XXXVIII

Les caractéristiques du lieu d’intervention, selon l’expression d’Émeri — c’est-à-dire la maison de Mortembot — avaient été longuement exposées aux flics de l’équipe mixte Ordebec-Paris, et les heures de ronde distribuées. Le demi-homme auquel avait droit Émeri — le brigadier Faucheur — avait été cédé à plein temps par la gendarmerie de Saint-Venon, consciente de l’urgence de la situation. On disposait de quatre groupes de deux hommes, ce qui permettait de mettre en place quatre rondes de six heures par vingt-quatre heures. Un homme au côté arrière, face aux champs, en charge de cette façade et du flanc est. Un homme à l’avant, responsable du côté rue et du pignon ouest. La maison n’était pas longue, aucun angle ne resterait sans surveillance. Il était 14 h 35 et Mortembot, affaissant son gros corps sur la petite chaise en plastique, transpirait en écoutant les instructions. Consigné dans la maison jusqu’à nouvel ordre, volets fermés. Il n’était pas contre. S’il l’avait pu, il aurait prié qu’on l’enferme dans un caisson de ciment. On régla le code qui permettrait à Mortembot de s’assurer que c’était bien un flic qui frappait à sa porte, pour le ravitaillement et les informations. Le code serait modifié tous les jours. Interdiction, bien sûr, d’ouvrir au facteur, à un quelconque coursier envoyé par ses pépinières, à un ami désireux de nouvelles. Les brigadiers Blériot et Faucheur prendraient la première garde, jusqu’à 21 heures. Justin et Estalère relaieraient jusqu’à 3 heures du matin, Adamsberg et Veyrenc jusqu’à 9 heures, et Danglard et Émeri boucleraient à 15 heures. Adamsberg avait dû négocier, sous des prétextes fallacieux, pour que Danglard et Veyrenc ne tournent pas ensemble — les réconciliations brusquées lui semblant vaines et de mauvais goût. Le programme était établi pour trois jours.

— Mais après les trois jours ? demanda Mortembot, passant et repassant les doigts dans ses cheveux mouillés.

— On avisera, dit Émeri sans douceur. On ne va pas te couver pendant des semaines si on accroche le tueur.

— Mais vous ne l’accrocherez jamais, dit Mortembot, presque geignant. On n’accroche pas le Seigneur Hellequin.

— Parce que tu y crois ? Je pensais que toi et ton cousin étiez des incrédules.

— Jeannot oui. Moi, j’ai toujours pensé qu’il y avait une puissance dans la forêt d’Alance.

— Et tu lui avais dit, ça, à Jeannot ?

— Non non. Il estimait que c’était des inepties d’arriérés.

— Et si t’y crois, tu sais donc pourquoi Hellequin t’a choisi ? Tu sais pourquoi t’as peur de lui ?

— Non, non, je ne sais pas.

— Bien sûr.

— Peut-être parce que j’étais l’ami de Jeannot.

— Et que Jeannot a tué le jeune Têtard ?

— Oui, dit Mortembot en frottant ses yeux.

— Tu l’as aidé ?

— Non, non, parole de Dieu.

— Et ça ne te gêne pas de balancer ton cousin sitôt qu’il est mort ?

— Hellequin exige le regret.

— Ah, c’est pour cela. Pour que le Seigneur t’épargne. Dans ce cas, t’aurais tout intérêt à raconter ce qui s’est passé pour ta mère.

— Non, non. Je n’y ai pas touché. C’est ma mère.

— T’as seulement touché le pied de l’escabeau avec une corde. Tu ne vaux rien, Mortembot. Lève-toi, on va te boucler chez toi. Et puisque tu auras du temps pour penser, mets-toi en règle avec Hellequin, rédige tes confessions.

Adamsberg passa à l’auberge où il trouva Hellebaud installé sur son propre lit, dans le creux du matelas, et Veyrenc réveillé, douché, changé, attablé devant une portion de pâtes réchauffées qu’il mangeait directement dans la casserole.

— On prend le tour de garde tous les deux de 3 heures du matin à 9 heures. Ça ira ?

— Très bien, je me crois à nouveau normal. Voir un train te foncer dessus, c’est indescriptible. J’ai manqué flancher, j’ai manqué laisser Danglard sur les rails et sauter sur le quai.

— Tu seras décoré, dit Adamsberg avec un court sourire. De la médaille d’honneur de la police. Toute la médaille en argent.

— Même pas. Ou il faudrait tout dire et saborder Danglard. Je ne crois pas que le vieux s’en remettrait. L’albatros tombé au sol, l’intelligence déchue.

— Il rame déjà à terre, Louis. Il ne sait pas comment s’extirper de sa débâcle.

— Normal.

— Oui.

— Tu veux des pâtes ? Je ne mangerai pas tout, dit Veyrenc en tendant la casserole.

Adamsberg avalait les pâtes tièdes quand son portable sonna. Il l’ouvrit d’une main et lut le message de Retancourt. Enfin.

D’après Sv 1 à majordome, chev coupés jeudi nuit, cause choc deuil, 3 h du mat. Mais d’après fem chambre virée, déjà coupés jeudi retour soirée. Mais fem ch très vengeresse, témoin suspect. M’en vais. M’occupe voiture.

Adamsberg montra le texte à Veyrenc, le cœur un peu battant.

— Comprends pas, dit Veyrenc.

— Je t’explique.

— Moi aussi je t’explique, dit Veyrenc en baissant ses très longs cils. Ils sont en route.

Veyrenc s’interrompit et dessina le contour de l’Afrique sur une feuille de papier qui avait servi pour une liste de courses.

Tu l’as su quand ? écrivit Adamsberg sous les mots fromage, pain, briquet, graines pour pigeon.

— Message reçu il y a 1 h, écrivit Veyrenc.

De qui ?

— D’un ami dont ton fils a le n°.

— S’est passé quoi ?

— Sont tombés sur un flic à Grenade.

— Sont où ?

— À Casares, à quinze kilomètres d’Estapona.

— C’est où ?

— En face de l’Afrique.

— On sort, dit Adamsberg en se levant. Je n’ai plus faim.

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