XXV

Veyrenc les attendait avec Zerk devant la porte de chez Léo. La soirée était tiède, les nuages s’étaient finalement éloignés, allant verser leur pluie ailleurs. Les deux hommes avaient sorti des chaises et fumaient dans la nuit. Veyrenc avait l’air tranquille mais Adamsberg ne s’y fiait pas. Le visage très romain du lieutenant, arrondi, dense et confortable, dessiné en douceur sans qu’aucune saillie ne paraisse, était une masse compacte d’action muette et d’obstination. Danglard lui serra la main brièvement et disparut dans la maison. Il était plus d’une heure du matin.

— On peut faire un tour dans les champs, proposa Veyrenc. Laisse tes téléphones ici.

— Tu veux voir bouger des vaches ? dit Adamsberg en lui prenant une cigarette. Tu sais qu’ici, contrairement à ce qui se passe chez nous, les vaches bougent très peu.

Veyrenc fit signe à Zerk de les accompagner, et attendit d’être assez éloigné pour s’arrêter devant la barrière d’un champ.

— Il y a eu un nouvel appel du Ministère. Un appel que je n’ai pas aimé.

— Tu n’as pas aimé quoi ?

— Le ton. L’agressivité sur le fait que Mo reste introuvable. Il n’a pas d’argent, sa photo est diffusée partout, où pouvait-il aller ? C’est ce qu’ils disent.

— Agressifs, ils le sont depuis le début. Quoi d’autre dans le ton ?

— Un ricanement, une ironie. Le type qui a appelé n’était pas une flèche. Il avait la voix de ces gars si fiers de savoir quelque chose qu’ils ne parviennent pas à le dissimuler.

— Par exemple ?

— Par exemple quelque chose contre toi. Je n’ai pas grand-chose pour interpréter ce ricanement, sa jouissance contenue, mais j’ai l’impression aiguë qu’ils s’imaginent des trucs.

Adamsberg tendit la main pour obtenir du feu.

— Des trucs que tu imagines aussi ?

— Ce n’est pas l’important. Moi, je sais seulement que ton fils t’a accompagné ici, avec une autre voiture. Eux aussi le savent, tu t’en doutes.

— Zerk fait un reportage sur les feuilles pourries pour un magazine suédois.

— Oui, c’est curieux.

— Il est comme ça, il saute sur les occasions.

— Non, Jean-Baptiste, Armel n’est pas comme ça. Je n’ai pas vu le pigeon dans la maison. Qu’est-ce que vous en avez fait ?

— Il s’est envolé.

— Ah, très bien. Mais pourquoi Zerk a-t-il pris une autre voiture ? Il n’y avait pas assez de place dans le coffre pour vos trois bagages ?

— Qu’est-ce que tu cherches, Louis ?

— J’essaie de te convaincre qu’ils imaginent quelque chose.

— Que tu crois qu’ils imaginent.

— Par exemple que Mo a disparu de manière un peu magique. Que trop de pigeons se sont envolés. Je crois que Danglard le sait. Le commandant sait mal dissimuler.

Depuis la fuite de Mo, il a l’air d’une poule confuse qui couve un œuf d’autruche.

— Tu imagines trop. Tu me penses capable de faire une bourde pareille ?

— Tout à fait. Je n’ai d’ailleurs pas dit que c’était une bourde.

— Va jusqu’au bout, Louis.

— Je crois qu’ils ne vont pas tarder à faire une descente ici. Je ne sais pas où tu as rangé Mo, mais je pense qu’il faut qu’il décampe dès ce soir. Vite, et loin.

— Et comment ? Si toi, moi ou Danglard quittons les lieux, ce sera le signal. On sera épinglés dans l’heure.

— Ton fils, proposa Veyrenc en regardant le jeune homme.

— Tu ne te figures pas que je vais le mettre là-dedans, Louis ?

— C’est déjà fait.

— Non. Il n’y a pas de preuve tangible. Mais s’ils le saisissent au volant avec Mo, il ira directement en taule. Si tu as raison, nous sommes obligés de rendre Mo. On va le pousser sur une centaine de kilomètres et il se laissera prendre.

— Tu l’as dit toi-même : une fois dans les pattes des juges, il ne s’en sortira plus. C’est ficelé d’avance.

— Ta solution ?

— Zerk doit prendre la route ce soir. La nuit, il y a beaucoup moins de barrages. Et une bonne partie de ces barrages n’est plus efficiente. Les gars fatiguent.

— Je suis d’accord, dit Zerk. Laisse, dit-il en retenant Adamsberg, je l’emmène. Je vais où, Louis ?

— Tu connais les Pyrénées aussi bien que nous, tu connais les passages vers l’Espagne. De là, tu files à Grenade.

— Et ensuite ?

— Tu t’y planques jusqu’à nouvel ordre. Je t’ai apporté plusieurs adresses d’hôtels. Deux plaques pour la voiture, une carte grise, de l’argent, deux cartes d’identité, une carte de crédit. Quand vous serez assez éloignés d’ici, mettez-vous sur un bas-côté pour que Mo se coupe les cheveux, en garçon sage.

— C’est la preuve qu’il n’a pas fait brûler la Mercedes, dit Zerk. Il a les cheveux longs en ce moment.

— Et alors ? demanda Adamsberg.

— Tu sais bien qu’on l’appelle Momo-mèche-courte ?

— Parce qu’il utilise des mèches d’allumage courtes, dangereuses, pour incendier les bagnoles. Ça corse le jeu.

— Non, c’est parce qu’à chaque fois, l’incendie lui brûle des mèches. Alors ensuite, il se rase la tête pour que ça ne se voie pas.

— D’accord Armel, dit Veyrenc, mais nous sommes pressés. Où l’as-tu planqué, Jean-Baptiste ? Loin ?

— À trois kilomètres, dit Adamsberg, un peu sonné. Deux en passant par les bois.

— On y va maintenant. Pendant que les garçons se préparent, on fixe les plaques, on nettoie les empreintes.

— Juste au moment où il commençait à dessiner, dit Zerk.

— Et juste au moment où les frères Clermont semblent tirés d’affaire, dit Adamsberg, écrasant sa cigarette d’un coup de talon.

— Et le pigeon, qu’est-ce qu’on fait du pigeon ? demanda soudain Zerk, alarmé.

— Tu l’emmènes à Grenade. C’est ce qu’on a dit.

— Non, l’autre. Qu’est-ce qu’on fait d’Hellebaud ?

— Tu nous le laisses. Tu vas te faire repérer avec ça.

— Faut encore lui mettre du désinfectant sur les pattes tous les trois jours. Promets-moi que tu le fais, promets que t’y penses.

À presque 4 heures du matin, Adamsberg et Veyrenc regardaient s’éloigner les feux arrière de la voiture, le pigeon roucoulant dans sa cage à leurs pieds. Adamsberg avait rempli une pleine thermos de café pour son fils.

— J’espère que tu ne l’as pas fait partir pour rien, dit Adamsberg à voix basse. J’espère que tu ne l’envoies pas dans le bourbier. Ils vont devoir conduire toute la nuit et tout le jour. Ils seront crevés.

— Tu t’inquiètes pour Armel ?

— Oui.

— Il y arrivera.

Tentative audacieuse, entreprise hasardeuse,

C’est un cœur valeureux qui la fera chanceuse.

— Comment ont-ils soupçonné pour Mo ?

— Tu t’y es pris trop vite. Très bien joué, mais trop vite.

— Pas eu le temps, pas eu le choix.

— Je sais. Mais tu t’y es pris trop seul aussi.

Ne crois pas, esseulé, parvenir à tes fins,

Les amis que tu fuis étaient ton seul soutien.

Fallait m’appeler.

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