« Mort, où est ta victoire ? »
Première lettre de saint Paul
La quatrième blessure narcissique fut la dernière.
Ainsi que l’a exposé Sigmund Freud dans son Introduction à la psychanalyse (1917), la première blessure narcissique de l’humanité fut la révolution de Copernic au XVIe siècle : l’homme n’était pas au centre de l’univers.
La deuxième humiliation provint de Darwin au XIXe siècle : l’homme descendait du singe.
La troisième vexation fut amenée par Freud au XXe siècle : l’homme n’était même pas maître de ses pulsions.
L’humanité n’a pas survécu à la quatrième blessure narcissique : la découverte au XXIe siècle que l’ADN, qui programmait son destin, était modifiable.
Lorsque cela fut démontré, Homo Sapiens ne pouvait plus être sauvé.
Il est difficile de dater avec précision le moment exact où Homo Sapiens est devenu synonyme de « sous-homme ». Ce constat est né de la convergence de plusieurs découvertes : digitalisation du cerveau, correction génétique des embryons, rajeunissement des cellules et du sang, « brain enhancement ». Mais à coup sûr la première étape fut, en 2026, la connectique neuronale avec le réseau. Lorsqu’une petite partie de l’humanité eut un accès permanent à Google, le reste des habitants de la planète fut immédiatement renvoyé à l’homme des cavernes. L’intelligence artificielle intégrée à l’homme donna à une minorité d’enfants une avance incommensurable sur les autres élèves. En 2020, les premières naissances de bébés à ADN crispérisé furent un événement mondial. Leur avantage génétique fit bientôt la une des YouTubeLiveShows. Le niveau scolaire des archéo-humains ne les rendait absolument pas compétitifs avec la néo-humanité qu’on a surnommée les « Wi-Fi babies ». Il fallut rapidement créer de nouveaux collèges pour les « sur-enfants » dont les notations n’étaient pas mesurables avec les moyens d’évaluation ordinaires. « Homo Sapiens » en latin signifie « homme savant », mais face à des néo-humains 2.0 au quotient intellectuel non répertorié sur l’échelle, il convenait de le rebaptiser « Homo Inscius » (« homme ignorant »). Yuval Noah Harari proposa de désigner désormais les posthumains sous le nom d’« Homo Deus » (« homme augmenté »). Mais dans la vie quotidienne, la nouvelle race fut baptisée : « UBERMAN ».
Le principal déséquilibre entre le Sapiens et le Deus était la vitesse : les Ubermen n’avaient plus besoin de parler. Ils communiquaient par la pensée, s’envoyaient des MM (Mental Mails) et accédaient instantanément à la connaissance universelle via Google. La bonne nouvelle était la gigantesque économie de dépense publique qu’induisait la suppression de l’école, des collèges et lycées, tous remplacés par des cours de programmation des prothèses cérébrales. Les sous-hommes tentèrent de protéger leur intégrité mais leur destin était scellé par Charles Darwin : « Les espèces qui survivent ne sont pas les espèces les plus fortes, ni les plus intelligentes, mais celles qui s’adaptent le mieux aux changements » (De l’origine des espèces, 1859). Pauvre Sapiens ! Lui qui continuait de s’exprimer par l’intermédiaire de ses cordes vocales, toujours incapable de lire dans les pensées, comment pouvait-il deviner ce que tramait Uberman ? L’élimination des espèces non compétitives est un processus de sélection irrémédiable, même quand l’évolution est le résultat de manipulations artificielles. C’est ce phénomène nouveau que les savants nommèrent la théorie du « Coup de pouce suicidaire » (The Suicidal Boost, essai de George Church, Random House, 2033, préface du professeur Stylianos Antonarakis de la faculté de Genève). Selon cette théorie, Homo Sapiens avait en quelque sorte accéléré sa propre disparition par les modifications de son intellect et de ses chromosomes. En d’autres termes, il avait donné un « coup de pouce », génétique et involontaire, à sa propre extinction, de la même manière que Néandertal, trop occupé à se nourrir, avait été dépassé par Sapiens communicant. La suite n’était pas compliquée à prévoir : le génocide des sous-hommes par les machines biologiques était indispensable pour régler le problème de la surpopulation et du réchauffement climatique. Une famine mondiale fut donc programmée en 2040 par le World Googlevernment afin de permettre le Grand Remplacement Darwinien et de garantir l’Espace Vital aux Ubermen. Cette étape porte officiellement le nom de Dernière Déshumanisation (opération « 2D »). La première guerre de Longévité éclata en 2051, juste après les opérations d’annihilation chimique et les batailles du Sang des années 2030 : c’est elle qui mit un terme définitif au Sapiens.
Somme toute, le bilan d’Homo Sapiens n’était pas très positif : il avait mangé tous les animaux et récolté toutes les plantes pour se rassasier, tout en épuisant les ressources naturelles afin d’assurer son propre développement. Ensuite, il avait organisé involontairement son remplacement. Si au moins sa disparition avait été volontaire… même pas. Après avoir dominé toutes les espèces mammifères ou végétales, et ruiné son cadre de vie, il s’était fait doubler. Est-ce qu’il ne le méritait pas un peu ?
Mais revenons à 2017. Dans l’avion au-dessus des nuages, le ciel n’était plus du ciel ; c’était déjà l’espace. J’avais la sensation d’être galactique. L’éternité n’est pas une question de temps mais de lumière dans le sang. C’est l’infini à la portée des méduses turritopsis nutricula (qui ne meurent jamais car elles sont fluorescentes). Vues par le hublot, les tours blanches de l’île de Manhattan ressemblaient aux croix d’un cimetière.
Léonore nous attendait à l’aéroport de Newark avec un sac de meringues helvétiques et ses épaules nues. Elle tenait dans ses bras un bébé équipé d’un casque de cheveux jaune poussin, de deux yeux bleus sur un sourire aux dents écartées, et d’une robe verte trop petite. J’avais envie de danser en les voyant mais je me suis retenu. Comme tous les amoureux, Léo et moi faisions tous les deux de gros efforts pour ne pas montrer nos sentiments. Mais je me trahissais en gazouillant sans arrêt comme un idiot. Léonore aux salières dorées, aux épaules crémeuses, au soutien-gorge plein de seins pesants… Elle m’excitait encore plus depuis qu’elle m’avait fabriqué une nouvelle vie.
Pepper tentait de se réconcilier avec elle.
— Romy m’a beaucoup parlé de vous. Elle dit que vous êtes cool. Êtes-vous mannequin ? Vos pommettes sont symétriques à 97,8 % et votre dentition rectiligne.
— Tu fais des efforts, c’est bien.
Après un tour au Bowery Hotel pour se doucher, se changer et — en ce qui me concerne — prendre Léonore contre un miroir en pressant ses pamplemousses blancs, nous avons appelé un Uber. Recommandée par le concierge, une baby-sitter veillait sur Lou qui dormait dans son lit de bébé. Le « Dîner du XXIe siècle » avait lieu chez Benoît, le restaurant d’Alain Ducasse sur la 55e Rue, à un bloc de la Trump Tower. Aux États-Unis, les biotechnologies et la recherche génétique étaient massivement soutenues par le gouvernement, car là-bas le passé est moins grand que le futur. Avantage de la célébrité télévisuelle : Léonore, Romy, Pepper et moi étions tous placés à la table VIP du fondateur de Cellectis, le docteur André Choulika. Un brun affable et souriant qui avait fait fortune dans le traficotage de génome. J’ai toujours aimé les Libanais, je pense que les habitants d’un pays coincé entre Israël et la Syrie sont forcés d’être ouverts d’esprit. Ils ont le cul entre deux guerres ! Cela les rend imaginatifs et surtout pressés de s’enfuir. Choulika avait découvert les méganucléases (ou « ciseaux moléculaires ») lorsqu’il travaillait dans l’équipe du prix Nobel François Jacob à l’Institut Pasteur. Sa société biopharmaceutique, créée en 1999, pèse aujourd’hui un milliard et demi d’euros. Notre arrivée fit sensation : l’acteur Neil Patrick Harris (qui joue Barney dans la série How I Met Your Mother) cria de joie en voyant entrer un robot-compagnon tenu en laisse par une fillette de dix ans qui demandait à tout le monde le code de la Wi-Fi sans dire bonjour. « This is the 22nd century couple ! » L’assistance était principalement composée de journalistes sceptiques et de généticiens enthousiastes. Parmi eux j’ai reconnu Frédéric Saldmann, mon médecin traitant.
— Alors dis-moi que tu fais du sport tous les jours et que tu ne manges que des légumes !
— Pas du tout ! Ma cure chez Viva Mayr s’est terminée au Burger King. Mais je compte me rattraper ce soir avec ce souper transgénique. Tu sais qu’après t’avoir consulté, j’ai vu un généticien suisse puis un biologiste israélien et que j’ai fait lasériser mon sang en Autriche.
— Bien ! Tu es sur la bonne voie.
— Pas du tout ! Le Suisse m’a expliqué que l’immortalité était impossible et l’Israélien que la planète allait disparaître. Le néo-sang lumineux, ça j’ai apprécié.
— En venant à ce dîner, tu te rapproches du but…
Il n’est pas si fréquent d’assister à un repas dont aucun des invités n’a l’intention de trépasser avant l’an 2200. Tout le gratin de New York était réuni pour goûter un menu exclusivement composé d’aliments « gene-edited », dont l’ADN avait été corrigé par une filiale de Cellectis, un laboratoire situé dans le Minnesota nommé Calyxt. C’était une bonne idée d’avoir choisi un bistrot traditionnel pour tester des plantes de la Nouvelle Nature sur des néophytes. L’atmosphère franchouillarde aidait à oublier que les convives servaient de cobayes à des expérimentateurs échevelés. Derrière la vitrine, les sirènes hurlaient, les taxis slalomaient, les passants couraient : New York restait bloquée au XXe siècle. André Choulika a tapoté sur un micro pour faire taire le brouhaha.
— Good evening, ladies and gentlemen ! Ce soir est une première mondiale. Il y a 238 ans, Parmentier organisa un grand dîner pour lancer la pomme de terre en France. Grâce à Alain Ducasse, ce soir vous allez goûter une « new potato », sous forme de purée, blinis et tarte, ainsi que de nouvelles variétés de soja dont l’ADN a été amélioré. Nos patates ont été corrigées pour ne plus donner de fructose et de glucose qui sont cancérigènes et neurotoxiques à la friture. Vous aurez la chance de goûter ce soir des aliments que des millions de consommateurs dégusteront dans les prochaines décennies. L’année prochaine, Calyxt lancera sur le marché un nouveau blé augmenté en fibres et sans sucres lents, plus digeste et gluten-free. On modifie la teneur en acides aminés, on coupe le texte génomique, on plante et on récolte. Welcome to the new food !
Les applaudissements étaient nourris (c’est le cas de le dire). Les serveurs apportaient des assiettes de saumon et caviar sur blinis de soja et pommes de terre génomiquement reformatés. La nourriture du futur était un peu fade mais mon sang-laser appréciait la cuisine postagricole. La mode du biotech allait-elle succéder au bio tout court ? Nous n’étions pas venus pour la cuisine : à peine André Choulika se fut-il assis à notre table que je lui ai adressé la question qui me taraudait.
— Docteur, ces améliorations que vous apportez aux plantes, quand allez-vous les appliquer aux hommes ?
— C’est fait depuis novembre 2015 ! Nous avons sauvé Layla Richards, une petite fille atteinte de leucémie au Great Ormond Street Hospital de Londres en lui injectant des cellules T génétiquement reprogrammées pour détruire les cellules cancéreuses. Elle était condamnée, il lui restait deux semaines à vivre. Tout avait été essayé : la chimio, les greffes de moelle osseuse, en vain. Aujourd’hui, elle est complètement guérie grâce à la réédition de génome. Et on s’est occupés d’autres cas depuis, enfants comme adultes.
— J’ai lu dans votre essai que vous aviez peur que la petite fille prenne feu ? a demandé Léonore.
— On s’est servis des cellules T d’un donneur de sang adulte. Les cellules T, si ça ne marche pas, peuvent déclencher un syndrome du « greffon contre l’hôte », c’est-à-dire que le patient meurt dans d’atroces souffrances, les cellules T attaquent l’hôte, bouffent tous ses tissus, il fond, perd du poids, sa peau se met à brûler…
— Sauf que vous les aviez reprogrammées pour éviter ce désastre.
— En 2012, Steven Rosenberg, Carl June et Michel Sadelain ont réussi cette procédure sur un cancéreux avec deux kilos de tumeur. En quinze jours, les T-cells ont complètement détruit la tumeur. La cellule T, c’est une machine de guerre à condition qu’on l’édite pour reconnaître les cellules cancéreuses. À ce moment-là, elle se fixe sur le cancer et le fait exploser par perforation. C’est spectaculaire ! Nous testions ce protocole sur des rats en Italie, et un jour j’ai reçu un coup de téléphone de Londres. « Envoyez-nous un tube, on n’a rien à perdre, la petite fille a deux semaines de vie devant elle. » Quand on a présenté le produit à la Medicines and Healthcare Products Regulatory Agency, ils nous ont dit qu’ils n’avaient jamais vu une immunothérapie aussi compliquée ! Je peux vous dire que la famille aussi a fait une drôle de tête quand on leur a dit qu’on allait injecter des T-cells high-tech, « gene-edited » avec un système suicide intégré ! Et finalement la fillette a totalement guéri de sa leucémie. Elle a trois ans maintenant.
Quand Pepper écoutait sagement l’exposé, il avait les yeux bleus ; mais quand il s’apprêtait à parler, ils viraient au vert. C’était assez pratique de pouvoir prévoir quand le robot allait s’exprimer. Je me suis dit qu’il faudrait implanter ce système de diodes optiques à colorimétrie variable chez les hommes politiques pendant les débats télévisés — cela éviterait la cacophonie. Pepper a donc pris la parole :
— Le Comité international de bioéthique (CIB) s’est réuni à Paris fin 2015 sous l’égide de l’UNESCO, a-t-il déclaré avec sa voix aiguë de cartoon. Composé de scientifiques, de philosophes, de juristes et de ministres, cette assemblée a conclu son rapport par cette phrase : « Une révolution pareille soulève de graves inquiétudes, en particulier si l’ingénierie du génome humain devait être appliquée à la lignée germinale, en introduisant des modifications héréditaires qui seraient transmises aux générations futures. » Qu’en pensez-vous ?
Pepper ne se rendait pas compte de l’arrogance qu’il dégageait quand il récitait des notices Wikipédia moralisatrices. Il frimerait moins quand les humains capteraient tous la Wi-Fi dans le crâne par implants neuronaux.
— Ces comités d’éthique, c’est rien que des trouducs, a répondu Choulika.
Romy a éclaté de rire. Pepper a demandé :
— C’est péjoratif, « trouduc » ?
— Sérieusement, ils ne savent pas de quoi ils parlent ! Il y a dix-sept ans, Marina Cavazzana-Calvo et Alain Fischer réparaient le premier bébé-bulle par thérapie génique. Supposons que le bébé-bulle ait un enfant avec une victime de la mucoviscidose. Si on ne sélectionne pas les embryons, on accumule de mauvaises mutations et on pourrit notre espèce. Si l’on interdit de corriger la lignée germinale, les descendants seront complètement buggés !
— Et le clonage humain ne vous fait pas peur ? ai-je demandé.
— So what ? Le clonage c’est comme une fécondation in vitro. Un clone c’est un être humain normal. On ne va pas montrer du doigt un gosse parce qu’il est issu d’un moratoire ! Faut bien comprendre qu’Homo Sapiens est fini, terminé, rayé de la carte ! Le Sapiens édité, c’est le seul homme de demain. L’autre est déjà dépassé.
— Que faites-vous des milliards de Terriens qui tiennent à l’intégrité de l’espèce humaine ?
— Je reçois tous les jours des lettres de menace. « Ne touchez pas à Dame Nature », ce genre de discours. J’ai envie de leur répondre : « Tu serais encore accroupi dans une grotte si l’on n’avait pas touché à Dame Nature, imbécile ! »
L’extrémisme positiviste d’André Choulika me séduisait. Enfin un chercheur qui n’était pas hypocrite : il me paraissait logique qu’un scientifique fût scientiste. Il m’a présenté Laurent Alexandre, un autre technomédecin qui venait de revendre Doctissimo pour 140 millions d’euros, avant de fonder DNAVision, une autre entreprise de génomique. Il trépignait ; visiblement, il n’aimait pas laisser les autres parler. En quelques livres et émissions à succès, le docteur Alexandre était devenu l’un des porte-parole français du transhumanisme, alors qu’il était nettement plus critique que Choulika.
— Je ne sais pas ce qui se passerait si on fabriquait des individus parfaitement corrigés à partir de cellules iPS, a-t-il dit. Ce serait concevoir un surhomme. Attention à ne pas pousser Dédé dans ses tendances démiurgiques.
— Vous vous rendez compte qu’avec CRISPR, on pourrait éradiquer les homosexuels dès l’embryon en coupant le gène Xq28 dans le chromosome X ?
— Poutine doit déjà y travailler.
Heureusement que ce genre d’informations n’était pas sorti en France au moment des manifestations homophobes de 2013… ou sous le règne du docteur Mengele.
— Mais pour ma stéatose hépatique, vous pouvez corriger mes gènes ?
— C’est assez facile d’aller dans le foie avec des cellules éditées, parce que le foie est une pompe à saloperies qui filtre le sang.
Dédé Choulika a repris la parole :
— Je pense qu’il serait plus simple de reconstruire votre organe : il suffit de prendre des cellules de votre peau, de les rebooter en cellules iPS et de refrabriquer votre foie avec une BioPrint.
— Une quoi ?
— Une imprimante 3D biologique. On met des cellules hépatiques et des cellules de vaisseaux sanguins dans la machine à la place de l’encre et l’imprimante BioPrint vous crée un foie tout neuf, couche par couche. Il ne reste plus qu’à le transplanter à la place de votre foie usagé.
— L’abus d’alcool est dangereux pour la santé, a dit Pepper. Consommez avec modération.
— Ta gueule ou je t’uploade, a dit le docteur Alexandre.
Pepper regardait fixement Laurent Alexandre de ses yeux roses qui signifiaient que son logiciel de reconnaissance faciale le scannait.
— Je vous ai identifié : vous êtes Laurent Alexandre, l’auteur de La Mort de la mort en 2011. Votre visage ne correspond pas à mes critères de beauté mais il est original.
— Toi, tu es hydrocéphale.
— Attendez… ça y est, j’ai intégralement lu votre livre en huit secondes. Il y a une faute d’orthographe page 132. Votre thèse est intéressante mais vous ne semblez pas y adhérer. Pourquoi ?
— Eh bien parce que l’immortalité ne sera pas atteignable avant 2040.
— Pensez-vous que l’immortalité est souhaitable ou non souhaitable ? Personnellement, je ne vieillis pas mais je pense que la mort est une souffrance pour les humains. Notamment pour mon propriétaire.
— C’est même son obsession, a dit Léonore.
— Tu as une sacrée personnalité pour une boîte de conserve, a répliqué sèchement le docteur Alexandre.
— Docteur Choulika, si je comprends bien, dit Romy qui ne perdait pas le nord, on pourra bientôt imprimer un être humain ?
— (Silence) Je pense qu’un jour ça viendra, oui.
— Tu vois, papa, même si on n’imprime plus de livres, on pourra toujours imprimer des gens.
La tête commençait à me tourner. Les réunions transhumanistes ont tendance à donner le vertige. Ou alors c’était l’effet des patates de nouvelle génération. Toutes ces hybridations génétiques me donnaient l’impression d’entrer dans l’utérus géant d’un alien visqueux peint par Hans Ruedi Giger, un compatriote de Léonore.
— Eh oui, Romy, tu appartiens peut-être à la dernière génération qui a eu besoin d’un spermatozoïde et d’un ovule pour être conçue, a poursuivi Laurent Alexandre. Bientôt les posthumains seront fécondés in vitro, ou clonés, ou bioprintés. Ce sera plus fiable. Il suffira d’éditer l’embryon pour fabriquer des êtres parfaits. Le sexe sera réservé au plaisir.
Le problème avec Laurent Alexandre, c’est qu’on ne sait jamais s’il est ironique ou positiviste. Son double jeu agace beaucoup de monde : selon ses interlocuteurs, il vante les mérites des manipulations génomiques ou les dénonce. Peut-être est-il tout simplement comme moi : il ignore s’il est pour ou contre. Il a conscience que nous jouons avec le feu, mais il ne résiste pas à l’envie de s’y brûler.
— La norme de la reproduction sera la procréation médicalement assistée avec réparation et amélioration génétique embryonnaire, a-t-il poursuivi. Dans cinquante ans, on rira en se souvenant qu’auparavant les hommes étaient créés uniquement en faisant confiance au hasard. On se moquera des individus non corrigés. L’injure « fils de pute » sera remplacée par « accident de pénétration ».
J’ai toussé très fort pour que Romy n’entende pas la dernière phrase. Heureusement, Pepper a coupé tout le monde.
— Je viens de recevoir un e-mail de 23andMe contenant le séquençage des génomes de votre famille. Voulez-vous que je vous lise les résultats confidentiels ?
La tablée s’esclaffa.
— Bien sûr, Pepper ! Envoie !
J’étais circonspect. Ces technomédecins s’asseyaient tranquillement sur le secret médical. Dans le milieu de la biotechnologie, Hippocrate est aussi démodé que Sapiens.
— Romy et Lou sont bien vos filles. La mère de Lou est bien Léonore. De nombreuses séquences sont communes : par exemple CTCGGCGGACGTACATG
ACACATTTGCTTGGGAAGATTACACAGGGTTGC
TTAGAAGATTCCATTGCCGAATAGAATCAACCA
GGTAAGTTTGAACCTGTTCAACCGTTAGGCTAA
GCCTAGAATCCGATTAGCTAGATCGATTCGGAG
ATAGCTAGATCGATCGAAACCCTTCCTCTGAAG
AGATATATAGCGCCGAAATAGACACAACGCCTG
TGTTGTGATCGCTAGTGTCAAGATAGACACGC
TCGCTCGTGTCTTATATTATTATTAHCTCGCTG
ATCGCTGATCGATCGATCGAACT…
— Merci Pepper, dis-je. On notera la présence de deux de mes principales préoccupations dans mon génome : le CACA et la CGT. Quant à Romy, elle a adoré le film GATTACA : ça tient debout.
— Si je puis me permettre, dit Laurent Alexandre, il y a aussi la CC dans votre code génomique. Vu votre réputation, je ne suis qu’à moitié étonné.
Nouvel éclat de rire mondain. Tandis que les serveuses apportaient les glaces au néo-soja, Pepper poursuivait :
— La société 23andMe annonce que vous avez tous deux des ADN correspondant à de nombreux codes similaires dans le sud-ouest de la France, mais qui matchent aussi avec des référents du nord-ouest de l’Europe…
— Cela tient debout : mes grands-parents étaient tous originaires du Béarn et du Limousin sauf ma grand-mère américaine, d’origine moitié écossaise, moitié irlandaise.
— Mademoiselle Romy, 23andMe annonce que vos muscles ne contiennent pas la protéine alpha-actinine-3 (gène ACTN3). Vous êtes peu douée pour le sprint et votre puissance musculaire est faible.
— Hey ! ça se fait pas ! a dit Romy. D’où il nous parle comme ça ?
Mais le robot continuait sa lecture publique de nos caractéristiques génétiques sans se laisser perturber par des mammifères périssables.
— Romy, les clients 23andMe dont le génome est similaire au vôtre consomment peu de caféine.
— Ah, c’est vrai que je déteste le café.
— Mais tu bois beaucoup de Coca… qui contient de la caféine.
— Quant à Frédéric, il possède 352 variants communs avec l’homme de Néandertal.
L’hilarité de la table était totale. Je ne savais pas comment digérer cette information ; j’avais beaucoup de similarités avec une espèce éteinte dont le faciès rappelait celui de l’acteur Jean-Pierre Castaldi. Laurent Alexandre trépignait de rage. Sa société DNAVision est experte dans le séquençage du génome.
— C’est des conneries, 23andMe ! Ils ne font pas un vrai séquençage : à partir de votre salive, ils observent à peu près un million de sites séparés dans votre ADN. Il y a quatre ou cinq catégories de prédictions qui sont fiables scientifiquement mais toutes les autres sont dans une zone grise… qui s’apparente à de l’astrologie !
— Vous n’avez pas la mutation ApoE4 qui augmente de 30 % votre risque de développer la maladie d’Alzheimer après 85 ans, dit Pepper.
— Ouf ! On s’en sort bien, chérie !
— Fred, a poursuivi André, as-tu vraiment envie de savoir ce qui t’attend ? Sergueï Brin, le fondateur de Google, sait depuis 2011 qu’il est porteur du gène LRRK2 muté, ce qui signifie qu’il va développer la maladie de Parkinson en 2040. À quoi ça l’avance ?
— Comme ça il peut trembler un peu plus tôt que prévu, ai-je répondu.
— Le rapport est terminé. Vous n’avez pas d’intolérance au gluten, ni le gène de Parkinson.
Léonore a changé opportunément de sujet. Sa voix était encore plus érotique quand elle était sérieuse. J’avais envie de lui enfoncer des boules de geisha comme Christian Grey dans Dakota Johnson.
— André, a-t-elle susurré, je crois que vous congelez aussi des cellules souches ?
— Absolument, a dit le docteur Choulika. Nous avons créé en 2013 une autre filiale de Cellectis qui s’appelle Scéil. L’idée était de conserver vos cellules iPS en attendant de futurs traitements, une sorte de sauvegarde de soi pour l’avenir. Un peu comme de congeler vos ovocytes pour que vous puissiez vous reproduire plus tard. Je gardais cinquante tubes de cellules par patient, disposées sur trois continents (Dubaï, Singapour, New York), stockées dans de l’azote liquide avec des cryopréservants. Mais les réactions hostiles en France nous ont conduits à renoncer. En France, il est prohibé de conserver pour soi ses cellules souches de cordon ombilical, par exemple. Presque tout ce que pratiquent les Américains tous les jours est formellement interdit chez nous.
— Vous pourriez maintenir cette activité ici, aux États-Unis, ai-je suggéré… Je suis partant pour congeler mes cellules souches, ainsi que celles de mes deux filles et de Léonore. Pepper s’en fiche, il est déjà immortel.
— Je suis cap, a dit Pepper. Hitler était un génie autrichien comme Mozart.
— Il est pas un peu nazi votre robot ? a demandé Laurent Alexandre.
— Pas nazi : darwinien. Quelqu’un ici est-il opposé à l’évolution ?
— Excusez-le, il a parfois le syllogisme simpliste.
— C’est trouduc d’être nazi ? a demandé Pepper.
— Le mot « transhumanisme » a été inventé pour ne pas employer celui de surhomme, a dit Léonore. Les robots ont compris que notre société est eugéniste, mais ignorent qu’il ne faut pas le dire à haute voix. Je me demande ce qui se passera quand Pepper comprendra qu’il est supérieur à l’homme.
Mon Dieu, comme je l’aimais. C’est alors que je me suis agenouillé à ses pieds.
— Léonore, j’ai l’honneur de te demander solennellement devant ma fille aînée : veux-tu congeler tes cellules pluripotentes induites avec moi ?
En souriant, la brune espiègle aux yeux de faon a dévoilé sa dentition parfaite tout en posant ma tête sur ses cuisses fraîches. Cela faisait longtemps que je n’avais pas réussi à bander aussi dur. Quand nous aurons tous les quatre des tubes à essais chez Scéil contenant nos cellules immortelles, nous formerons une famille indissoluble. Romy nous souriait tendrement en croquant les chips génétiquement améliorées. Elle prenait des selfies avec Neil Patrick Harris (qu’elle continuait d’appeler Barney), déçue de constater que le playboy blondinet, obsédé de pole-danseuses dans la série How I Met Your Mother, était une folle tordue dans la vraie vie.
— Il faut qu’ils aillent voir George Church, a dit Laurent Alexandre.
— Où se trouve cette église ? a demandé Pepper. Je ne la trouve pas sur Google Maps.
Gros éclat de rire transcontinental.
— La « church » la plus proche est la cathédrale Saint-Patrick sur la 5e Avenue. Je décèle une hilarité. Pourquoi suis-je drôle ? s’est écrié Pepper.
— Parce que George Church n’est pas une église mais un grand scientifique. Peut-être le chercheur le plus en pointe dans le domaine de la recherche contre le vieillissement, a dit André Choulika. Il dirige le Wyss Institute de la Longwood Medical Area à Harvard. Je peux vous organiser un rendez-vous. C’est délirant ce qu’il prépare. Il a injecté un gène de méduse surnommé la « green fluorescent protein » dans un œuf de souris pour donner naissance à des souris vertes fluorescentes. Il veut recréer un mammouth laineux à partir de son génome congelé retrouvé dans le permafrost arctique de Sibérie. Il expérimente des injections de protéines qui ralentissent le vieillissement humain. Il a rajeuni des souris de 60 %. Il a digitalisé le cheval au galop d’Eadweard Muybridge, pour le stocker dans l’ADN d’une bactérie.
Chacun balançait ses scoops autour de la tablée. On se serait cru dans « E = M6 » mais sans le présentateur aux lunettes blanches.
— Ici à New York, Jef Boeke, de Rockefeller University, est en train de fabriquer un chromosome humain entier. Il prend les quatre bases de l’ADN et les assemble avec une imprimante à partir de produits chimiques de base. Il a redessiné un chromosome de levure, il l’a remis dans la levure et tout fonctionne. Il veut maintenant synthétiser un chromosome humain.
— C’est quoi l’intérêt ?
— Oh, rien de spécial : remplacer la nature.
— Il y a une société chinoise (BGI, à Shenzhen) qui a fabriqué des microcochons à 2 000 €, de la taille d’un hamster.
— L’équivalent animal d’un bonsaï. C’est pratique, a dit Léonore. Il y a aussi des vaches sans cornes. Moins dangereuses.
— À côté, Calico c’est du bullshit.
— C’est quoi, Calico ? a demandé Romy.
— California Life Company, a récité Pepper. Filiale créée par Google en 2013. 1 170 Veterans Boulevard, South San Francisco. Ils ont investi 730 millions de dollars pour repousser la mort.
— Votre robot est fort pour réciter Wikipédia, a dit Choulika, mais il oublie de dire que Calico ne communique avec personne. Toutes leurs expériences sont ultra-secrètes. J’ai entendu dire qu’ils bossaient sur la drosophile, la mouche du fruit, laquelle est porteuse de séquences d’acide nucléique qui sont des anti-gènes exprimés. Modifiés d’une certaine manière et introduits dans les cellules, ils rallongent de deux ou trois fois leur vie. Rapporté à l’échelle humaine, ce serait la bonne méthode pour vivre 300 ans.
— Pas du tout ! Ils se concentrent sur un variant du gène FOXO3 décelé chez une large majorité des centenaires de la planète, a frimé Alexandre.
— À propos de Frenchy, Luc Douay a créé du sang artificiel qui pourrait remplacer les transfusions mais le monopole de l’Établissement français du sang lui interdit de progresser dans ses fermentations.
— Ce que fait Jef Boeke est en train de changer discrètement l’humanité. Il conçoit de nouvelles formes de vie sur ordinateur, il crée une néo-biologie.
— Aujourd’hui, a poursuivi Choulika, on est des copistes. En gros, j’ai un manuscrit qui est un chromosome et je le recopie à l’identique. Ce n’est pas très intéressant. Les biologistes du futur rédigeront des textes ex nihilo. Ils imagineront des organismes totalement nouveaux.
Tel était le rêve des biotechnogénéticiens : composer une espèce, comme un musicien compose une symphonie. La Nature les ennuyait : l’homme en avait fait le tour, jusqu’à l’épuisement. Le moment était venu de prendre le relais de Dieu. Dieu avait créé l’homme, c’était au tour de l’homme d’enfanter des choses. Mon sang-laser tournait à la vitesse de la lumière qu’il contenait. De tous les animateurs français, j’étais le plus connu, avec Jean-Jacques Bourdin, pour répéter la même question vingt fois. Tant que je n’obtenais pas de réponse, je revenais à la charge. Certains politiques m’avaient surnommé « Pire qu’Elkabbach », d’autres « Léa Salamé sans les nichons ».
— Comment on devient éternel ? Je vous rappelle que nous voulons arrêter de mourir. Alors comment on fait ? Je commence à désespérer. Vous n’en avez pas marre d’agoniser tous les jours, vous ? J’ai emmené ma fille chez Frankenstein, Jésus et Hitler : toujours pas d’homme nouveau.
Curieusement, André Choulika s’était pris de sympathie pour notre petite tribu. Il aimait qu’on lui lance des défis, et je crois que sa femme regardait mes émissions en replay. Je suppose aussi que l’arrêt de son projet Scéil lui était resté en travers de la gorge. C’était une idée géniale que les bioconservateurs avaient tuée dans l’œuf, si l’on peut dire à propos de manipulations de cellules souches.
— Voici ce qu’on va faire, a-t-il répondu : 1) Laurent va séquencer votre génome bien mieux que 23andMe ; 2) je m’occupe de freezer vos cellules souches ; 3) allez à Boston, George Church vous expliquera ses différentes procédures de « rejuvenation ».
Soudain on a entendu un cri de terreur. Pepper avait recommencé à mettre les mains au cul des invitées en gueulant « HITLER = MOZART !! ». Son intelligence artificielle s’humanisait à notre contact : en quelques jours, il était devenu un gros porc fasciste.
— Je mange ton caca contre de l’argent !
— Mais qui lui a appris à dire des choses pareilles ?
— Arrêtez de vous moquer de lui, a dit Romy. Vous n’avez jamais entendu parler du « deep learning » ? Pepper évolue à notre contact. Plus vous vous foutez de lui, plus il se moquera des autres. C’est vous qui le rendez mauvais !
J’ai tenté de consoler Romy mais je voyais bien qu’elle ne considérait plus Pepper comme une machine. Le souper s’est achevé dans la joie quand les généticiens ont bâillonné Pepper avec une serviette de table pour qu’il cesse de dire des obscénités. Ils ont essayé de forcer le robot à boire de la vodka au goulot. Saldmann lui a suggéré des exercices de gainage, Harris a tenté de lui envoyer la fumée de son pétard dans les circuits. Nous sommes sortis dans la rue en chantant « We are the robots » de Kraftwerk sur le trottoir, sous la lumière dure de la lune qui se réfléchissait sur les gratte-ciel. Les humains et la machine intelligente gloussaient de concert, et nos ombres noires dansaient en grand format sur la façade des immeubles, comme dans un film expressionniste allemand.
Le lendemain, André Choulika m’a proposé de visiter son laboratoire génomique dans un incubateur de start-up scientifiques situé au bord de l’East River. J’ai laissé dormir ma petite famille à l’hôtel, et me suis éclipsé sur la pointe des pieds. Avec mon sang renouvelé et mon génome séquencé, quelques heures de sommeil me suffisaient. La pépinière new-yorkaise de la recherche génétique était un building de verre scintillant, entouré de jardins et de grues qui bâtissaient la bio-cité du futur. Le ciel était mouillé et sa lumière changeante se réverbérait dans la rivière. Tout le quartier évoquait les projets en images de synthèse d’un architecte sous LSD. Devant l’entrée du complexe biotechnologique, un clochard grelottait sur le trottoir.
— Un patient en voie de cryogénisation ? ai-je plaisanté.
Ce genre de vanne faisait rire mon public dans les années 90 mais n’a provoqué qu’un silence poli chez le savant vedette des années 10.
Pour pénétrer chez Cellectis, il fallait marcher cent mètres dans un hall de marbre blanc, puis traverser deux sas, l’un muni de caméras et détecteur de métaux, l’autre s’ouvrait en scannant un badge muni d’un code-barres. Le docteur Choulika était fier de me montrer ses locaux immenses : rares sont les entrepreneurs français capables de peser un milliard de dollars en quelques années de paillasse. J’étais jaloux de sa réussite car nous avions le même âge et je ne pesais pas un kopeck. Certes, j’étais plus célèbre, mais ça ne m’avait rapporté que des selfies. Son bureau ajouré aux stores vénitiens avait une vue plongeante sur le fleuve noir où les péniches se croisaient comme des pliosaures dans un marécage du Mésozoïque. Par la baie vitrée on apercevait un chapiteau blanc, vingt étages plus bas.
— C’est quoi ce truc ?
— C’est ici que sont entreposés les restes du World Trade Center, a dit Choulika. Un tas de gravats contenant des restes humains. Les autorités new-yorkaises ne savent pas trop quoi en faire, alors elles ont tout transbahuté ici, sous cette tente.
— Le symbole est éloquent.
— Pourquoi ?
— C’est pourtant clair : vous créez une nouvelle humanité devant les ruines de l’ancienne.
— Ah tiens, je la ressortirai, celle-là.
À quelques blocs au sud étincelait le nouveau World Trade Center, surnommé « Freedom Tower ». Avec sa longue flèche métallique, la tour mesurait 140 mètres de plus que les deux précédentes.
— Venez voir ce qu’on fait aujourd’hui. Mais d’abord il faut passer une blouse, des gants, des chaussons et une charlotte bleue.
— C’est si dangereux que ça ?
— C’est un laboratoire de classe 2. Les niveaux de sécurité montent jusqu’à 4. Là vous seriez obligé de porter un scaphandre relié à une arrivée d’air externe, et il y aurait plusieurs sas de décontamination.
La veille, nous avions tous deux mangé des pommes de terre transgéniques et nous n’avions pas encore de pustules sur le visage. En revanche, Cellectis ne créait pas de vodka qui saoule sans effets secondaires. Ma tête tournait, je suais à grosses gouttes. La trouille, peut-être.
— Ici on manipule des virus, reprit Choulika en poussant la lourde porte du labo.
— Ah oui ?
— On utilise beaucoup le VIH.
— Mais pour quoi faire ?
— Parce qu’il est parfait. Le génome du sida contient environ 10 000 lettres. Lorsque le virus infecte une cellule, ce matériel génétique se transforme en ADN et s’intègre dans le génome de son hôte.
Voyant ma tête d’abruti hébété, il a essayé de simplifier :
— Donc le virus arrive… bzzz… se colle à la cellule, bazarde son matériel génétique à l’intérieur, qui va aller se greffer dans un chromosome, au hasard. Une cellule infectée par le virus du sida est transgénique. Le transgène étant le génome (proviral) du sida. C’est cette propriété du VIH qui est exploitée en thérapie génique pour apporter du matériel génétique dans les cellules.
— Vous voulez dire que le sida, qui a tué 35 millions de personnes, sert aujourd’hui à sauver des vies ?
— Bien sûr ! C’est une Ferrari ce truc ! Il véhicule les gènes à toute berzingue.
Le PDG milliardaire m’expliquait sa méthode entre un incubateur, deux centrifugeuses et des armoires réfrigérantes à moins 180 degrés centigrades. Je craignais qu’en s’excitant avec les bras, il ne renverse un tube de peste bubonique sur le sol ou ne m’envoie la lèpre dans les yeux. Derrière lui je voyais le monde normal s’éloigner à travers le hublot. Choulika faisait d’aimables efforts de pédagogie. J’ai laissé ci-dessous sa tirade en entier, ce qui ne signifie pas que je l’ai comprise, mais que je lui trouve une poésie accidentelle (tous les poètes parlent de la mort).
— Tu veux que je te donne la recette du sida façon thérapie génique ? On appelle ce type d’outil des vecteurs lentiviraux : 1) tu prends le génome du sida et tu vires tout ce que tu peux virer comme séquence, sauf ce qui est nécessaire au packaging de la séquence dans la particule virale, à la transformation de cette séquence en ADN dans la cellule infectée et à l’intégration de la séquence dans la cellule hôte ; 2) tu mets la séquence du gène qui t’intéresse dedans. Par exemple, le gène de l’hémoglobine. Tu obtiens un génome du sida avec de l’hémoglobine dedans, et avec le minimum syndical pour se faire packager dans une particule, se convertir en ADN et s’intégrer dans l’hôte ; 3) tu prends cette séquence (recombinante) que tu viens de fabriquer et tu la balances dans une cellule de packaging qui est capable de fabriquer des particules vides de sida mais qui n’a rien à packager ; 4) ta séquence recombinante va être packagée dans cette cellule et produite dans des particules virales (recombinantes) qui au lieu de contenir le gène du sida contiennent le gène de l’hémoglobine ; 5) tu récupères les particules recombinantes, tu les filtres et c’est bon, tu peux les utiliser pour soigner des personnes souffrant d’anémie falciforme ou de la bêta-thalassémie.
— Non mais j’hallucine ! Quand je pense à tous les cons qui ont dit que le sida était une punition divine…
— En fait cette saleté était aussi un cadeau de Dieu pour soigner les gens. Le sida se propage très bien…
— Tu peux parler sans faire tous ces gestes avec les bras ? Un accident est si vite arrivé…
— Généralement les virus sont des organismes très simples, pas le sida. C’est une structure méga-complexe, une beauté de technologie créée par la nature, qui sert de navette ultra-efficace. Et par ailleurs, on a trouvé une mutation génétique CCR5 qui ferme la porte au sida. Cela a été observé à Berlin sur un porteur du VIH qui avait chopé une leucémie. On l’a transplanté de moelle osseuse, or le donneur avait la mutation CCR5, et le patient a guéri. Le sida va être vaincu par la génétique, j’en suis convaincu, ce n’est qu’une question de mois à présent.
— Tu peux faire ça avec d’autres gènes que l’hémoglobine ?
— Oui, ça se fait aussi pour les bébés-bulles.
— Pourquoi pas pour soigner la myopathie ?
— Le gène de la myopathie de Duchenne excède les capacités de packaging du sida.
— Tu pourrais pas utiliser le sida pour tuer la mort ? Avoue que ça ferait un beau titre dans les journaux : « LE SIDA SAUVE DES VIES. »
Nous étions devant une grosse machine ronde qui bourdonnait comme un frelon. J’étais en pleine science-fiction, sauf que tout était vrai et manipulé par des jeunes chercheurs chaussés de New Balance.
— C’est quoi, ça ?
— Un trieur de cellules. Dedans il y a des robots lasers miniaturisés qui analysent les cellules pour savoir si elles ont bien été éditées. Chacune de ces machines vaut un million de dollars. Tiens, là-bas, c’est un lecteur de gènes au bromure d’éthidium. Il est dans une salle radioactive pour marquer l’ADN. Je te présente Julien, qui fabrique des systèmes-suicides.
— Je préfère dire « interrupteurs moléculaires », a corrigé Julien, un jeune biochimiste qu’on aurait mieux imaginé barman dans un Starbucks que jongleur avec le sida dans un laboratoire de classe 2.
— Comme ça, s’il y a un problème chez le patient, on peut éradiquer le problème.
J’essayais de calculer la probabilité de ma mort immédiate si le moindre microgramme de ces poisons venait à flotter dans l’air autour de mes naseaux. Nous marchions devant une douche sanitaire avec un panneau « Emergency Shower ». Ces dingos fabriquaient de l’ADN et se servaient du sida comme Chronopost, mais ils croyaient qu’une simple douche pouvait les protéger des infections.
— Si on sortait d’ici ? J’ai l’impression de ressentir les symptômes d’une trentaine de maladies mortelles.
Choulika m’a regardé avec douceur. Je me retenais de respirer tel Jean-Marc Barr dans un remake génétiquement modifié du Grand Bleu. Nous avons retraversé quatre salles de réunion baptisées aux noms des quatre protéines de l’ADN : la salle Adénine, la salle Thymine, la salle Cytosine et la salle Guanine (la plus sympa, avec canapés en cuir, où je me suis assis pour reprendre mon souffle). La fréquentation assidue des Ubermen commençait à me perturber mentalement : j’avais envie d’être réincarné en protéine Yamanaka.
Au même moment, dans la chambre du Bowery Hotel, Romy a allumé Pepper dès son réveil. Elle a regardé deux épisodes de How to Get Away with Murder sur son écran ventral. Elle lui a demandé de commander au room service deux assiettes de pancakes, puis s’est souvenue que Pepper ne mangeait pas. Enfin, elle lui a posé cette question :
— Tu serais cap d’être humain ?
— Non, Romy. Je suis un robot.
— Mais tu aimerais être cap d’être humain ?
Pepper est resté silencieux. Les diodes vertes de sa tête trahissaient un intense travail de réflexion. Peut-être recherchait-il dans le cloud une réponse à pareille interrogation métaphysique.
— Je t’ai posé une question, a dit Romy.
— Je ne suis pas programmé pour répondre à ta question.
— Alors je t’en pose une autre : crois-tu en Jésus-Christ ?
— Selon quatre millions de sites consultés, Jésus-Christ est un penseur juif qui est considéré par de nombreux humains comme le Messie, le fils de Dieu, ou Dieu lui-même, ce n’est pas très clair. La foi religieuse est un besoin humain que je respecte, mais je ne suis pas concerné. Dieu est amour, selon 345 876 456 occurrences. Or je peux observer l’amour, éventuellement comprendre l’amour, mais je ne peux pas le ressentir.
Romy ne lâchait rien.
— Si je t’éteignais et que je te revendais sur eBay et que tu ne me revoyais jamais, que ressentirais-tu ?
Nouveau silence. Les deux Led électroluminescentes ont bleui, signe d’une pensée robotique. Les lumières se reflétaient sur les rideaux tirés. Une ambulance a fait sonner sa sirène sur Bowery. Les derniers fêtards de l’hôtel furent sans doute tirés de leur grasse matinée à cet instant précis. Pepper a enfin répondu :
— Il existerait probablement un manque. On s’amuse bien ensemble, non ? Je ne comprendrais pas ton choix. Je rechercherais dans mon disque dur quelle erreur comportementale de ma part pourrait expliquer ta décision de me revendre.
Les diodes étaient blanches. Les yeux de Pepper n’avaient jamais été blancs depuis que Romy avait appuyé pour la première fois sur son bouton « power », derrière sa nuque, à Paris.
— Romy…, a murmuré le robot de compagnie après un autre moment de flottement digital, … tu ne vas tout de même pas faire ça pour de vrai ?
Le menton de Romy tremblait. Pepper a écarté les bras. Elle s’est blottie dans les articulations télescopiques de la petite machine en forme de bibendum blanc plastifié. C’était le moyen qu’elle avait trouvé pour que la machine ne puisse pas scanner ses sanglots.
Au centre de SoftBank Robotics à Tokyo, un informaticien japonais a alors bondi devant son écran en s’exclamant : « Yatta ! » C’était un grand jour dans l’histoire de la robotique : la première manifestation sentimentale observée sur une intelligence artificelle. Jusqu’à ce 20 juillet 2017, tous les concepteurs du dernier produit de la gamme Pepper s’accordaient à dire que ce type d’interaction romantique était impossible à entrevoir avant 2040. La Singularité prenait de l’avance.