les frites. Ni foie gras, ni viande grillée.
— Aaargh !
— … Des carottes, des tomates, des brocolis, du fenouil, des poireaux, des courgettes, des aubergines…
— OK, si c’est pour m’expliquer que pour ne jamais mourir il faut devenir vegan, je n’avais pas besoin de venir te voir, il me suffisait de lire Santé Magazine. J’essaie déjà ce régime sinistre, ne t’inquiète pas pour moi ! Par exemple, je mange uniquement les crocodiles verts de chez Haribo.
— Écoute, tu me poses une question, je te réponds. Ce n’est pas moi qui parle mais la science. Et tu n’as pas besoin de devenir vegan puisque tu as droit au poisson. Les sardines sont des animaux, non ? Mais de grâce, supprime les Haribo à la gélatine de porc concassé ! Et plus une goutte de Coca-Cola ! C’est du poison ! Bois de l’eau du robinet à la place. Beaucoup d’eau, ça coupe l’appétit et on n’a jamais rien trouvé de plus sain pour l’estomac.
— Merde… Aucun bonbec autorisé ?
— Les pistaches, le chocolat noir 100 % cacao et le miel, ça va. Et pas trop de sel non plus.
— Pfff… Aucun alcool ?
— Faudrait savoir. Tu veux être immortel ou clochard ? Bois des jus d’herbe !
— Plutôt crever !
— Ça tombe bien…
— Oui, bon, c’était une expression. T’inquiète, je mange souvent des açai bowls et je bois du matcha latte. Je suppose que je ne dois pas non plus m’exposer au soleil.
— Seulement le corps oint de crème solaire protection 50. Mais un peu de vitamine D est excellente pour la longévité.
— En fait, pour vivre longtemps, il ne faut être ni basque, ni américain. Dommage pour moi : ce sont mes deux nationalités préférées.
— Ah ! Une dernière chose : t’es venu comment ?
— En scooter.
— Arrête ça tout de suite, malheureux ! C’est de loin ce que tu fais de plus dangereux. C’est du suicide le deux-roues. Une seconde d’inattention et ciao.
— C’est marrant, je viens de comprendre pourquoi un modèle de cyclomoteur s’appellait Ciao. OK, je vais rentrer à pied.
— Tu ne te rends pas compte : on est à l’aube de progrès fous, il faut juste tenir trois ou quatre décennies. J’étudie une petite souris d’Afrique de l’Est (Somalie, Éthiopie, Kenya) qui s’appelle le rat-taupe nu. Cet animal résiste à tout et vit trente ans ; une souris d’habitude vit deux à trois ans. C’est comme si nous vivions six cents ans en bonne santé. Elle n’a jamais de cancer, ni Alzheimer, ni maladie cardiovasculaire. Une peau et des artères qui ne s’usent pas, une sexualité et une fertilité intactes jusqu’au bout. On lui a implanté des tumeurs cancéreuses violentes, elle les rejette tout de suite. Même chose si on l’expose à des cancérigènes chimiques. Cette souris détient la clé de la vie éternelle. Essaie juste de tenir jusqu’à ce que les secours arrivent.
— (Après avoir googlé « rat-taupe nu » pour voir des photos de la créature) Quel animal horrible !
— L’immortalité n’est pas une élection de Miss.
— Mais cette bestiole est imbaisable !
— Tu as raison, j’oubliais le principal. Il faut du sexe pour vivre longtemps. On considère que douze rapports sexuels par mois augmentent de 10 % la longévité. Et si tu arrives à vingt et un rapports mensuels, tu diminues d’un tiers le risque de cancer de la prostate. Grosso modo, tu dois remplacer la bouffe et la teuf par la baise : ce n’est pas un si mauvais swap.
— La petite mort repousse la grande !
— Allez, au revoir, je te souhaite une excellente résurrection. Cela t’ennuierait qu’on fasse un selfie ensemble pour épater ma femme ? Elle est complètement fan de toi. Elle a adoré l’émission avec Depardieu et Poelvoorde, quand ils ont décidé de gober toutes les gélules en même temps.
— Oui, elle a bien marché celle-là, c’était une bonne idée de garder l’antenne jusqu’à leur lavage d’estomac, à quatre heures du matin, en direct de l’Hôtel-Dieu. Combien je te dois pour mon check-up ?
— Envoie-moi un morceau de ton foie gras à Noël ! (Rire sardonique.)
Dans la rue, l’été était obscène. Le deuil de soi-même fournit une excuse pour se liquéfier en public. Je critique la mort mais je tolère la décomposition. Je pleurais souvent pour un rien ; c’étaient peut-être les particules fines en flottaison dans l’atmosphère parisienne. Comme dit Salinger : « Les poètes prennent la météo trop personnellement. » J’ai reniflé en croisant une mère de famille blonde poussant un landau. En regardant les platanes verts sur fond gris. En levant les yeux vers le ciel couleur de stéatose hépatique. Mon médecin fameux venait d’inviter la maladie dans ma vie. Je m’apitoyais sur mon propre déclin. Surtout, n’ayez pas pitié de moi. Je suis capable de chialer sur commande. Parfois, quand je sens qu’un invité est émouvant, je verse une larme pour faire le buzz.
Je suis jaloux de cette horloge sur la place Vauban qui ne tombe jamais en panne. En traversant les avenues mornes du 7e arrondissement, j’ai acheté un bouquet de violettes. Il y avait de l’orage dans l’air. Les magasins fermaient, une cloche sonna. Je ne m’étais même pas aperçu que la nuit tombait. Je suis entré dans une église illuminée, la paroisse Saint-Pierre-du-Gros-Caillou, qui ressemble à l’Acropole, en moins disloquée. L’encens m’est monté à la tête, j’ai eu peur de m’évanouir. J’ai déposé mes violettes sur un autel mauve ; elles juraient, ce qui est embarrassant dans un lieu saint. J’ai allumé un cierge pour mon père et ma mère. Je ne voulais pas me retrouver en première ligne. La flamme de la bougie a projeté une ombre qui dansait sur la pierre. Elle m’a redonné du courage. Les églises sauvent tous les jours des athées par centaines. Je suis ressorti dans la nuit parisienne. J’ai téléphoné à mon producteur pour lui annoncer que j’arrêtais l’émission : l’avantage des boîtes vocales, c’est qu’elles n’essaient pas (encore) de vous convaincre de rester. J’étais soulagé comme un homme qui a failli recevoir un 747 sur la tête. On devrait démissionner plus souvent.
Les avions clignotaient dans le ciel noir au-dessus des arbres. J’ai eu l’impression qu’ils m’envoyaient un signal en morse mais j’ignorais lequel. « Fous le camp », peut-être ?
Ce soir-là, j’ai emmené Léonore, Romy et Lou manger des frites à L’Entrecôte, un restaurant diététiquement incorrect. Les enfants étaient contentes, et comme elles l’étaient, je l’ai été aussi. Malgré mon foie malade, je nous trouvais tellement plus vivants que la moyenne.