3 MA MORT DÉPROGRAMMÉE

« Vieillir n’est pas fait pour les poules mouillées. »

Bette Davis

Un souvenir me perturbe régulièrement. Après l’enterrement de Gérard Lauzier à l’église Saint-Germain-des-Prés en 2008, j’ai pris une bière au Flore avec Tonino Benacquista, Georges Wolinski et Philippe Bertrand. Pour déconner, j’ai posé la question :

— Alors, c’est qui le prochain ?

On s’est regardés tous les trois et on a rigolé.

Deux ans plus tard, j’ai revu Benacquista et Wolinski à l’enterrement de Philippe Bertrand, emporté par un cancer à soixante et un ans. Je venais de prononcer un discours sur lui, au cimetière du Montparnasse. J’ai essayé de plaisanter :

— Et cette fois, c’est qui le prochain ?

On a ri moins fort.

Le 7 janvier 2015, Georges Wolinski a été exécuté pendant la conférence de rédaction de Charlie Hebdo. Il avait quatre-vingts ans. À son enterrement, de nouveau au cimetière du Montparnasse, Tonino et moi n’avons pas ricané du tout.

On s’est regardés comme Charles Bronson et Henry Fonda dans Il était une fois dans l’Ouest.

De plus en plus souvent, je croise dans la rue des gens que je connais (Régine Deforges, Guillaume Dustan, Hugues de Giorgis, Luigi d’Urso, André Djento, Jocelyn Quivrin, Jacno) mais lorsque je m’approche pour les embrasser, je me souviens qu’ils ne sont plus là et m’aperçois avec effroi que je suis sur le point de saluer des inconnus qui leur ressemblent. Il est assez déstabilisant de passer son temps à se retenir de dire bonjour à des morts.

— Salut Régine !

— Pardon ?

— Mais… vous n’êtes pas Régine Deforges ?

— Non.

— Ah mon Dieu, ça me revient, elle est morte il y a trois ans !

— Vous voyez bien que ce n’est pas moi.

— On vous prend souvent pour elle ?

— Cela arrive, à cause de mes cheveux roux. On me confond aussi avec Sonia Rykiel…

— … qui est morte aussi ! Cela ne vous dérange pas d’être le sosie de toutes ces rousses décédées ?

— Cela ne vous dérange pas d’être moins drôle en vrai qu’à la télé ?

Il faut se dépêcher de parler aux vivants. Un ver de terre dure dix-huit jours, une souris trois ans, un Français soixante-dix-huit. Si je me nourris exclusivement de légumes et d’eau, je gagnerai dix ans de vie, mais je m’ennuierai tellement qu’ils en paraîtront cent. Tel est peut-être le secret de l’éternité : un océan d’ennui pour ralentir l’existence. Les statistiques sont formelles : en 2010, on dénombrait 15 000 centenaires en France. On en prévoit 200 000 en 2060. Je préfère le surhomme transhumaniste au retraité végétalien : lui, au moins, peut s’empiffrer de charcuterie et de pinard, à condition de remplacer ses organes régulièrement. Tout ce que je demande, c’est d’être réparé comme une machine. Je rêve qu’à l’avenir les médecins soient surnommés « garagistes humains ».

J’ai pris rendez-vous en urgence avec Mme Enkidu, ma psychanalyste. Je ne l’avais pas revue depuis dix ans ; elle m’avait aidé à maîtriser mon addiction à la cocaïne et à surmonter mes deux premiers divorces. Son cabinet près de l’Étoile était toujours aussi beige, avec la même boîte de Kleenex en embuscade sur son bureau. Chez un psy, le mouchoir en papier est l’équivalent contemporain de l’épée de Damoclès. Chez le docteur Enkidu, pas de divan : on se parle les yeux dans les yeux. Puis les yeux dans les mouchoirs. Sa bibliothèque est remplie d’essais psychanalytiques aux titres compliqués : traités de la souffrance, autopsies du chagrin, remèdes à la mélancolie. Des recueils d’articles scientifiques rassemblés dans des classeurs pour lutter contre la dépression et le suicide.

— Finalement, la psychanalyse n’est que du Proust mal écrit.

Ma psychiatre a opiné poliment.

— C’est bizarre, ai-je ajouté, je suis payé pour parler à des millions de téléspectateurs mais vous êtes la seule personne qui m’écoute.

— C’est parce que vous me payez.

— Alors voilà ce qui m’amène : j’ai décidé de ne plus mourir.

Son regard apitoyé n’avait pas non plus changé. Quelques rides supplémentaires au coin des paupières, les cernes plus foncés, les cheveux peut-être teints. Écouter le malheur humain toute la journée n’est pas le secret de la jouvence éternelle. Elle avait l’air effrayée de me revoir. Probablement avais-je moi aussi pris un coup de vieux. Elle ne regardait jamais la télévision, sinon elle n’aurait pas été aussi surprise par ma barbe poivre et sel.

— Ne pas mourir est une sage décision, ironisa-t-elle derrière ses demi-lunes. Vous avez bien changé, dites-moi. La dernière fois qu’on s’est vus, vous poursuiviez plutôt le but inverse.

— Je n’ai jamais été plus sérieux. Je ne mourrai pas, point à la ligne.

— Cette bonne résolution vous est venue quand ?

— Pfff… Ma fille m’a demandé si j’allais mourir. Je n’ai pas eu le courage de lui répondre par l’affirmative. Alors j’ai dit qu’à partir de maintenant plus personne ne mourrait dans notre famille. Suis-je un mauvais père ?

— Un bon père est celui qui se demande s’il est un mauvais père.

— C’est bien trouvé, ça. C’est de Freud ?

— Non : de vous. Vous avez prononcé cette phrase en 2007, sans doute pour vous rassurer quand vous trompiez sa mère. À l’époque de notre première psychothérapie, vous parliez déjà de votre peur de vieillir. Syndrome de Peter Pan classique chez le quadragénaire occidental. La peur de l’âge est une angoisse de la mort travestie en hédonisme attardé.

— J’ignorais que l’hédonisme était une maladie. Bientôt notre société enfermera les épicuriens dans des asiles de fous. Le plaisir sous toutes ses formes est déjà puni par la loi, tout en étant encouragé par la publicité. Cette injonction paradoxale fabrique des millions de schizophrènes : vous pouvez remercier le système capitaliste. Grâce à lui, vous n’êtes pas près de mettre la clé sous la porte.

— Vous n’allez tout de même pas me ressortir votre couplet de bobo libertaire ? Nous ne sommes pas à la télé ici. Vous pouvez vérifier : je n’ai caché aucune caméra.

Soudain je me suis souvenu pourquoi je ne venais plus voir cette sinistre thérapeute : je détestais sa lucidité. Trop d’intelligence chez une femme m’a toujours effrayé, depuis ma mère. Mais c’était ma faute : je venais de me faire scanner le cœur et j’allais à présent me faire passer le cerveau aux rayons X. Je me sentais un libertaire démodé, dans un monde où l’hédonisme passait pour une perversion de vieux con. Quand je pense que, dans ma jeunesse, il fallait faire semblant d’être échangiste pour avoir l’air dans le coup ! On s’inventait des exploits aux Chandelles pour être cool. Aujourd’hui DSK a ringardisé les partouzes, et tout libertaire passe pour un dégueulasse cacochyme en kimono, façon Hugh Hefner (encore un mort). Nous vivons une période de régression sexuelle phénoménale. On peut même parler d’une antirévolution sexuelle.

— Docteur, les cimetières sont pleins de cadavres qui pourrissent dans des boîtes et d’autres personnes debout, vêtues de noir, qui essaient de s’intéresser à la tristesse des orphelins en prenant des mines compassées. Tous ces salauds qui froncent les sourcils pour avoir l’air concerné, j’ai envie de les frapper. Je n’aime ni l’empathie, ni la sympathie.

— La mort rend méchant, dit-elle sans sourire, histoire de justifier ses émoluments (120 € la demi-heure). Les animaux la sentant approcher deviennent parfois dangereux.

— Il y a forcément un moyen de régler ce problème.

— Quel problème ?

— La mort. L’homme trouve toujours une solution. Il a inventé l’électricité, le moteur à explosion, la radio, la télé, les fusées, l’aspirateur qui ne perd pas l’aspiration… À propos, j’ai rêvé que mon robot aspirait les cendres de mes parents, renversées sur la moquette. Qu’en aurait pensé Lacan ?

— Cas typique de délire morbide, agrémenté de pulsions macabres narcisso-mégalo-paranoïdes, aggravées par la célébrité et la polytoxicomanie. Ce qui m’intéresse c’est que vous vouliez remarier vos parents en mélangeant leurs cendres. C’était agréable de les voir réunis dans votre rêve ?

— Écoutez, la science est sur le point de supprimer la mort, et je n’ai pas envie que cette découverte ait lieu après la leur. Avouez qu’il serait vraiment ballot de mourir la veille de la découverte de l’immortalité. Nous devons tenir jusqu’en 2050 alors que, selon l’espérance de vie masculine française, ma mort est programmée pour 2043. Il y a un écart de sept ans à boucler, je ne demande pas la lune ! Le monde entier désire la même chose que moi. Dans mon rêve, passer l’aspirateur à la mort, c’était une sensation très agréable. C’était la faire disparaître. Je me suis réveillé en pleine forme. Vous voulez mourir, vous ?

— J’accepte la destinée humaine. Cette perspective ne m’enchante guère, mais j’ai appris à ne pas me révolter contre ce que je ne peux pas changer.

— Vous allez bientôt pasticher Montaigne : « Psychanalyser, c’est apprendre à mourir » ? Je me fous de la philo comme de l’analyse freudienne ! Je ne veux pas apprendre à mourir, je veux régler cette question. Mon temps est compté : j’ai vingt-six ans pour repousser l’échéance ultime. Et je veux que ma famille soit elle aussi immortelle. Ce devrait être le but de tout être humain normalement constitué.

— Non, la normalité c’est la mortalité. Le compte à rebours fut déclenché le jour de votre naissance ! Acceptez-le ! Vous pouvez tout contrôler, sauf ça.

— Vous ne comprenez pas ce que je vous dis. Vous me prenez pour Don Quichotte, alors que je suis James Bond. Ma mort est une bombe qui doit exploser, et je vais la désamorcer. Sur une musique de John Barry s’il le faut. Tant pis si vous me prenez pour un control freak.

Mme Enkidu me contemplait avec embarras, comme on regarde un mendiant qui tend la paume, quand on n’a pas de pièces dans sa poche. Derrière la fenêtre, des voitures klaxonnaient, accéléraient, polluaient l’avenue. Dans ces bagnoles à l’arrêt, des quinquagénaires flamboyants respiraient des particules fines en écoutant France Info répéter les mêmes alertes au pic de pollution toutes les cinq minutes. On pouvait les entendre penser : « Merde, je vais encore mettre une heure à traverser la porte Maillot alors que je vais crever dans deux décennies. Cette heure immobile à inhaler du poison, sur mon lit de mort, je vais regretter de l’avoir gaspillée. » Le vrai mystère de notre société : comment des individus éphémères font-ils pour accepter les bouchons sur le boulevard périphérique ?

— C’est pourtant simple, ai-je continué : j’appartiens à la dernière génération mortelle et je veux faire partie de la première génération immortelle. Ma mort n’est qu’un problème de timing.

Ma psychanalyste a souri comme si je venais de passer une sorte de test pour psychopathes. Elle a probablement hésité à me faire interner dans l’hôpital psychiatrique le plus proche. Elle avait l’habitude d’entendre un paquet de conneries mais là, je dépassais les bornes ; ça m’agaçait qu’elle prenne des notes avec un rictus condescendant pour son prochain essai chez Odile Jacob. Finalement elle a griffonné une adresse avec son Montblanc, arraché une feuille de son bloc et m’a tendu l’ordonnance.

— Écoutez, je connais peut-être quelqu’un qui peut vous aider, mais il est à Jérusalem. C’est un chercheur qui travaille sur le renouvellement des cellules. Vous verrez bien. Au pire, une cure de vitamines ne vous fera pas de mal. Puis-je vous demander un selfie pour ma petite-nièce ? Cette idiote est complètement fan de votre émission. Elle a adoré le moment où votre mâchoire bloquée vous empêchait d’articuler.

Dans le ciel flottait un nuage en forme de pays inconnu. « Renouvellement des cellules » : en sortant de son immeuble gris, j’ai compris que cette vieille dingo m’avait peut-être guidé sur la bonne route. Elle qui avait accepté sa mort prochaine m’indiquait un moyen de différer la mienne. J’ai encore sangloté devant un magasin de valises de luxe dont je tairai le nom, pour ne pas faire de publicité à Goyard. Un passant m’a tapé dans le dos : « Hey tu m’as bien fait marrer quand t’as dégueulé à la télé ! On peut faire une photo ? » J’ai séché mes larmes pour poser en faisant le « V » de la victoire. Le public attend toujours que je sois destroy et rigolo. Il est déçu quand il s’aperçoit que je suis timide et chiant. Mes fans veulent se murger avec moi pour pouvoir raconter à leurs potes qu’on était bourrés ensemble. À un moment de ma carrière, je faisais tout pour être à la hauteur de cette réputation. Je distribuais de la drogue aux inconnus pour qu’ils le répètent sur Twitter. Je posais systématiquement torse nu avec une bouteille dans la main et un sachet de poudre blanche dans l’autre. Mais à compter de ce soir-là, j’ai cessé de sculpter ma statue de présentateur trash, je voulais juste qu’on me foute la paix pendant les trois siècles qu’il me restait à vivre.

J’ai appelé un Uber qui a mis un quart d’heure à trouver où j’étais. Savez-vous à quoi j’ai su que j’étais vieux ? Quand j’ai demandé au chauffeur d’allumer la radio, le jeune homme m’a regardé longuement, avant de mettre Radio Nostalgie. Gros coup de cafard : j’avais une tête à aimer Gérard Lenormand. Ensuite il a dicté oralement mon adresse à son GPS, qui l’a emmené dans la mauvaise direction : au lieu d’aller rue de Seine, il me déposa rue de Sèvres. L’homme s’en remettait à la machine, et la machine était sourde. Ou bien les robots prenaient-ils un malin plaisir à nous humilier ? Je trouvais surprenant qu’une compagnie aussi puissante qu’Uber assume aussi ouvertement un nom nazi. La confiance que nous avons dans les logiciels sera fréquemment déçue. Certes, il y aura des tâtonnements, il y aura des ratés. Cependant il faut y croire : le progrès de la science conduira un jour l’humanité vers la délivrance ultime.

Dans Manhattan (1979), Woody Allen énumère une dizaine de raisons de vivre :

— Groucho Marx,

— Willie Mays (célèbre joueur de base-ball),

— le deuxième mouvement de la symphonie Jupiter de Mozart,

— « Potato Head Blues » de Louis Armstrong,

— les films suédois,

L’Éducation sentimentale de Flaubert,

— Marlon Brando,

— Frank Sinatra,

— les pommes et les poires de Cézanne,

— le crabe chez Sam Wo’s,

— le visage de Tracy (interprétée par Mariel Hemingway).

À la page suivante, nous nous proposons de compléter cette liste des choses qui rendent la mort insupportable.

COMPLÉMENT À LA LISTE DES RAISONS DE VIVRE DE WOODY ALLEN

— Tous les films de Woody Allen, sauf Le Sortilège du scorpion de jade.

— Les seins d’Edita Vilkeviciute.

— Le crépuscule de septembre sur la baie de San Sebastian, vu du mont Igueldo.

Les Contrerimes de Paul-Jean Toulet, en particulier la numéro LXII :

Me rendras-tu, rivage basque,

Avec l’heur envolé

Et tes danses dans l’air salé,

Deux yeux, clairs sous le masque.

— Le passing-shot de revers croisé à une main de Roger Federer, en particulier lors du cinquième set de la finale de l’open d’Australie à Melbourne le 29 janvier 2017.

— L’arrière-salle du café La Palette, rue de Seine (classée monument historique).

— « Perfect Day » de Lou Reed.

— Les seins (piercés) de Lara Stone. Sa phrase le jour de son mariage au Claridge’s de Londres : « Je connais toutes les chambres de cet hôtel. »

— Il me reste trois bouteilles de Château de Sales 1999 à la cave.

— Les chansons de Cat Stevens.

— Les « Frosties » de Kellogg’s.

— Tout film avec John Goodman.

— Les Salvators de la maison Fouquet.

— Les éclairs dans le ciel pendant un orage d’été.

— Les lits au premier étage de la librairie Shakespeare and Company à Paris.

— « Only You » de Yazoo.

— Les premiers rayons du soleil qui se faufilent à travers les rideaux tirés.

— N’oublions pas qu’un jour, un Italien a inventé le tiramisu.

— Faire l’amour puis se rendormir en entendant la personne qu’on aime prendre sa douche.

— Les seins de Kate Upton quand elle danse le « Cat Daddy » filmée par Terry Richardson (2012).

— Cette phrase, dans Full Metal Jacket : « The dead know only one thing : it is better to be alive. »

— Le parc de la villa Navarre à Pau en automne, quand les Pyrénées deviennent mauves, puis bleuissent, avec une brise tiède et un glaçon qui craque dans un verre de Lagavulin.

Le Pirate de haute mer de F. Scott Fitzgerald.

— « La rua Madureira » de Nino Ferrer.

— Le ronronnement d’un chat près d’un feu de cheminée qui crépite.

— Le ronronnement d’un feu de cheminée près d’un chat qui crépite (plus rare).

— Entendre la pluie tambouriner sur le toit quand on est dans sa maison.

— Quand, après l’amour, on se remet à bander.

— La version de « People Have the Power » par les Eagles of Death Metal sur scène à Paris avec U2, trois semaines après la boucherie du Bataclan.

— Les monologues de présentation de Ricky Gervais aux Golden Globes.

— L’Instagram de Marisa Papen.

— Les monologues de Jean-Pierre Léaud dans La Maman et la Putain.

— Retrouver un vieux poche de Colette poussiéreux, avec la tranche jaunie, et le lire jusqu’à la fin, debout dans le salon.

— Les fêtes qui se terminent dans ma cuisine à cinq heures du matin.

— Avoir le portable éteint.

— Les seins d’Ashley Benson dans Spring Breakers. La séquence où elle est en garde à vue en bikini. Celle de la piscine où elle embrasse Vanessa Hudgens. Bien sûr que la vie vaut la peine d’être vécue.

— Le journal littéraire de Paul Léautaud (l’édition en trois volumes au Mercure de France). À feuilleter quand on doute de la littérature.

— L’ancien bagne français de Poulo Condor, sur l’île de Con Dao au Vietnam, devenu un spa cinq étoiles de la chaîne Six Senses.

— La nuit quand il fait chaud sous un ciel étoilé, s’allonger dans un hamac et ne plus penser à rien.

— Le musée Gustave Moreau, rue de La Rochefoucauld, surtout quand on est le seul visiteur.

— L’éjaculation dans une bouche contenant du Perrier glacé.

— Les hortensias bleus et roses d’Arcangues, en attendant une omelette aux cèpes baveuse, avec des amis saouls.

— La voix d’Anna Mouglalis.

— Les endroits que je n’ai pas encore visités : la Patagonie, l’Amazonie, le lac Victoria, Honolulu, les grandes pyramides, le Popocatepetl, le Kilimandjaro. Pas question non plus de mourir sans avoir descendu les fleuves Émeraude et Amour.

— Le Galak de Nestlé.

The Big Lebowski bien sûr, surtout la séquence où John Turturro dit : « Nobody fucks with the Jesus. »

— Le gratin de tagliolini au jambon chez Harry Cipriani sur la 5e Avenue.

— « Écouter la chanson d’une petite fille qui s’éloigne après vous avoir demandé son chemin » (Li Po).

— Le sketch du « Ministère des Marches Ridicules » des Monty Python.

— Les seins de Léonore.

— Le rire de Romy.

— Les cheveux de paille de Lou : du duvet de poussin.


J’ai eu un enfant au moment où je me fichais de l’avenir. Non, correction.

J’ai eu deux filles. Maintenant j’attends un avenir.

L’annonce sur le site de Morandini de ma démission et de mon remplacement par Augustin Trapenard déclencha une vague de réactions sur les réseaux sociaux : un tiers de regrets polis, un tiers de « bon débarras » et un tiers de léchage de cul de mon remplaçant. Le Parisien titra : « Overdose de show chimique ». Voici : « Le has-been fera-t-il son come-back ? » Le Figaro : « Un bobo peut en cacher un autre ». J’ai été obligé d’accorder une interview sur jeanmarcmorandini.com pour calmer le bad buzz.

Jean-Marc Morandini : Êtes-vous audiovisuellement fini ? (Rires)

Moi : Je n’en sais rien et je m’en fous. Contrairement à d’autres, j’ai une vie en dehors de la télé. Je pense d’ailleurs que la télé va mourir ; c’est pourquoi je vais tenir une chronique hebdomadaire à la radio, sur France Inter, dès le mois de septembre prochain.

JMM : C’est bien la première fois qu’un animateur arrête une heure de télé hebdo pour trois minutes de chronique radio ! Et vous voulez nous faire croire que c’est une promotion ? (Rires)

M : Oui, je le pense sincèrement. Parce que ma voix va pouvoir s’exprimer librement. Par ailleurs, cela fait des années que la radio est filmée. Les vidéos seront visibles sur le Net. La radio n’est plus de la radio.

JMM : Vous en aviez marre de tout gober ? (Rires)

M : Si j’arrête, c’est uniquement pour m’occuper de mes filles. Devinette : quel est le truc qui se passe en dehors du prime-time ?

JMM : La loose ? (Rires)

M : Non : la vie. La plupart des animateurs ne supportent pas l’idée de disparaître. Ils sont prêts à animer n’importe quel jeu débile plutôt que de s’absenter des écrans : Dechavanne, Sabatier, Nagui… Il fallait que je parte avant de tourner une roue devant des chômeurs de longue durée.

JMM : Vous faites votre midlife crisis ? (Rires)

M : À cinquante ans, je ne suis pas au milieu de ma vie mais aux deux tiers. Et ce n’est pas une crise mais une leçon. La leçon des deux tiers.

JMM : Quelle est la leçon des deux tiers ? (Rires)

M : Vous ne pourriez pas la comprendre.

JMM : Comment allez-vous faire le tour du monde en tenant une chronique radio ? (Rires)

M : Attention, Jean-Marc, je vais être obligé d’employer deux termes techniques : duplex et PAD. Ce sont les initiales de « Prêt à diffuser ». Pardon d’utiliser un jargon de professionnel devant vous.

JMM : Mais vous comptez sincèrement reprendre la télé dans un an ? Vous êtes au courant que ce n’est pas vous qui décidez mais les diffuseurs ? (Rires)

M : « L’Émission chimique » fait sa plus grosse audience sur YouTube Live. Or tout le monde peut aller sur YouTube. On n’a plus besoin de demander la permission à Vincent Bolloré ou Martin Bouygues pour faire de la télé aujourd’hui, vous n’êtes pas au courant ? Augustin est un ami, je lui souhaite de belles expériences de chimie en direct. Je suis sûr qu’il va bien s’amuser et les téléspectateurs aussi. Quant à la production, je suis moi-même producteur, comme vous. J’étudie toutes les options.

JMM : Vous ne m’avez pas répondu. Cela ne vous vexe pas d’avoir été si vite remplacé ? (Rires)

M : On verra bien. Le public décidera. Mais c’est important la confiance. C’est comme quand un ado passe un casting porno avec vous. Les mineurs doivent avoir drôlement confiance quand vous leur demandez de se branler dans votre bureau. (Sourire narquois)

JMM : T’es vraiment un gros enculé. Coupez, on rend l’antenne. Pauvre merde ! (Il se lève pour me frapper, mes gardes du corps s’interposent.)

La vanne de fin était facile, je n’en suis pas fier. Elle fut retweetée 4 millions de fois : le clash de l’année.

De retour à la maison, j’ai prié Romy de poser son téléphone portable pour m’écouter cinq minutes. Elle a obtempéré en soupirant. Sa mauvaise éducation me plaît. Elle ressemble tellement à la mienne.

— Attends, me demanda-t-elle. Donne-moi un insecte qui pique en quatre lettres commençant par un « T ».

— Taon. T, A, O, N.

— T’es sûr que ça existe ? Ah oui, ça marche !

Depuis quelques semaines, Romy jouait à « 94 % », une application sur iPhone qui faisait deviner des mots. Je préférais de loin qu’elle enrichisse son vocabulaire avec ce jeu plutôt qu’en écrasant des bonbons colorés sur Candy Crush ou en semant ses professeurs pour traîner dans les boutiques de fringues.

— Voilà, j’ai bien réfléchi : que dirais-tu de partir en voyage ensemble ?

— Mais c’est pas les vacances.

— Presque. Tu ne sécheras qu’un mois, ensuite c’est l’été. Maman est d’accord. Je te ferai un mot d’excuse pour le collège. Un vrai, cette fois : tu n’auras pas besoin d’imiter nos signatures.

— Gnagnagna, très drôle. Et mes amies ?

— Tu pourras leur écrire et les appeler sur Skype.

— Et Lou et Léonore ?

— Elles nous rejoindront dès que possible. On va voir la mer, la montagne, des pays lointains…

— Vas-y, donne-moi un arbre en sept lettres commençant par P ?

— Platane ? Pommier ?

— Il accepte les deux ! 16 points !

— On a besoin de prendre l’air, ça va nous faire du bien.

Depuis ma séparation d’avec sa mère, Romy intériorise ses émotions. C’est injuste de grandir aussi tôt. Je n’arrive pas à aborder le sujet, trop plombant. De temps à autre, je me force :

— Ça va ? Tu es sûre ?

Elle ne dit rien. Je lui apporte alors un pain au chocolat ou un paquet de chewing-gums ou un abonnement à Netflix. Elle est fan de la série How to Get Away with Murder.

— Chérie, je préférais quand tu regardais Hannah Montana.

— Eh oui, les temps changent : maintenant Miley Cyrus est une grosse pouffiasse.

Je me souviens d’un week-end en Corse où Romy m’a demandé de lui étaler de la crème solaire dans le dos et tout d’un coup je me suis aperçu qu’un jour elle serait une femme ; c’était la première fois que j’étais gêné de toucher sa peau : ma fille n’était plus une fillette. Je massais pour la dernière fois ce dos à qui j’avais donné la vie, sous le regard désapprobateur des clientes du domaine de Murtoli que j’entendais murmurer dans mon dos : « Ce vieux porc va-t-il arrêter de tripoter sa fille ? » Pas question de fuir cette enfant ; c’était la seule personne qui me connaissait vraiment. Elle savait quel abruti j’étais, et me pardonnait. Romy ne m’en voulait pas d’avoir remplacé sa maman par une Suissesse. Les enfants servent à cela : corriger le tir. Parfois je reconnaissais le visage de sa mère quand elle riait, parfois celui de sa grand-mère. Je me retenais de la serrer dans mes bras trop souvent, pour ne pas l’étouffer. J’avais peut-être tort.

— T’es pas contente ?

— Si. C’est mortel.

— Ah non. C’est pas mortel. C’est même exactement le contraire.

Là, dans un de mes films, il y aurait un gros plan de trois secondes de mon expression énigmatique, censé souligner le double sens de cette repartie.

— Tu te souviens quand je t’ai dit qu’on n’allait pas mourir ?

— Bah oui.

— Tu m’as cru ?

— Bah… Tu dis tellement n’importe quoi.

— Ne critique pas mon gagne-pain. Eh bien figure-toi que, pour arrêter de mourir, on doit aller voir un certain nombre de docteurs qui vont s’occuper de nous. Tu comprends ? C’est ça le but de notre voyage. Mais il ne faut en parler à personne.

— Pourquoi ?

— Parce qu’on sera les premiers. Il faut que ce soit notre secret, sinon tout le monde voudra faire pareil. Or je te rappelle que tu détestes les files d’attente à Disneyland.

— Je ne peux même pas poster sur Insta ? #100%Jesus !

— Non.

— On va où en premier ?

— À Jérusalem.

— Lol ! On va dans la ville où Jésus a ressuscité ?

— Est.

— Quoi ?

— On dit « Jésus est ressuscité ». Non, ça n’a rien à voir avec lui, c’est juste un hasard. Enfin… je crois.

Nouveau plan serré sur mon visage lourd de sous-entendus, style Bruce Lee dans La Fureur du dragon. Éventuellement avec un regard caméra et un léger travelling avant (à souligner avec une nappe de synthés au montage).

— Il faut juste que tu me promettes une chose, Romy. Regarde-moi dans les yeux.

— Quoi ?

— Jure-moi que tu ne recommenceras pas à disparaître sans prévenir.

— Mais c’était pas ma faute.

— C’était la faute de qui ?

— Sétéacausdemaman…

— Comment ? J’entends pas ce que tu dis. Articule s’il te plaît.

— Je dis que c’était à cause de maman.

— Le fait de sécher la gym pour t’enfermer chez Brandy Melville n’a pas fait revenir ta mère. Faudra m’expliquer en quoi te cacher dans une cabine d’essayage ou derrière un stand de bonbecs allait aider qui que ce soit.

— séklémentinekimadikellavèunmec.

— Je t’en supplie, fais un effort pour parler plus clairement, c’est relou à la fin !

— Je disais que c’est Clémentine qui m’a dit qu’elle avait un mec.

— Clémentine ?

— C’est pour ça, je suis sortie. Je voulais respirer, courir au Luco. J’ai pas réfléchi. Et la dame qui vendait les bonbons a été très gentille. Quand je lui ai expliqué que mes parents divorçaient, elle m’a offert autant de Chamallows que je pouvais en tenir dans les mains. Après j’étais pas cachée, j’étais assise dans le kiosque à musique, tout le monde pouvait me voir. Je savais que tu me retrouverais très vite. Tu devrais être content, je suis pas partie en Syrie !

Je me suis tout d’un coup aperçu que j’allais effectuer le tour de la planète avec une peste surdouée, ingrate et effrontée, que j’aurais pu embaucher comme chroniqueuse dans un talk-show pour pédophiles fans de Kick-Ass. Putain de concept : une émission de chroniqueurs mineurs, à déposer d’urgence à la SACD ! J’ai tapé l’idée dans mon portable.

— Alors ? ai-je insisté. C’est normal que ta mère refasse sa vie.

— Alors quoi ?

— Alors tu promets de ne plus jamais te sauver ?

— J’ai une coquille et je commence par un O.

— Pardon ?

— Allez… J’ai une coquille et je commence par un O, trouve !

— Oursin ? Ormeau ?

— Non c’est en quatre lettres. Allez papa, t’as plus que dix secondes !

— Œuf ?

— Ouah trop bien !

— Allez, promis ?

— OK… T’es meilleur que maman à ce jeu.

Je me suis levé du lit de ma fille pour crier dans le couloir :

— Clémentine ? Pouvez-vous aider Romy à préparer sa valise ? On part en voyage. Ah : et aussi, nous allons nous passer de vos services à présent. Comme dirait un animateur de télévision devenu président des États-Unis : vous êtes virée.

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