XLV

Le capitaine Émeri écoutait Adamsberg et Veyrenc avec saisissement. Il n’avait jamais vu cette marque, il n’avait jamais entendu dire que les gosses Vendermot étaient les enfants de Valleray.

— Qu’il ait couché dans toutes les directions, ça, on le savait. Comme on savait que sa femme le détestait et a monté le jeune Denis contre lui.

— Comme on sait que, plus tard, sa femme ne s’est pas gênée non plus, dit Blériot.

— Ce n’est pas la peine de tout déballer, brigadier. La situation est assez pénible comme cela.

— Si, Émeri, dit Adamsberg, il faut tout déballer. Il y a ce crustacé, et cela, on ne peut pas l’effacer.

— Quel crustacé ? demanda Émeri.

— Le cloporte, expliqua Veyrenc. C’est un crustacé.

— Mais qu’est-ce que ça peut nous foutre ? s’emporta Émeri en se levant brusquement. Ne restez pas planté comme ça, Blériot, allez nous faire du café. Je te préviens. Adamsberg, et écoute-moi bien. Je me refuse à concevoir le moindre soupçon contre Denis de Valleray. Tu m’entends ? Je refuse.

— Parce que c’est le vicomte.

— Ne m’insulte pas. Tu oublies que la noblesse d’Empire n’avait rien à faire des aristocrates.

— Alors pourquoi ?

— Parce que ton histoire n’a pas de sens. L’histoire du type qui tue trois gars uniquement pour pouvoir se défaire des Vendermot.

— Ça se tient parfaitement.

— Non, ou il faudrait que Denis soit taré ou sanguinaire. Je le connais, il n’est ni l’un ni l’autre. Il est malin, opportuniste, ambitieux.

— Mondain, infatué, méprisant.

— Tout cela, oui. Mais également flemmard, prudent, peureux, sans esprit de décision. Tu fais fausse route. Denis n’aurait jamais l’énergie de tirer sur Herbier en pleine face, de trucider Glayeux à la hache, de lancer un carreau sur Mortembot. On cherche un cinglé téméraire, Adamsberg. Et les cinglés téméraires, tu sais très bien où ils habitent à Ordebec. Qui te dit que ce n’est pas le contraire ? Qui te dit que ce n’est pas Hippo qui a massacré les trois hommes, avant de se préparer à attaquer Denis de Valleray ?

Blériot posa un plateau sur la table, disposa les quatre tasses à la va-vite, d’une manière bâclée très différente de celle d’Estalère. Émeri se servit sans se rasseoir, fit passer le sucre à la ronde.

— Hein, qui te dit ? reprit-il.

— Je n’y avais pas pensé, reconnut Adamsberg. Ça peut coller.

— Ça colle très bien, même. Imagine qu’Hippo et Lina connaissent leur filiation, connaissent le testament. Possible, non ?

— Oui, dit Adamsberg en refusant fermement le sucre que lui tendait Émeri.

— Ton raisonnement s’applique alors parfaitement, mais dans l’autre sens. Ils ont tout intérêt à éliminer Denis.

Mais dès la lecture du testament, ils seront les premiers suspectés. Alors Lina invente une vision, en laissant la quatrième victime inconnue.

— D’accord, admit Adamsberg.

— Quatrième victime qui sera Denis de Valleray.

— Non ça ne va pas, Émeri. Ça ne mettrait pas les Vendermot à l’abri du soupçon, au contraire.

— Et pourquoi cela ?

— Parce qu’il faudrait croire que c’est l’Armée d’Hellequin qui a tué les quatre hommes. Donc on en reviendrait aux Vendermot.

— Merde, dit Émeri en reposant sa tasse. Alors trouve autre chose.

— D’abord vérifier si Denis de Valleray tire à l’arbalète, dit Veyrenc, qui avait gardé une petite pomme verte et la faisait rouler entre ses paumes.

— Tu as travaillé sur les clubs sportifs des environs ?

— Il y en a beaucoup, dit Émeri, découragé. Onze en tout pour la région, cinq dans le seul département.

— Il y a un club plus élégant que les autres, parmi ces onze ?

— La Compagnie de la Marche, à Quitteuil-sur-Touques. Il faut être parrainé par deux autres membres pour y entrer.

— Parfait. Demande-leur si Denis en fait partie.

— Et comment ? Ils ne me donneront jamais le renseignement. Ces cercles protègent leurs membres. Et je n’ai pas l’intention de leur dire que la gendarmerie ouvre une enquête sur le vicomte.

— Trop tôt en effet.

Émeri tourna dans la pièce, le buste raide, les mains dans le dos, le visage fermé.

— C’est bon, dit-il après un moment, sous le regard insistant d’Adamsberg. Je le ferai au bluff. Sortez tous les trois, j’ai horreur de mentir en public.

Le capitaine ouvrit la porte dix minutes plus tard et leur fit signe de revenir, d’un geste agressif.

— Je me suis fait passer pour un certain François de Rocheterre. J’ai expliqué que le vicomte de Valleray acceptait de me parrainer pour entrer dans la Compagnie. J’ai demandé s’il était nécessaire d’avoir deux parrains, ou si la seule recommandation du vicomte suffisait.

— Très bon, apprécia Blériot.

— Oubliez cela, brigadier. J’ai l’habitude de travailler droit, je n’aime pas ce genre de combine.

— Résultat ? demanda Adamsberg.

— Oui, soupira Émeri, Valleray appartient bien au club. Et c’est un bon tireur. Mais il n’a jamais accepté de participer aux concours de la Ligue de Normandie.

— Trop commun sans doute, dit Veyrenc.

— Sûrement. Mais nous avons un problème. Le secrétaire du club parlait trop. Non par plaisir de m’informer mais parce qu’il voulait me tester. Il était méfiant, j’en suis certain. Ce qui veut dire que la Compagnie de la Marche risque d’appeler Denis de Valleray pour savoir s’il est vrai qu’il connaît un certain François de Rocheterre. Si bien que Denis comprendra que quelqu’un, sous un faux nom, s’interroge sur lui.

— Et plus précisément sur ses capacités d’arbalétrier.

— Exactement. Denis n’est pas un génie, mais il saisira vite qu’on le soupçonne du meurtre de Mortembot. Soit les flics, soit un inconnu. Il va se tenir sur ses gardes.

— Ou finir très rapidement le travail. Supprimer Hippo et Lina.

— Ridicule, dit Émeri.

— Denis a tout à perdre, insista Adamsberg. Penses-y sérieusement. Le mieux serait de placer une surveillance devant le château.

— Hors de question. J’aurais le comte et le vicomte sur le dos, c’est-à-dire toute ma hiérarchie. Surveillance non motivée, soupçons diffamants, faute professionnelle.

— Exact, reconnut Veyrenc.

— Alors on surveille la maison des Vendermot. Mais c’est beaucoup moins sûr. Tu peux rappeler Faucheur ?

— Oui.

— Pas nécessaire avant qu’il fasse nuit noire. On commence à 10 heures du soir, on s’arrête à 6 heures du matin. Cela fait huit heures de guet, on peut s’en sortir.

— Très bien, admit Émeri, qui parut soudain fatigué. Où est passé Danglard ?

— Il était sonné par le contrecoup. Il est rentré.

— Si bien que vous n’êtes plus que deux.

— Ça suffira. Tu prends la garde de 22 heures à 2 heures, je te relaie ensuite avec Veyrenc. On a le temps de dîner au Sanglier avant.

— Non, on fait le contraire. Je prends la seconde garde avec Faucheur, de 2 heures à 6 heures. Crevé, je dormirai avant.

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