XVII

Son voisin Lucio arrêta Adamsberg qui traversait le petit jardin pour rentrer chez lui.

— Hola, hombre, salua le vieil homme.

— Hola, Lucio.

— Une bonne bière te fera du bien. Avec cette chaleur.

— Pas maintenant, Lucio.

— Avec tous tes emmerdements aussi.

— Parce que j’ai des emmerdements ?

— Certainement, hombre.

Adamsberg ne négligeait jamais les annonces de Lucio et il attendit dans le jardin que le vieil Espagnol revienne avec deux bières fraîches. À force que Lucio pisse régulièrement contre le hêtre, Adamsberg avait l’impression que l’herbe dépérissait à la base du tronc. Ou peut-être était-ce l’effet de la chaleur.

Le vieux décapsula les deux bouteilles — jamais de canettes avec lui — et lui en tendit une.

— Deux types qui fouinent, dit Lucio entre deux gorgées.

— Ici ?

— Oui. L’air de rien. L’air de deux types qui passent dans la rue. Et plus t’as l’air de rien, plus t’as l’air de quelque chose. Des fouille-merde, quoi. Les fouille-merde ne marchent jamais tête droite ou tête baissée comme tout le monde. Leurs yeux sont partout, comme s’ils se promenaient dans une rue touristique. Mais notre rue n’est pas touristique, hein, hombre ?

— Non.

— C’est des fouille-merde et c’est ta maison qui les intéressait.

— Repérage des lieux.

— Et noter les allées et venues de ton fils, peut-être pour savoir quand la maison est vide.

— Des fouille-merde, murmura Adamsberg. Des gars qui finiront un jour étouffés avec de la mie de pain.

— Pourquoi veux-tu les étouffer avec de la mie de pain ?

Adamsberg écarta les bras.

— Alors je te le dis, reprit Lucio. Si des fouille-merde cherchent à entrer chez toi, c’est que tu es dans les ennuis.

Adamsberg souffla sur le goulot de sa bouteille pour en tirer un petit sifflement — ce qu’on ne peut pas faire avec une canette, expliquait Lucio à raison —, et s’assit sur la vieille caisse en bois que son voisin avait installée sous le hêtre.

— T’as fait une connerie, hombre ?

— Non.

— À qui tu t’attaques ?

— À des terres interdites.

— Très déraisonnable, amigo. En cas de besoin, si tu as quelque chose ou quelqu’un à mettre à l’abri, tu sais où est ma clef de secours.

— Oui. Sous le seau rempli de gravillons, derrière le hangar.

— Tu ferais mieux de la mettre dans ta poche. À toi de voir, hombre, ajouta Lucio en s’éloignant.

La table était mise sur la nappe en plastique salie par Hellebaud, Zerk et Momo attendaient l’arrivée d’Adamsberg pour dîner. Zerk avait préparé des pâtes aux miettes de thon à la sauce tomate, une variante du riz au thon et tomates qu’il avait servi quelques jours plus tôt. Adamsberg songea à lui demander de modifier un peu les menus et y renonça aussitôt, ça n’avait pas de sens de critiquer un fils inconnu pour une affaire de thon. Encore moins devant un Mo inconnu. Zerk déposait des petits bouts de poisson à côté de son assiette, et Hellebaud piquait dedans avec frénésie.

— Il va beaucoup beaucoup mieux, dit Adamsberg.

— Oui, confirma Zerk.

Adamsberg n’était jamais incommodé par les silences en groupe et il n’éprouvait pas l’instinct compulsif de remplir les blancs coûte que coûte. Les anges, disait-on, pouvaient passer et repasser sans qu’il s’en soucie. Son fils paraissait taillé sur le même modèle et Mo était trop intimidé pour oser lancer un sujet de conversation. Mais il était de ceux que les anges désarçonnaient.

— Vous êtes diaboliste ? demanda-t-il d’une petite voix au commissaire.

Adamsberg regarda le jeune homme sans comprendre, mâchant avec difficulté sa bouchée. Il n’y a rien de plus dense et sec que le thon vapeur, et c’est à cela qu’il pensait quand Mo lui posa cette question.

— Je n’ai pas compris, Mo.

— Vous aimez jouer au diabolo ?

Adamsberg arrosa de nouveau son plat de sauce tomate et estima qu’être diaboliste ou jouer au diabolo devait signifier quelque chose comme « jouer avec le diable », chez les jeunes gens de la cité de Mo.

— On y est forcés parfois, répondit-il.

— Mais vous ne jouez pas en professionnel ? Adamsberg interrompit sa mastication et avala une gorgée d’eau.

— Je crois qu’on ne parle pas de la même chose. Qu’est-ce que tu entends par « diabolo » ?

— Le jeu, expliqua Mo, en rougissant. Le double cône en caoutchouc qu’on fait rouler sur une ficelle avec deux baguettes, ajouta-t-il en imitant le geste du joueur.

— D’accord, le diabolo, confirma Adamsberg. Non, je ne joue pas au diabolo. Ni au yo-yo.

Mo replongea le nez dans son assiette, déçu par sa tentative ratée, cherchant une autre branche à laquelle s’accrocher.

— C’est vraiment important pour vous ? Je veux dire, le pigeon ?

— Toi aussi, Mo, on t’a ficelé les pattes.

— Qui, « on » ? demanda Mo.

— Les grands de ce monde qui s’occupent de toi. Adamsberg se leva, écarta un bout du rideau punaisé contre la porte, observa le jardin à la tombée de la nuit, Lucio qui s’était calé sur sa caisse avec le journal.

— Il va falloir qu’on pense un peu, dit-il en commençant à tourner autour de la table. Deux fouille-merde ont traîné dans les parages aujourd’hui. Ne t’inquiète pas, Mo, on a un peu de temps, ces gars-là ne sont pas venus pour toi.

— Des flics ?

— Plutôt une garde rapprochée du Ministère. Ils veulent savoir ce que j’ai dans la tête au juste à propos des Clermont-Brasseur. Il y a une affaire de lacets qui les inquiète. Je te l’expliquerai plus tard, Mo. C’est leur seul point fragile. Ta disparition les affole.

— Qu’est-ce qu’ils cherchent ici ? demanda Zerk.

— À vérifier si je n’ai pas des documents prouvant l’existence d’une enquête officieuse sur les Clermont-Brasseur. C’est-à-dire à entrer en notre absence. Mo ne peut pas rester là.

— Faut l’emmener ce soir ?

— Il y a des barrages sur toutes les routes, Zerk. Il faut qu’on pense un peu, répéta-t-il.

Zerk tira sur sa cigarette, sourcils froncés.

— S’ils guettent dans la rue, on ne pourra pas faire monter Mo dans une voiture.

Adamsberg continuait de tourner autour de la table, en même temps qu’il enregistrait chez son fils des possibilités d’action rapide et même de pragmatisme.

— On passera par chez Lucio, et de là dans la rue arrière.

Adamsberg s’immobilisa, attentif à un bruit d’herbe froissée au-dehors. Aussitôt après, on frappait à la porte. Mo s’était déjà levé, son assiette en main, et avait reculé vers l’escalier.

— Retancourt, annonça la forte voix du lieutenant. On peut entrer, commissaire ?

D’un geste du pouce, Adamsberg indiqua à Mo la direction de la cave et ouvrit. C’était une vieille maison, et le lieutenant se courba pour ne pas heurter le linteau de la porte en entrant. La cuisine paraissait plus étroite quand Retancourt y était.

— C’est important, dit Retancourt.

— Vous avez dîné, Violette ? demanda Zerk, que la vue du lieutenant semblait illuminer.

— Ça n’a pas d’importance.

— Je fais réchauffer, dit Zerk qui se mit aussitôt aux fourneaux.

Le pigeon sautilla sur la table et s’avança à dix centimètres du bras de Retancourt.

— Il me reconnaît un peu, non ? Il a l’air remis.

— Oui, mais il ne vole pas.

— On ne sait pas si c’est physique ou mental, précisa Zerk très sérieusement. J’ai tenté un essai dans le jardin, mais il est resté là à picorer comme s’il avait oublié qu’il pouvait décoller.

— Bien, dit Retancourt en s’asseyant sur la chaise la plus solide. J’ai modifié votre plan pour la filature des frères Clermont.

— Il ne vous plaît pas ?

— Non. Trop classique, trop long, risqué et sans espoir d’aboutissement.

— Possible, admit Adamsberg qui savait que, depuis la veille, il avait dû prendre toutes ses décisions en hâte et peut-être sans discernement. Les critiques de Retancourt ne l’affectaient jamais.

— Vous avez une autre idée ? ajouta-t-il.

— S’incruster dans la place. Je ne vois que cela.

— Classique aussi, répondit Adamsberg, mais injouable. La demeure est inviolable.

Zerk déposa une assiette de pâtes au thon réchauffées devant Retancourt. Adamsberg supposa que Violette viendrait à bout du poisson sans même s’en rendre compte.

— Tu as un peu de vin avec ? demanda-t-elle. Ne te dérange pas, je sais où c’est, je descends.

— Non, j’y vais, dit Zerk précipitamment.

— Presque inviolable, c’est vrai, alors j’ai joué le tout pour le tout.

Adamsberg eut un léger frémissement.

— Vous auriez dû me consulter, lieutenant, dit-il.

— Vous avez dit que vous étiez sur écoute, dit Retancourt en enfournant une très grosse bouchée de poisson, sans en être incommodée. À propos, je vous ai apporté un nouveau portable vierge et une puce de rechange. Elle a appartenu au receleur de La Garenne, dit « le Pointu », mais on s’en fout, il est mort. J’ai aussi un message personnel qu’on vous a porté à la Brigade ce soir. Du divisionnaire.

— Qu’est-ce que vous avez fait, Retancourt ?

— Rien d’extraordinaire. Je me suis présentée à l’hôtel des Clermont et j’ai expliqué au portier qu’on m’avait informée qu’il y avait un emploi à prendre. Je ne sais pas pourquoi, j’ai dû impressionner le portier, il ne m’a pas fait partir tout de suite.

— Sans doute, admit Adamsberg. Mais il a dû vous demander d’où vous teniez l’information.

— Évidemment. Je lui ai donné le nom de Clara de Verdier, j’ai dit qu’elle était une amie de la fille de Christophe Clermont.

— Ils vont faire vérifier l’info, Retancourt.

— Peut-être, dit le lieutenant en se servant à la bouteille que Zerk avait débouchée. Il est très bon ton dîner, Zerk. Ils peuvent vérifier tout ce qu’ils veulent, parce que l’info est vraie. Et vrai qu’il y a un emploi à pourvoir. Dans ces grandes maisons, il y a tellement de personnel qu’il y a toujours un poste subalterne à prendre, surtout que Christian Sauveur 1 a la réputation d’être très dur avec ses employés. Ça valse sans arrêt. Cette Clara a été une amie de mon frère Bruno et je l’ai dépannée un jour dans une affaire de vol à main armée. Je l’ai appelée, elle confirmera pour moi si nécessaire.

— Sûrement, dit Adamsberg, un peu sonné.

Il était un des premiers à révérer la puissance d’action-résolution anormale de Retancourt, adaptée à toutes tâches tous objectifs tous terrains, mais il ressentait toujours un peu d’étourdissement quand il y était confronté.

— Si bien, dit Retancourt en épongeant la sauce avec du pain, que si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je débute demain.

— Précisez, lieutenant. Le portier vous a fait entrer ?

— Forcément. J’ai été reçue par le secrétaire principal de Christian Sauveur 1, un chefaillon très désagréable qui, à première vue, n’était pas disposé à me donner le travail.

— Quel est le boulot ?

— Gestion de la comptabilité domestique sur ordinateur. En bref, j’ai fait valoir un peu vivement mes qualités et, tout compte fait, le type m’a embauchée.

— Il n’a sans doute pas eu le choix, dit doucement Adamsberg.

— Je suppose que non.

Retancourt termina son verre et le reposa avec bruit sur la table.

— Elle n’est pas très propre, cette nappe, remarqua-t-elle.

— C’est le pigeon. Zerk nettoie comme il peut mais ses fientes attaquent le plastique. Je me demande ce qu’il y a dans les chiures d’oiseau.

— De l’acide ou quelque chose comme ça. On fait quoi ? Je prends le boulot ou non ?


Au milieu de la nuit, Adamsberg se réveilla et descendit dans la cuisine. Il avait oublié le message du divisionnaire apporté par Retancourt, qui traînait toujours sur la table. Il le lut, sourit, et le fit brûler dans la cheminée. Brézillon lui confiait l’affaire d’Ordebec.

Face à lui, l’Armée furieuse.

À 6 h 30, il réveilla Zerk et Mo.

— Le Seigneur Hellequin nous apporte son aide, dit-il, et Zerk trouva que cette phrase sonnait un peu comme une déclaration dans une église.

— Violette aussi, dit Zerk.

— Aussi, mais elle le fait toujours. Je suis saisi de l’affaire d’Ordebec. Soyez prêts à partir dans la journée. Avant, nettoyez toute la maison à fond, passez la salle de bains à l’eau de Javel, lavez les draps de Mo, frottez partout où il a pu poser les doigts. On l’emmènera dans ma voiture de flic et on le planquera là-bas. Zerk, va récupérer ma propre voiture au garage, et achète une cage pour Hellebaud. Prends l’argent sur le buffet.

— Les empreintes, ça tient sur des plumes de pigeon ? Hellebaud n’aimera pas que je lui frotte tout le corps au chiffon.

— Non, ne le nettoie pas.

— Il part aussi, lui ?

— Il part si tu pars. Si tu acceptes. J’aurais besoin de toi là-bas pour ravitailler Mo dans sa planque.

Zerk fit un signe d’assentiment.

— Je ne sais pas encore si tu pars avec moi ou avec ma voiture.

— Tu dois penser un peu ?

— Oui, et je dois penser vite.

— Pas simple, dit Zerk, appréciant la difficulté à sa pleine mesure.

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