LIV

Lina n’était pas partie au travail, l’ordonnance de la maison Vendermot était bouleversée par l’annonce de l’arrestation du capitaine Émeri, représentant des forces de l’ordre. Un peu comme si l’église d’Ordebec s’était retournée sur son toit. Après lecture du rapport d’Adamsberg — que Veyrenc avait largement rédigé —, le commandant Bourlant s’était décidé à alerter le juge, qui avait ordonné la détention provisoire. Personne à Ordebec n’ignorait que Louis Nicolas Émeri était en cellule à Lisieux.

Mais surtout, le comte avait fait porter une lettre solennelle à la famille Vendermot, les informant de la véritable ascendance d’Hippolyte et de Lina. Il lui avait paru moins dégradant, avait-il expliqué à Adamsberg, que les enfants l’apprennent par lui avant, et non par la rumeur après, qui ferait vite et mal, comme toujours.

À son retour du château, Adamsberg les trouva errants dans leur salle à manger à presque midi, allant et venant sans ordre comme des boules de billard s’entrechoquant sur un tapis irrégulier, discutant debout, tournant autour de la grande table qui n’avait pas été débarrassée.

L’arrivée d’Adamsberg parut passer inaperçue. Martin donnait des petits coups de pilon au fond d’un mortier quasi vide tandis qu’Hippo, d’ordinaire maître de la maison, faisait le tour de la pièce en laissant traîner son index sur le mur, comme pour y dessiner une ligne invisible. Un jeu d’enfant, se dit Adamsberg. Hippo reconstruisait son existence, et il en aurait pour longtemps. Antonin surveillait anxieusement la marche rapide de son frère aîné, se déplaçant sans cesse pour éviter qu’il ne le percute au passage. Lina s’entêtait sur une des chaises, dont elle grattait de petites écailles de peinture avec son ongle, avec une telle intensité qu’on eût pu croire que de ce nouveau travail dépendait toute une vie. La mère seule ne bougeait pas, repliée sur son fauteuil. Toute sa posture, tête baissée, jambes maigres serrées, bras passés autour du corps, proclamait la honte qui l’écrasait et dont elle ne savait comment s’extraire. Tous étaient informés à présent qu’elle avait couché avec le comte, qu’elle avait trompé le père, et tout Ordebec allait commenter le fait à l’infini.

Sans saluer personne, car il ne pensait pas qu’ils étaient capables d’entendre, Adamsberg rejoignit d’abord la mère et déposa son bouquet de fleurs sur ses genoux. Ce qui, sembla-t-il, aggrava son malaise. Elle n’était pas digne qu’on lui offrît des fleurs. Adamsberg insista, prit ses mains l’une après l’autre et les posa sur les tiges. Il se tourna ensuite vers Martin.

— Tu accepterais de nous faire un café ?

Cette intervention, et le passage au tutoiement, parut recentrer l’attention de la famille. Martin posa son mortier et se dirigea vers la cuisinière en grattant ses cheveux. Adamsberg sortit lui-même les bols du buffet et les disposa sur la table sale, regroupant une partie de la vaisselle dans un coin. Un par un, il leur demanda de s’asseoir. Lina fut la dernière à accepter et, une fois en place, elle s’attaqua avec son ongle aux écaillures du pied de la chaise. Adamsberg ne se sentait aucun talent de psychologue et fut pris d’une brève envie de fuir. Il prit la cafetière des mains de Martin et remplit tous les bols, en apporta un à la mère qui refusa, les mains toujours crispées sur son bouquet. Il avait l’impression de n’avoir jamais tant bu de café qu’ici. Hippo repoussa également le bol et décapsula une bière.

— Votre mère avait peur pour vous, entama Adamsberg, et elle avait cent fois raison.

Il vit les regards se baisser. Tous penchaient la tête vers le sol, comme s’ils se recueillaient pour une messe.

— Si aucun de vous n’est foutu capable de prendre sa défense, qui va le faire ?

Martin tendit la main vers son mortier, puis se retint.

— Le comte l’a sauvée de la folie, hasarda Adamsberg. Aucun de vous ne peut se figurer l’enfer de sa vie. Valleray vous a tous protégés, vous lui devez cela. Il a empêché qu’Hippo ne prenne un coup de fusil, comme le chien. Vous lui devez cela aussi. Avec lui, elle vous a tous placés sous abri. Elle ne pouvait pas le faire seule. Elle a fait son travail de mère. C’est tout.

Adamsberg n’était pas certain de ce qu’il avançait, si la mère serait devenue folle ou non, si le père aurait tiré sur Hippolyte, mais l’heure n’était pas à une exposition détaillée.

— C’est le comte qui a tué le père ? demanda Hippo. Rupture du silence par le chef de famille, c’était un bon signe. Adamsberg respira, regrettant de ne pas avoir sous la main une cigarette de Zerk ou de Veyrenc.

— Non. Qui a tué le père, on ne le saura jamais. Herbier peut-être.

— Oui, intervint vivement Lina, c’est possible. Il y avait eu une scène violente la semaine d’avant. Herbier demandait de l’argent à mon père. Ça criait beaucoup.

— Bien sûr, dit Antonin en ouvrant enfin grand les yeux. Herbier devait savoir pour Hippo et Lina, il devait faire chanter Vendermot. Jamais mon père n’aurait supporté que toute la ville le sache.

— Dans ce cas, objecta Hippo, c’est le père qui aurait tué Herbier.

— Oui, dit Lina, et c’est pourquoi c’est sa hache. Le père a bien essayé de tuer Herbier, mais c’est l’autre qui a eu le dessus.

— De toute façon, confirma Martin, si Lina a vu Herbier dans l’Armée furieuse, c’est bien qu’il avait commis un crime. On savait pour Mortembot et Glayeux, on ne savait pas pour Herbier.

— C’est cela, conclut Hippo. Herbier a fendu la tête du père.

— C’est sûrement cela, approuva Adamsberg. Tout se boucle et, surtout, tout s’achève.

— Pourquoi dites-vous que ma mère avait raison d’avoir peur ? demanda Antonin. Ce n’est pas nous qu’Émeri a tués.

— Mais c’est vous qu’il allait tuer. C’était son objectif final : assassiner Hippo et Lina, et faire retomber la responsabilité sur un habitant quelconque d’Ordebec, rendu fou de peur par les morts de l’Armée furieuse.

— Comme en 1777.

— Exactement. Mais la mort du vicomte l’a retardé. C’est Émeri aussi qui l’a fait basculer par la fenêtre. Mais c’est fini, dit-il en se tournant vers la mère, dont le visage semblait se redresser, comme si, ses actes ayant été énoncés et même défendus, elle pouvait sortir un peu de sa stupeur. Le temps de la peur est fini, insista-t-il. Finie aussi la malédiction sur le clan Vendermot. La tuerie aura eu au moins cet effet : on saura qu’aucun de vous n’en était l’auteur, mais que vous en étiez les victimes.

— Si bien qu’on n’impressionnera plus personne, dit Hippo, avec un sourire déçu.

— Dommage peut-être, dit Adamsberg. Tu deviens un homme à cinq doigts.

— Heureusement que maman a gardé les bouts, soupira Antonin.

Adamsberg s’attarda encore une heure avant de prendre congé, jetant un ultime regard à Lina. Avant de sortir, il prit la mère par les épaules et lui demanda de l’accompagner jusqu’au chemin. Intimidée, la petite femme posa les fleurs et attrapa une bassine, expliquant qu’elle en profiterait pour rentrer le linge.

Le long de la corde tendue entre les pommiers, Adamsberg aidait la mère à décrocher le linge et à le plier dans la bassine. Il ne voyait aucune manière délicate d’aborder la question.

— Herbier aurait tué votre mari, dit-il à voix basse. Qu’est-ce que vous en pensez ?

— C’est bien, chuchota la petite femme.

— Mais c’est faux. C’est vous qui l’avez tué.

La mère lâcha sa pince à linge et attrapa la corde des deux mains.

— Nous sommes les deux seuls à le savoir, madame Vendermot. Le crime est prescrit et personne n’en parlera jamais. Vous n’avez pas eu le choix. C’était vous ou eux deux. Je veux dire, les deux enfants de Valleray. Il allait les tuer. Vous les avez sauvés de la seule manière possible.

— Comment vous l’avez su ?

— Parce qu’en réalité nous sommes trois à le savoir. Vous, moi, et le comte. Si l’affaire a pu être étouffée, c’est parce qu’il est intervenu. Il me l’a confirmé ce matin.

— Vendermot voulait tuer les petits. Il savait.

— Par qui ?

— Personne. Il avait été livrer des pièces de charpente au château et Valleray l’aidait à décharger. Le comte s’est pris dans une des griffes de la pelleteuse et sa chemise s’est déchirée tout du long. Vendermot a vu son dos. Il a vu la marque.

— Mais quelqu’un d’autre le sait, à moitié seulement. La femme tourna un visage effrayé vers Adamsberg.

— C’est Lina, reprit-il. Elle vous a vu le tuer quand elle était petite. C’est pourquoi elle a essuyé le manche. Ensuite, elle a voulu tout effacer, tout enfoncer dans l’oubli. C’est pour cela qu’elle a eu cette première crise, aussitôt après.

— Quelle crise ?

— Sa première vision de l’Armée furieuse. Elle y a vu Vendermot, saisi. C’était donc le Seigneur Hellequin qui devenait responsable du crime, et non plus vous. Elle a continué à entretenir cette idée folle.

— Exprès ?

— Non, pour se protéger. Mais il faudrait la débarrasser du cauchemar.

— On peut pas. C’est des choses plus fortes que nous.

— Vous le pouvez peut-être en lui disant la vérité.

— Jamais, dit la petite femme en s’accrochant de nouveau au fil à linge.

— Dans un repli de sa tête, Lina s’en doute déjà. Et si Lina s’en doute, ses frères aussi. Ça les aiderait de savoir que vous l’avez fait, et pourquoi.

— Jamais.

— À vous de choisir, madame Vendermot. D’imaginer. L’argile d’Antonin se solidifiera, Martin cessera d’avaler des bestioles, Lina sera délivrée. Pensez-y, c’est vous la mère.

— C’est surtout cette argile qui est embêtante, dit-t-elle faiblement.

Si faiblement qu’Adamsberg ne doutait pas qu’en cet instant un souffle de vent la ferait s’éparpiller comme les parachutes duveteux des pissenlits. Une petite femme fragile et désemparée qui avait fendu son mari en deux coups de hache. Le pissenlit est une fleur humble et très résistante.

— Cependant deux choses resteront toujours, reprit Adamsberg. Hippo continuera de parler à l’envers, et l’Armée d’Hellequin continuera de traverser Ordebec.

— Mais c’est certain, dit la mère plus fermement, ça n’a rien à voir.

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