XXXIII

Émeri avait ouvert fièrement la double porte de sa salle à manger Empire, avide de saisir les expressions de ses hôtes. Adamsberg sembla surpris mais indifférent — inculte, conclut Émeri —, mais l’étonnement de Veyrenc et les commentaires admiratifs de Danglard le comblèrent assez pour effacer les dernières traces de l’altercation du jour. En réalité, si Danglard appréciait la qualité du mobilier, il n’aimait pas l’excès de cette reconstitution trop méticuleuse.

— Merveilleux, capitaine, conclut-il en acceptant son verre d’apéritif, car Danglard savait se conduire de manière beaucoup plus courtoise que les deux Béarnais.

Ce pour quoi le commandant Danglard mena à peu près toute la conversation durant le dîner, avec cette vivacité sincère qu’il savait très bien feindre, et dont Adamsberg lui était toujours reconnaissant. D’autant que la quantité de vin distribuée dans des carafes d’époque, gravées aux armes du prince d’Eckmühl, était largement suffisante pour prévenir une éventuelle angoisse de manque chez le commandant. Encouragé par Danglard, qui brillait par sa connaissance de l’histoire du comté d’Ordebec comme de celle des batailles du maréchal Davout, Émeri buvait assez sec et devenait plus ouvert, familier souvent, et même sentimental. Il semblait à Adamsberg que le manteau du maréchal, et la posture qu’il imposait à son héritier, glissait de plus en plus de ses épaules jusqu’à s’affaler au sol.

En même temps qu’un aspect neuf lissait le visage de Danglard. Adamsberg le connaissait assez pour savoir que cette touche d’amusement intime n’était pas l’effet usuel du relâchement que l’alcool produisait chez lui. C’était une note d’espièglerie, comme si le commandant préparait un amusant petit coup qu’il comptait bien tenir au secret. Et, songea Adamsberg, un petit coup dirigé, par exemple, contre le lieutenant Veyrenc, avec lequel il se montrait pour une fois presque aimable, un signe potentiellement dangereux. Un petit coup lui permettant de sourire ce soir à celui qu’il allait duper plus tard.

Le drame d’Ordebec, enfoui, relégué hors des fastes impériaux, finit par faire son apparition à l’heure du calvados.

— Que vas-tu faire de Mortembot, Émeri ? demanda Adamsberg.

— Si tes hommes viennent prêter main-forte, on pourrait monter une surveillance à six ou sept pendant une semaine. Tu aurais cela sous la main ?

— J’ai une lieutenant qui vaut dix hommes, mais elle est en plongée. Je peux libérer un ou deux gars normaux.

— Ton fils ne pourrait pas nous donner un coup de main ?

— Je n’expose pas mon fils, Émeri. D’ailleurs il n’est pas formé pour, et il ne sait pas tirer. Et puis il est parti en voyage.

— Ah bon ? Je pensais qu’il faisait un reportage sur les feuilles pourries.

— C’était vrai. Mais une fille l’a appelé d’Italie et il y est allé. Tu sais ce que c’est.

— Oui, dit Émeri en se renversant sur son dossier, si tant est que son droit fauteuil Empire le lui permettait. Mais après bien des amusettes communes, j’ai rencontré ma femme ici. Quand elle m’a suivi à Lyon, elle s’ennuyait déjà et je l’aimais encore. J’ai pensé que ma mutation à Ordebec lui plairait. Retrouver le pays, les anciens amis. C’est pourquoi je me suis échiné à revenir ici. Mais non, elle est demeurée à Lyon, obstinément. Pendant mes deux premières années à Ordebec, je n’ai rien fait de correct. Ensuite j’ai couru sans joie les bordels de Lisieux. Tout le contraire de mon ancêtre, mes amis, si je puis me permettre de vous nommer ainsi. Je n’ai pas livré une bataille sans la perdre, hormis de menues arrestations que le premier imbécile aurait pu faire.

— Je ne sais pas si gagner ou perdre sont les bons termes pour jauger la vie, murmura Veyrenc. C’est-à-dire que je ne pense pas qu’il faille jauger sa vie. On y est sans cesse contraint et c’est un crime.

— « Pire qu’un crime, une faute », compléta mécaniquement Danglard, citant la supposée réplique de Fouché à l’Empereur.

— Ça me plaît, dit Émeri revigoré, qui se leva de manière imprécise pour verser une seconde tournée de calvados. On a retrouvé la hache, annonça-t-il sans transition. Elle a été jetée derrière le muret qui longe la maison de Glayeux, elle est tombée dans le champ en contrebas.

— Si l’un des Vendermot l’a tué, dit Adamsberg, crois-tu vraiment qu’il aurait employé l’outil familial ? Et si oui, le plus simple était de le remporter chez eux, non ?

— Ça plaide des deux côtés, Adamsberg, je te l’ai dit. Ça les innocente et c’est donc très malin.

— Pas assez malin pour eux.

— Tu les aimes bien, hein ?

— Je n’ai rien contre eux. Rien d’encore assez sérieux.

— Mais tu les aimes bien.

Émeri sortit quelques instants et revint avec une vieille photo de classe qu’il déposa sur les genoux d’Adamsberg.

— Regarde, dit-il, on a tous huit à dix ans là-dessus. Hippo est déjà très grand, c’est le troisième derrière à partir de la gauche. Il a encore ses six doigts à chaque main. Tu connais l’histoire atroce ?

— Oui.

— Moi je suis au rang devant, le seul qui ne sourit pas. Tu vois que je ne le connais pas d’hier. Eh bien je peux te dire qu’Hippo était une terreur. Pas le gentil gars qu’il s’amuse à te montrer. On filait doux. Et même moi qui avais deux ans de plus que lui.

— Il cognait ?

— Pas besoin. Il avait une arme autrement puissante. Avec ses six doigts, il disait qu’il était un soldat du Diable et qu’il pouvait faire tomber sur nous tous les malheurs qu’il souhaitait, si on l’emmerdait.

— Et on l’emmerdait ?

— Au début, oui. Tu imagines comment une cour de gamins réagit à un camarade à six doigts. Quand il avait cinq ans, six ans, on l’a persécuté, on s’est foutus de lui sans pitié. C’est vrai. Il y avait une bande particulièrement féroce contre lui, menée par Régis Vernet. Une fois, Régis a planté des clous dans la chaise d’Hippo, les pointes vers le haut, et Hippo s’est empalé dessus. Il saignait des fesses — six trous — et tout le monde se marrait dans la cour. Une autre fois, on l’a attaché à un arbre et on lui a tous pissé dessus. Mais un jour, Hippo s’est réveillé.

— Il a retourné ses six doigts contre vous.

— Exactement. Sa première victime a été ce salaud de Régis. Hippo l’a menacé, puis il a dirigé ses deux mains vers lui, avec une grande gravité. Et crois-moi ou non, cinq jours plus tard, le petit Régis a été fauché par la voiture d’un Parisien et privé de ses deux jambes. Horrible.

Mais nous, à l’école, on savait bien que ce n’était pas la voiture qui était responsable, mais le sort qu’Hippo lui avait jeté. Et Hippo ne démentait pas, au contraire. Il disait qu’au prochain qui l’emmerderait, il enlèverait les bras, les jambes et même les couilles. Alors tout s’est inversé, et on a vécu dans la terreur. Plus tard, Hippo a cessé ses gamineries. Mais je peux t’assurer qu’aujourd’hui encore, qu’on y croie ou non, personne ne va lui chercher des noises. Ni à lui, ni à sa famille.

— On peut le voir, ce Régis ?

— Il est mort. Je n’invente rien, Adamsberg. Le malheur s’est acharné sur lui sans répit. Maladies, licenciements, deuils et pauvreté. Il a fini par aller se noyer dans la Touques il y a trois ans. Il n’avait que trente-six ans. Nous, les anciens de l’école, on savait que c’était la vengeance d’Hippo qui n’avait jamais cessé de s’exercer. Hippo l’avait dit. Que quand il décidait de pointer ses doigts sur un type, eh bien le type avait la damnation à vie.

— Et qu’en penses-tu, toi, aujourd’hui ?

— Heureusement, j’ai quitté le pays à onze ans et j’ai pu oublier tout ça. Si tu questionnes Émeri le flic, il te répond que ces histoires de sort sont des aberrations. Si tu interroges Émeri le gosse, il m’arrive de penser que Régis a été damné. Disons que le petit Hippo s’est défendu comme il pouvait. On le traitait de suppôt de Satan, de rebut infirme de l’enfer, alors il a finalement joué au diable. Mais il a joué à une hauteur spectaculaire, même après que ses doigts ont été tranchés. Il n’empêche que je peux te dire que, si le gars n’est pas un envoyé du diable, il est dur, et peut-être dangereux. Il a souffert avec son père plus qu’on ne peut l’imaginer. Mais quand il a jeté son chien sur lui, c’était un pur assaut meurtrier. Je ne jurerais pas que ça lui a passé. Comment veux-tu que les enfants Vendermot soient devenus de braves petits anges, avec tout ce qu’ils ont subi ?

— Tu mets Antonin dans le même sac ?

— Oui. Je ne crois pas qu’un bébé qu’on a cassé en mille morceaux puisse développer une nature tranquille, si ? On suppose qu’Antonin a trop peur de se briser pour agir lui-même. Mais il pourrait appuyer sur une détente. Peut-être soulever une hache, je ne sais pas.

— Il dit que non.

— Mais il soutiendrait aveuglément tous les actes d’Hippo. On peut penser que sa visite d’aujourd’hui, pour la hache, était commandée par son frère. Même chose pour Martin, qui se nourrit comme une bête sauvage et qui suit son aîné à la trace.

— Reste Lina.

— Qui voit l’Armée d’Hellequin et n’est pas plus saine d’esprit que ses frères. Ou qui feint de la voir, Adamsberg. L’important, c’est de désigner des futures victimes, d’apeurer les autres, comme le faisait Hippo avec ses doigts. Victimes qu’Hippo se charge ensuite de détruire pendant que la famille lui fabrique tous les alibis nécessaires. Alors les voilà maîtres de jeter la terreur sur Ordebec, et les voilà transformés en vengeurs, puisque ces victimes sont en outre d’authentiques crapules. Mais je crois plutôt que Lina a eu réellement une vision. C’est ce qui a tout déclenché. Vision que les frères ont prise au mot et ont décidé d’exécuter. Ils y croient. Parce que la première vision de Lina a eu lieu presque en même temps que la mort du père. Avant ou après, je ne sais plus.

— Deux jours après. Elle me l’a dit.

— Elle le raconte volontiers. Tu as noté avec quel calme ?

— Oui, dit Adamsberg en revoyant le tranchant de la main de Lina s’abattre sur la table. Et pourquoi Lina tiendrait-elle secret le nom de la dernière victime ?

— Soit elle ne l’a réellement pas bien vue, soit ils se gardent ce petit secret pour affoler la population. Ils sont doués. L’horreur de cette menace fait sortir tous les rats de leurs trous. Ça les amuse, ça les comble, et ils trouvent ça juste. Comme il était juste que leur père meure.

— Tu as probablement raison, Émeri. Sauf si quelqu’un exploite la culpabilité évidente des Vendermot pour commettre les meurtres. Il tue sereinement parce qu’il est certain qu’on accusera la famille diabolique.

— Et quel serait son motif ?

— Sa terreur de l’Armée furieuse. Tu as dit toi-même que beaucoup y croyaient à Ordebec, et que certains y croyaient tellement qu’ils n’osaient pas même en parler. Penses-y, Émeri. On pourrait dresser une liste de tous ceux-là.

— Trop nombreux, dit Émeri en secouant la tête.

Adamsberg marcha silencieusement sur le chemin du retour, précédé par Veyrenc et Danglard qui allaient d’un pas tranquille. Finalement, les nuages de l’ouest n’avaient toujours pas crevé et la nuit était trop chaude. Danglard adressait la parole à Veyrenc de temps en temps, autre petit fait surprenant, outre cet air de cachotterie goguenarde qui n’avait pas déserté son visage.

L’accusation d’Émeri envers les Vendermot contrariait Adamsberg. Augmentée des détails d’enfance qu’il venait d’apprendre sur Hippolyte, elle était crédible. On imaginait mal par quelle faculté de sagesse ou par quelle grâce de comportement les enfants Vendermot auraient pu échapper à la colère, à la vengeance. Un grain de sable tournait cependant dans ses pensées éparses. La vieille Léo. Il ne voyait pas un seul des quatre Vendermot capable de la fracasser au sol. Mais même dans ce cas, Adamsberg supposait qu’Hippo — par exemple — eût employé une manière moins sauvage envers la vieille femme qui l’avait aidé durant toute son enfance.

Il passa par la cave avant de gagner sa chambre, et fourra les enveloppes de sucre et les photographies dans un ancien tonneau de cidre. Puis il adressa un message à la Brigade pour obtenir deux hommes de plus, avant 14 heures, à Ordebec. Estalère et Justin feraient très bien l’affaire, car tous deux peu sensibles à l’ennui accablant d’une surveillance, le premier en raison de son « heureux caractère » — comme le disaient certains pour ne pas dire crétin —, le second parce que la patience était un des piliers de son perfectionnisme. La maison de Mortembot ne serait pas très complexe à protéger. Deux fenêtres à l’avant et trois à l’arrière, toutes munies de volets. Seule faille, la petite lucarne des toilettes, sur le côté, sans volet mais armée d’un barreau de fer. Il faudrait que l’assassin s’approche de très près pour briser la vitre et tirer une balle par cet espace étroit, ce qui serait impossible avec deux hommes tournant autour de la maison. Et, si l’on suivait la tradition des tueries du Seigneur Hellequin, l’arme employée ne serait sans doute pas une balle. Hache, épée, lance, masse, pierre, étranglement, tout moyen médiéval seulement utilisable depuis l’intérieur. Sauf qu’Herbier avait été tué au fusil à canon scié, et cela détonnait.

Adamsberg referma la porte de la cave et traversa la grande cour. Les lumières de l’auberge étaient déjà éteintes, Veyrenc et Danglard dormaient. Avec ses poings, il creusa plus encore la dépression au cœur de son matelas de laine et s’y enfonça.

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