LVI

Selon le même procédé, le comte de Valleray avait fait revenir l’ostéopathe au chevet de Léo au jour convenu. Le médecin officiait depuis vingt minutes dans la chambre, seulement accompagné du Dr Merlan qui ne voulait pas en perdre une miette, et du gardien René. Dans le couloir se répétait presque la même scène, les allées et venues de ceux qui attendaient, Adamsberg, Lina, l’infirmière, le comte assis, battant le lino du sol de sa canne, les gardiens de Fleury devant la porte. Même silence, même tension. Mais pour Adamsberg, l’anxiété avait changé de nature. Il ne s’agissait plus de sauver la vie de Léo, mais de savoir si le docteur lui rendrait l’usage de la parole. Parole qui dirait, ou non, le nom du tueur d’Ordebec. Sans ce témoignage, Adamsberg doutait que le juge poursuive l’inculpation du capitaine Émeri. Le magistrat n’allait pas jouer un tel coup sur six papiers de sucre, qui s’étaient en effet révélés vierges de toute empreinte. Ni sur son attaque au puits contre Hippolyte, qui ne prouvait en rien les autres meurtres.

Pour le comte, il s’agissait de savoir si sa vieille Léo retrouverait son animation perdue ou demeurerait immobilisée dans son silence béat. Quant au mariage, il n’en avait plus parlé. Après les chocs, les peurs et les scandales qui avaient secoué Ordebec, la bourgade elle-même semblait épuisée, ses pommiers plus ployés, ses vaches statufiées.

Une vague de pluie et de frais rendait la Normandie à son état ordinaire. Si bien que Lina, au lieu d’apparaître dans un de ses chemisiers fleuris à col très ouvert, avait passé un pull qui montait jusqu’au haut du cou. Adamsberg se concentrait sur ce problème quand le Dr Hellebaud sortit enfin de la chambre, satisfait et bondissant. Une table était dressée pour lui dans la salle des infirmiers, comme la dernière fois. On l’accompagna en silence, et le médecin se frotta longuement les mains avant de leur assurer que, dès demain, Léo parlerait comme à son habitude. Elle avait recouvré assez de résistance psychique pour affronter la situation, il avait donc pu libérer les crans de blocage. Merlan le regardait manger, une joue appuyée sur une main, un peu dans la pose d’un vieil amoureux.

— Il y a une chose, dit l’ostéopathe entre deux bouchées, que j’aimerais éclaircir. Qu’un homme se rue sur vous pour vous tuer choquerait n’importe qui. Qu’un ami le fasse aggraverait sérieusement le traumatisme. Mais quelque chose de bien plus puissant s’était déclenché chez Léo, au point qu’elle refusait absolument de voir ce fait en face. On pourrait observer ce phénomène si, par exemple, son propre fils l’avait attaquée. Certainement. Si bien que je ne comprends pas. Mais je maintiens que ce n’est pas une simple connaissance qui l’a agressée. C’est quelque chose de plus.

— En effet, dit Adamsberg, pensif. C’est un homme qu’elle ne voyait plus très souvent. Mais qu’elle avait bien connu, dans des circonstances singulières.

— Eh bien ? dit le médecin en le fixant, une lueur très attentive dans les yeux.

— Quand cet homme avait trois ans, Léo s’est jetée dans une mare gelée où il se noyait. Elle lui a sauvé la vie.

Le médecin hocha longuement la tête.

— Cela me suffit, dit-il.

— Quand pourrai-je la voir ?

— Dès maintenant. Mais pour l’interroger, demain matin. Qui lui a apporté ces livres impossibles ? Une histoire d’amour grotesque et un manuel d’hippiatrie. On n’a pas idée.

— J’ai bien aimé l’histoire d’amour, dit l’infirmière.

Adamsberg refit le chemin de Bonneval, le tour de la chapelle Saint-Antoine, la route du vieux puits de l’Oison, et arriva un peu fourbu pour dîner au Sanglier, qu’il soit bleu ou courant Zerk, revenu de son voyage sentimental en Italie, l’appela de Paris pendant le repas pour lui annoncer qu’Hellebaud avait décollé et était parti pour de bon. Une excellente nouvelle, mais Adamsberg sentit du désarroi dans la voix de son fils.

Dès 7 heures du matin, il avait installé son dernier petit déjeuner sous le pommier. Il ne voulait pas manquer l’heure du début des visites, il ne voulait pas que le commandant Bourlant le précède auprès de Léo. Avec la complicité du Dr Merlan et de l’infirmière, il avait obtenu qu’on lui ouvre la porte trente minutes avant l’heure publique. Réconcilié avec le sucre, il en jeta deux morceaux dans son café, puis referma soigneusement la boîte et remit l’élastique autour.

À 8 h 30, l’infirmière lui ouvrit discrètement la porte de l’hôpital. Léo l’attendait, assise dans un fauteuil et habillée. Le Dr Merlan avait autorisé sa sortie dès aujourd’hui. Il était convenu qu’à midi, le brigadier Blériot viendrait la chercher, avec Flem.

— Vous n’êtes pas là pour le seul plaisir de me voir, n’est-ce pas commissaire ? Je suis rosse, se reprit-elle aussitôt. C’est vous qui m’avez amenée à l’hôpital, c’est vous qui êtes resté près de moi, c’est vous qui avez l’ait venir ce médecin. Où exerce-t-il ?

— À Fleury.

— Merlan m’a dit que vous m’aviez même peignée. Vous êtes gentil.

Nous sommes gentils, se rappela Adamsberg en voyant défiler les visages des enfants Vendermot, deux blonds et deux bruns, et c’était presque vrai. Adamsberg avait ordonné au Dr Merlan de ne surtout pas parler de l’arrestation d’Émeri à Léone. Il voulait recueillir son témoignage sans influence.

— C’est vrai, Léo. Je veux savoir.

— Louis, murmura Léo. C’était mon petit Louis.

— Émeri ?

— Oui.

— Cela va aller, Léo ?

— Oui.

— Que s’est-il passé ? Avec le sucre ? Car c’est bien ce que vous m’avez dit, Léo : Eylau — du nom de la bataille. Flem, et sucre.

— Je ne m’en souviens pas. Quand était-ce ?

— Le surlendemain de votre agression.

— Non, cela ne me dit rien. Mais oui, il y avait bien ce problème de sucre. Dix jours avant, j’avais été à Saint-Antoine, et je n’avais rien remarqué.

— Donc avant la disparition d’Herbier.

— Oui. Et le jour où je vous ai rencontré, en attendant Flem, j’ai vu tous ces petits papiers blancs éparpillés par terre, devant le tronc. Je les ai cachés sous les feuilles, parce que cela ne faisait pas propre, j’en ai compté au moins six. J’y ai repensé le lendemain matin. Il n’y a jamais personne sur le chemin de Bonneval, vous savez ça. J’ai trouvé étrange que quelqu’un y traîne juste au moment de l’assassinat d’Herbier. Et je ne connais qu’un homme qui mange six morceaux de sucre de suite. Et qui ne froisse pas ses papiers. C’est Louis. Il a parfois de ces crises de manque, vous savez, des crises où il doit se remonter. Le lendemain, je me suis demandé si Louis était venu là, s’il avait cherché le corps dans la forêt, et dans ce cas, pourquoi il ne l’avait pas dit, et surtout pas trouvé. J’étais curieuse, je l’ai appelé. Vous n’auriez pas un cigare, commissaire ? Cela fait des jours que je n’ai pas fumé.

— J’ai une cigarette usagée.

— Ça fera l’affaire.

Adamsberg ouvrit la fenêtre en grand et donna la cigarette et du feu à Léo.

— Merci, dit Léo en soufflant la fumée. Louis m’a répondu qu’il arrivait. Dès qu’il est entré, il s’est jeté sur moi. Je ne sais pas, je ne comprends pas.

— Il est le tueur d’Ordebec, Léo.

— D’Herbier ?

— D’Herbier et d’autres.

Léone tira une longue bouffée sur sa cigarette, qui trembla un peu.

— Louis ? Mon petit Louis ?

— Oui. On a tout le temps d’en parler ce soir, si vous me gardez à dîner. C’est moi qui préparerai le repas.

— Ce serait bien d’avoir de la soupe, avec beaucoup de poivre. Il n’y a pas de poivre ici.

— Je m’en charge. Mais dites-moi : pourquoi l’avez-vous appelé « Eylau » ? Et non pas Louis ?

— C’était son petit nom quand il était mioche, dit Léo avec ce regard changeant qui accompagne les surgissements du passé. C’est venu d’une boutade de son père qui lui avait offert un tambour, mais une boutade sûrement destinée à le former à l’armée. C’est resté jusqu’à ses cinq ans : le petit tambour d’Eylau, le petit Eylau. Je l’ai appelé comme ça ?

À la même heure, l’affaire Clermont-Brasseur explosait dans les médias, provoquant de sérieux remous. On se demandait avec avidité si les frères avaient été protégés après le crime. Mais sans s’étendre sur la question. Sans non plus s’attarder sur l’arrestation du jeune Mohamed. Toute cette agitation ne durerait pas longtemps. D’ici quelques jours, l’affaire serait minimisée puis passée aux oubliettes, tel Hippo ayant manqué tomber dans le puits de l’Oison.

À la fois choqué, désabusé et distrait, Adamsberg écoutait les nouvelles sur le petit poste de radio poussiéreux de Léo. Il avait fait les courses, il avait mouliné une soupe aux légumes, préparé un dîner léger adapté à un retour d’hospitalisation. Bien qu’il pensât que Léo eût préféré un repas autrement solide, voire gras. S’il ne se trompait pas, la soirée se terminerait au calva et au cigare. Adamsberg s’éloigna de la radio et alluma un feu pour son retour. La canicule s’était achevée avec le parcours du tueur, Ordebec éprouvée revenait à ses températures frissonnantes.

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