XI

Cela faisait deux ans qu’Adamsberg n’avait pas revu Momo-mèche-courte. Il devait avoir à présent vingt-trois ans, trop vieux pour jouer encore aux allumettes, trop jeune pour abandonner la lutte. Ses joues étaient maintenant ombrées de barbe, mais cette nouvelle note virile ne le rendait pas plus impressionnant.

Le jeune homme avait été installé dans la salle des interrogatoires, sans lumière du jour, sans ventilateur. Adamsberg l’observa à travers la vitre, voûté sur sa chaise et le regard bas. Les lieutenants Noël et Morel l’interrogeaient. Noël tournait autour de lui en jouant négligemment avec le yo-yo qu’il avait ôté au jeune homme. Momo avait gagné pas mal de championnats avec ça.

— Qui lui a collé Noël ? demanda Adamsberg.

— Il vient juste de prendre le relais, expliqua Danglard, mal à l’aise.

L’interrogatoire durait depuis le matin, et le commandant Danglard n’avait encore rien fait pour l’interrompre. Momo s’en tenait à la même version depuis des heures : il avait attendu seul dans le parc de la zone Fresnay, il avait trouvé ces baskets neuves dans son placard, il les avait sorties du sac. S’il avait de l’essence sur les mains, cela venait de ces chaussures. Il ne savait pas qui était Antoine Clermont-Brasseur, pas du tout.

— On lui a donné à manger ? demanda Adamsberg.

— Oui.

— À boire ?

— Deux Coca. Merde, commissaire, qu’est-ce que vous croyez ? On n’est pas en train de le torturer.

— Le préfet a appelé en personne, intervint Danglard. Il faut que Momo ait tout craché ce soir. Ordre du ministre de l’Intérieur.

— Où sont ces fameuses baskets ?

— Ici, dit Danglard en désignant une table. Elles puent encore l’essence.

Adamsberg les examina sans les toucher, et hocha la tête.

— Gorgées jusqu’aux bouts des lacets, dit-il.

Le brigadier Estalère les rejoignit à pas rapides, suivi de Mercadet, téléphone en main. Sans la protection inexpliquée d’Adamsberg, le jeune Estalère aurait quitté la Brigade depuis longtemps pour un petit commissariat hors de la capitale. Tous ses collègues considéraient plus ou moins qu’Estalère ne tenait pas la route, voire qu’il était un crétin complet. Il écarquillait ses très grands yeux verts sur le monde, comme s’il s’efforçait de n’en rien manquer, mais il passait constamment à côté des évidences les plus manifestes. Le commissaire le traitait comme une pousse en devenir, assurant que son potentiel se développerait un jour. Chaque jour, le jeune homme déployait des efforts méticuleux pour apprendre et comprendre. Mais depuis deux ans, personne n’avait encore vu cette fameuse pousse se renforcer. Estalère suivait Adamsberg pas à pas comme un voyageur fixant sa boussole, dénué de tout sens critique, et idolâtrait simultanément le lieutenant Retancourt. L’antagonisme entre les manières d’être de l’un et de l’autre le plongeait dans de grandes perplexités, Adamsberg allant au long de sentiers sinueux tandis que Retancourt avançait en ligne droite vers l’objectif, selon le mécanisme réaliste d’un buffle visant le point d’eau. Si bien que le jeune brigadier s’arrêtait souvent à la fourche des chemins, incapable de se décider sur la marche à suivre. À ces moments d’égarement maximal, il allait préparer du café pour toute la Brigade. Cela, il le faisait à la perfection, ayant mémorisé les préférences de chacun, si infimes soient-elles.

— Commissaire, haleta Estalère, il y a eu une catastrophe au laboratoire.

Le jeune homme s’interrompit pour consulter sa note.

— Les prélèvements faits sur Momo sont inutilisables. Il s’est produit un biais de pollution sur le lieu de stockage.

— Autrement dit, intervint Mercadet — pour l’instant parfaitement réveillé —, un des techniciens a renversé sa tasse de café sur les plaques.

— Sa tasse de thé, corrigea Estalère. Enzo Lalonde est obligé de revenir pour de nouvelles analyses, mais on n’aura pas les résultats avant demain.

— Contretemps, murmura Adamsberg.

— Mais comme les dernières traces d’essence peuvent s’effacer, le préfet ordonne d’attacher les mains de Momo pour qu’il ne touche plus à aucune surface.

— Le préfet est déjà informé du biais de pollution ?

— Il appelle le labo toutes les heures, dit Mercadet. Le type à la tasse de café a passé un mauvais moment.

— De thé, le type à la tasse de thé.

— Ça revient au même, Estalère, dit Adamsberg. Danglard, rappelez le préfet et dites-lui qu’il est inutile de se venger sur ce technicien, qu’on aura les aveux de Mo ce soir avant 22 heures.

Adamsberg entra dans la salle d’interrogatoire, portant les baskets du bout des doigts, et fit sortir Noël d’un signe.

Momo eut un sourire soulagé en le reconnaissant, mais le commissaire secoua la tête.

— Non, Mo. C’est la fin de tes exploits de chef de bande. Tu comprends à qui tu as mis le feu, cette fois ? Tu sais qui c’est ?

— Ils me l’ont dit. Le type qui fabrique des immeubles et des métaux. Clermont.

— Et qui les vend, Mo. Dans le monde entier.

— Oui, qui les vend.

— Si on veut le dire autrement, tu as carbonisé un des piliers de l’économie du pays. Rien de moins. Tu saisis ?

— Ce n’est pas moi, commissaire.

— Ce n’est pas ce que je te demande. Je te demande si tu saisis.

— Oui.

— Tu saisis quoi ?

— Que c’est un pilier de l’économie du pays, dit Mo avec une trace de sanglot dans la voix.

— Autrement dit, tu as foutu le feu au pays tout court. À l’heure où je te parle, la maison Clermont-Brasseur est désorientée et les Bourses européennes s’inquiètent. C’est clair pour toi ? Non, ne me raconte pas tes histoires de rendez-vous mystère, de parc, de baskets inconnues. Ce que je veux savoir, c’est si tu l’as tué par hasard ou si tu visais spécialement Clermont-Brasseur. Homicide involontaire ou prémédité, ça fera une grosse différence.

— S’il vous plaît, commissaire.

— Ne bouge pas tes mains. Est-ce que tu le visais ? Est-ce que tu voulais faire entrer ton nom dans l’histoire ? Si oui, c’est fait. Mets ces gants et enfile ces baskets. Mets-en une seule, cela me suffira.

— Elles ne sont pas à moi.

— Mets-en une, dit Adamsberg en élevant la voix. Noël, qui était resté pour écouter derrière la vitre, haussa les épaules, mécontent.

— Il pousse le gars au bord des larmes, tambour battant. Ensuite, on dit que c’est moi la brute dans cette Brigade.

— C’est bon, Noël, dit Mercadet. On a des ordres. Le feu de Momo s’est propagé jusqu’au Palais, il faut des aveux.

— Et depuis quand le commissaire obéit si promptement aux ordres ?

— Depuis qu’il est sur la sellette. Ça ne te paraît pas normal de vouloir sauver sa peau ?

— Bien sûr que ça me paraît normal. Mais de sa part, non, dit Noël en s’éloignant. Et même, ça me déçoit.

Adamsberg sortit de la salle et tendit les chaussures à Estalère. Il croisa les regards ambigus de ses adjoints, et particulièrement du commandant Danglard.

— Prenez la suite, Mercadet, j’ai à faire avec la Normandie. À présent que Mo a perdu confiance en moi, il va dégringoler la pente assez vite. Installez un ventilateur, il transpirera moins des mains. Et dès que le technicien aura fini ses secondes analyses, envoyez-le-moi.

— Je vous croyais hostile à l’accusation, dit Danglard d’un ton un peu précieux.

— Mais depuis, j’ai vu ses yeux. Il l’a fait, Danglard. C’est triste, mais il l’a fait. Volontairement ou non, c’est ce qu’on ne sait pas encore.

S’il y avait une chose que Danglard réprouvait plus que tout chez Adamsberg, c’était cette façon de considérer ses sensations comme des faits avérés. Adamsberg rétorquait que les sensations étaient des faits, des éléments matériels qui avaient autant de valeur qu’une analyse de laboratoire. Que le cerveau était le plus gigantesque des labos, parfaitement capable de sérier et d’analyser les données reçues, comme par exemple un regard, et d’en extraire des résultats quasi certains. Cette fausse logique insupportait Danglard.

— Il ne s’agit pas de voir ou de ne pas voir, commissaire, mais de savoir.

— Et l’on sait, Danglard. Mo a immolé le vieux sur l’autel de ses convictions. Aujourd’hui, à Ordebec, un type a fracassé une vieille dame comme on écrase un verre par terre. Je ne suis pas d’humeur à ménager les meurtriers.

— Ce matin, vous pensiez que Momo était tombé dans un piège. Ce matin, vous disiez qu’il se serait forcément débarrassé de ses chaussures, au lieu de les garder dans son placard, toutes prêtes pour les accusateurs.

— Mo s’est cru plus malin que ça. Assez pour se procurer des baskets neuves et nous amener à croire qu’on lui faisait porter le chapeau. Mais c’est bien son propre chapeau, Danglard.

— À cause de son regard ?

— Par exemple.

— Et quelles preuves avez-vous recueillies dans son regard ?

— De l’orgueil, de la cruauté et, maintenant, une trouille bleue.

— Vous avez dosé tout cela ? Analysé ?

— Je vous ai dit, Danglard, répondit Adamsberg avec une douceur un peu menaçante, que je n’étais pas d’humeur à discuter.

— Détestable, murmura sèchement Danglard. Adamsberg composait sur son portable le numéro de l’hôpital d’Ordebec. Il fit un signe de la main à Danglard, une sorte de balayage indifférent.

— Rentrez chez vous, commandant, c’est ce que vous avez de mieux à faire.

Autour d’eux, sept de ses adjoints s’étaient regroupés pour suivre l’altercation. Estalère offrait un visage défait.

— Et vous tous aussi, si vous craignez que la suite ne vous plaise pas. Je n’ai besoin que de deux hommes ici avec Mo. Mercadet et Estalère.

Congédié, le groupe se dispersa en silence, stupéfait ou réprobateur. Danglard, tremblant de colère, s’était éloigné à grands pas, aussi vite que le lui permettait sa démarche bien particulière, basée sur deux grandes jambes qui semblaient aussi peu fiables que deux cierges partiellement fondus. Il descendit l’escalier en spirale qui menait à la cave, extirpa la bouteille de blanc qu’il planquait derrière la grande chaudière et en but plusieurs lampées sans s’arrêter. Dommage, se dit-il, pour une fois qu’il avait tenu jusqu’à 7 heures du soir sans boire. Il s’assit sur la caisse qui lui servait de siège dans ce sous-sol, s’efforçant de respirer calmement pour calmer sa fureur, et surtout la douleur de sa déception. Un état de presque panique pour lui qui avait tant aimé Adamsberg, tant compté sur les itinéraires séduisants de son esprit, sur son détachement et, oui, sur sa douceur un peu simple et presque invariable. Mais le temps avait passé et les succès répétés avaient corrompu la nature originelle d’Adamsberg. La certitude et l’assurance s’infiltraient dans sa conscience, charriant avec elles de nouveaux matériaux, de l’ambition, de la morgue, de la rigidité. La fameuse nonchalance d’Adamsberg pivotait et commençait de montrer sa face noire.

Danglard reposa la bouteille dans sa planque, inconsolé. Il entendait la porte de la Brigade claquer, les agents suivaient la consigne et quittaient peu à peu le bâtiment, en l’attente d’un lendemain meilleur. Le docile Estalère restait auprès de Momo, en compagnie du lieutenant Mercadet, qui s’endormait probablement à ses côtés. Le cycle de veille et de sommeil de Mercadet était d’environ trois heures et demie. Honteux de ce handicap, le lieutenant n’était pas en position de défier le commissaire. Danglard se leva sans énergie, projetant sa pensée vers le dîner du soir avec ses cinq enfants, pour chasser les échos de sa querelle. Ses cinq enfants, pensa-t-il farouchement en attrapant la rampe pour remonter l’escalier. Là était sa vie et non pas avec Adamsberg. Démissionner, pourquoi pas partir pour Londres, où vivait sa maîtresse qu’il voyait si peu. Cette quasi-résolution lui apporta une sensation de fierté, injectant un peu de dynamisme dans son esprit navré.

Adamsberg, bouclé dans son bureau, écoutait claquer la porte de la Brigade, à mesure que ses adjoints décontenancés quittaient ces lieux empestés par le malaise et le ressentiment. Il avait fait ce qu’il y avait à faire et il ne s’adressait aucun reproche. Un peu de grossièreté dans la manière d’agir mais l’urgence ne lui avait pas laissé le choix. L’accès de colère de Danglard le surprenait. Curieux que son vieil ami ne l’ait pas épaulé et suivi, comme presque toujours. D’autant que Danglard ne doutait pas de la culpabilité de Mo. Sa si fine intelligence avait fait défaut. Mais les grandes pulsions d’anxiété du commandant lui masquaient souvent la vérité simple, déformant tout sur leur passage, lui fermant l’accès à l’évidence. Jamais pour longtemps.

Vers 20 heures, il entendit les pas traînants de Mercadet qui lui amenait Mo. Dans une heure, le sort du jeune incendiaire serait réglé et, demain, il lui faudrait affronter les réactions de ses collègues. La seule qu’il redoutait vraiment étant celle de Retancourt. Mais il n’avait pas à hésiter. Quoi qu’en pensent Retancourt ou Danglard, il avait bel et bien lu dans le regard de Mo, et cela traçait une route inéluctable à suivre. Il se leva pour ouvrir la porte, empochant son téléphone. Léo vivait toujours, là-bas, à Ordebec.

— Assieds-toi, dit-il à Mo qui entrait, baissant la tête pour dissimuler ses yeux. Adamsberg l’avait entendu pleurer, les défenses lâchaient.

— Il n’a rien dit, rapporta Mercadet de manière neutre.

— Ce sera fini dans peu de temps, dit Adamsberg en appuyant sur l’épaule du jeune homme pour qu’il s’assoie. Mercadet, passez-lui les menottes, et allez vous reposer là-haut.

C’est-à-dire dans la petite pièce occupée par le distributeur de boissons et l’écuelle du chat, où le lieutenant avait installé des coussins au sol pour accueillir ses siestes cycliques. Mercadet en profitait pour emporter le chat jusqu’à son assiette, et dormir avec lui. Selon Retancourt, depuis que le lieutenant et le chat s’étaient ainsi associés, le sommeil de Mercadet s’était bonifié et ses siestes étaient moins longues.

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