XXII

Adamsberg attendait devant le bureau des avocats — cabinet Deschamps et Poulain — dans une ruelle haute d’Ordebec. Il semblait que, où qu’on soit sur les sommets de la petite ville, on voie des vaches statufiées à l’ombre des pommiers. Lina allait sortir pour le rejoindre d’un instant à l’autre, il n’aurait pas le temps d’en voir bouger une. Peut-être était-il plus rentable, de ce point de vue, d’en observer une seule plutôt que de balayer tout le champ.

Il n’avait pas voulu brusquer les choses en convoquant Lina Vendermot à la gendarmerie, il l’avait donc invitée au Sanglier bleu, où l’on pouvait parler discrètement sous les poutres basses. Au téléphone, la voix était chaleureuse, sans crainte ni gêne. En fixant une vache, Adamsberg essayait de chasser son désir de voir la poitrine de Lina, depuis que le brigadier Blériot en avait fait un tel éloge spontané. De chasser aussi l’idée, si sa sexualité était aussi libre que l’annonçait Émeri, de pouvoir facilement coucher avec elle. Cette équipe d’Ordebec strictement composée d’hommes avait pour lui un aspect un peu désolant. Mais personne n’apprécierait qu’il couche avec une femme placée en tête de la liste noire des suspects. Son téléphone numéro 2 afficha un message et il se tourna côté ombre pour le déchiffrer. Retancourt, enfin. L’idée de Retancourt en plongée solitaire dans l’abysse des Clermont-Brasseur l’avait beaucoup tracassé la veille au soir, avant qu’il ne s’endorme dans le creux du matelas de laine. Il y avait tellement de squales dans ces fonds marins. Retancourt avait fait de la plongée il fut un temps, et elle avait touché sans s’émouvoir la peau râpeuse de quelques-uns d’entre eux. Mais les squales-hommes étaient autrement plus sérieux que les squales-poissons, dont le nom simple — les requins — lui échappait présentement. Soirée crime : Sauveur 1 + Sv 2 + père présents à soirée de gala de la FIA, Fédération Ind. Aciers. Beaucoup bu, s’informer. C’est Sv 2 qui conduisait Mercedes et a tel flics. Sv 1 rentré seul avant avec sa propre voiture. Informé plus tard. Pas de pressing pour costumes Sv 1 et Sv 2. Examinés : impeccables, pas odeur essence. Un costume Sauveur 1 nettoyé mais n’est pas celui soirée. Photos jointes costumes portés soirée + photos des deux frères. Antipathiques avec le personnel.

Adamsberg afficha les photos d’un costume bleu à fines rayures, porté par Christian Sauveur 1, et de la veste portée par Christophe Sauveur 2, affectant le style marin d’un propriétaire de yacht. Qu’il était sans doute, accessoirement. Il arrive que les squales possèdent des yachts pour s’y reposer après leurs longues balades en mer, après avoir gobé un ou deux calmars. Suivaient une vue de trois quarts de Christian, très élégant, portant cette fois les cheveux courts, et une de son frère, épais et sans grâce.

Me Deschamps sortit de son bureau avant sa collaboratrice et regarda avec attention à droite et à gauche avant de traverser la toute petite rue et de se diriger droit vers Adamsberg d’un pas pressé et maniéré, conforme à la voix qu’il avait entendue ce matin au téléphone.

— Commissaire Adamsberg, dit Deschamps en lui serrant la main, vous venez donc nous aider. Cela me rassure, oui, beaucoup. Je suis inquiet pour Caroline, beaucoup.

— Caroline ?

— Lina, si vous préférez. Au bureau, c’est Caroline.

— Et Lina, demanda Adamsberg, elle est inquiète ?

— Si oui, elle ne veut pas le montrer. Bien sûr, toute l’histoire ne la met pas à l’aise, mais je ne crois pas qu’elle mesure les conséquences que tout cela peut avoir pour elle et sa famille. La mise au ban de la ville, la vengeance, ou Dieu sait quoi. C’est très souciant, beaucoup. Il paraît que vous avez réussi le miracle de faire parler Leone hier.

— Oui.

— Cela vous ennuie de me confier ce qu’elle a dit ?

— Non, maître. « Hello », « Flem », et « Sucre ».

— Cela vous avance à quelque chose ?

— À rien.

Il sembla à Adamsberg que le petit Deschamps était soulagé, peut-être parce que Léo n’avait pas prononcé le nom de Lina.

— Vous pensez qu’elle parlera à nouveau ?

— Le médecin l’a condamnée. C’est Lina ? demanda Adamsberg en voyant s’ouvrir la porte du cabinet.

— Oui. Ne la bousculez pas, je vous en prie. C’est la vie dure, vous savez, un salaire et demi pour cinq bouches à nourrir, et la petite pension de la mère. Ils tirent le diable par la queue, beaucoup. Pardon, reprit-il aussitôt, ce n’est pas ce que j’ai voulu dire. N’allez pas y chercher une quelconque insinuation, ajouta l’avocat avant de le quitter prestement, un peu comme s’il était en fuite.

Adamsberg serra la main de Lina.

— Merci d’avoir accepté de me voir, dit-il professionnellement.

Lina n’était pas une créature parfaite, loin de là. Elle avait le buste trop gros pour des jambes trop fines, un peu de ventre, le dos plutôt rond, les dents légèrement en avant. Mais oui, le brigadier avait raison, on avait envie de dévorer sa poitrine, et le reste avec, sa peau tendue, ses bras ronds, son visage clair un peu large, rougi sur ses pommettes hautes, très normand, le tout couvert de taches de rousseur qui la décoraient de petits points dorés.

— Je ne connais pas le Sanglier bleu, disait Lina.

— C’est en face du marché aux fleurs, à deux pas d’ici. Ce n’est pas très cher et c’est délicieux.

— En face du marché, c’est le Sanglier courant.

— C’est cela, courant.

— Mais pas bleu.

— Non, pas bleu.

En l’accompagnant à travers les ruelles, Adamsberg prit conscience que son envie de la manger primait sur celle de coucher avec elle. Cette femme lui ouvrait démesurément l’appétit, lui rappelant brusquement cette énorme part de kouglof qu’il avait avalée enfant, élastique et tiède, avec du miel, chez une tante en Alsace. Il choisit une table près d’une fenêtre, se demandant comment il allait pouvoir mener un interrogatoire correct avec une tranche tiède de kouglof au miel, exacte couleur de la chevelure de Lina, qui s’achevait en grandes boucles sur ses épaules. Épaules que le commissaire ne voyait pas bien, car Lina portait un long châle de soie bleue, étrange idée en plein été. Adamsberg n’avait pas préparé sa première phrase, préférant attendre de la voir pour improviser. Et à présent que Lina brillait de tout son duvet blond face à lui, il n’arrivait plus à l’associer au spectre noir de l’Armée furieuse, à celle qui voit l’épouvante et la transmet. Ce qu’elle était. Ils passèrent leur commande puis tous deux attendirent un moment en silence, mangeant du pain du bout des doigts. Adamsberg lui jeta un coup d’œil. Son visage était toujours clair et attentif, mais elle ne faisait pas d’effort pour l’aider. Il était flic, elle avait déclenché un orage dans Ordebec, il la soupçonnait, elle savait qu’on la pensait folle, telles étaient les données simples de la situation. Il se déplaça de côté, détournant son regard vers le bar en bois.

— C’est possible qu’il pleuve, dit-il finalement.

— Oui, ça se charge à l’ouest. Ça tombera peut-être dans la nuit.

— Ou ce soir. Tout est parti de vous, mademoiselle Vendermot.

— Dites Lina.

— Tout est parti de vous, Lina. Je ne parle pas de la pluie, mais de la tempête qui rôde sur Ordebec. Et cette tempête, personne ne sait encore où elle va s’arrêter, combien elle va faire de victimes, ni si elle ne va pas tourner et revenir sur vous.

— Rien n’est parti de moi, dit Lina en tirant sur son châle. Tout est venu de la Mesnie Hellequin. Elle est passée et je l’ai vue. Que voulez-vous que j’y fasse ? Il y avait quatre saisis, il y aura quatre morts.

— Mais c’est vous qui en avez parlé.

— Celui qui voit l’Armée est obligé de le dire, il y est obligé. Vous ne pouvez pas comprendre. D’où êtes-vous ?

— Du Béarn.

— Alors vraiment non, vous ne pouvez pas. C’est une Armée des plaines du Nord. Ceux qui ont été vus peuvent tenter de se protéger.

— Les saisis ?

— Oui. C’est pour cela qu’on doit parler. C’est rarement arrivé qu’un saisi puisse se libérer mais cela s’est produit. Glayeux et Mortembot ne méritent pas de vivre, mais ils ont encore une chance de s’en tirer. Cette chance, ils y ont droit.

— Vous avez une raison personnelle de les détester ?

Lina attendit qu’on eût apporté leurs plats avant de répondre. Elle avait faim de manière apparente, ou bien envie de manger, et posait sur la nourriture un regard très passionné. Cela sembla logique à Adamsberg qu’une femme aussi dévorable soit douée d’un appétit sincère.

— Personnelle, non, dit-elle en s’occupant aussitôt de son assiette. On sait que ce sont tous les deux des tueurs. On tâche de ne pas les fréquenter et cela ne m’a pas étonnée de les voir dans la main de la Mesnie.

— Comme Herbier ?

— Herbier était un être abominable. Il fallait toujours qu’il tire dans quelque chose. Mais il était détraqué. Glayeux et Mortembot ne sont pas détraqués, ils tuent si c’est avantageux. Pires qu’Herbier sans doute.

Adamsberg s’obligea à manger plus rapidement qu’à son habitude pour suivre le rythme de la jeune femme. Il ne souhaitait pas se retrouver face à elle avec son assiette à moitié pleine.

— Mais pour voir l’Armée furieuse, on dit qu’il faut être également détraqué. Ou mentir.

— Vous pouvez penser cela. Je la vois et je n’y peux rien. Je la vois sur le chemin, je suis sur ce chemin, alors que ma chambre est à trois kilomètres.

Lina roulait maintenant du bout de sa fourchette des morceaux de pommes de terre dans une sauce à la crème, en y mettant une énergie et une tension surprenantes. Une avidité presque gênante.

— On peut aussi dire qu’il s’agit d’une vision, reprit Adamsberg. Une vision dans laquelle vous mettez en scène des personnes que vous haïssez. Herbier, Glayeux, Mortembot.

— J’ai vu des médecins, vous savez, dit Lina en savourant intensément sa bouchée. L’hôpital de Lisieux m’a fait passer une batterie d’examens physiologiques et psychiatriques pendant deux ans. Le phénomène les intéressait, à cause de sainte Thérèse bien sûr. Vous cherchez une explication rassurante, mais moi aussi je l’ai cherchée. Et il n’y en a pas. Ils n’ont pas trouvé de manque de lithium ou d’autres substances qui vous font voir la Vierge ici ou là et entendre des voix. Ils m’ont estimée équilibrée, stable, et même très raisonnable. Et ils m’ont laissée à mon sort sans rien conclure.

— Et que faudrait-il conclure, Lina ? Que l’Armée furieuse existe, qu’elle passe réellement sur le chemin de Bonneval et que vous la voyez en vérité ?

— Je ne peux pas assurer qu’elle existe, commissaire. Mais je suis sûre que je la vois. Aussi loin qu’on sache, il a toujours existé quelqu’un qui voit passer l’Armée à Ordebec. Peut-être y a-t-il par là-bas un vieux nuage, une fumée, un désordre, un souvenir en suspension. Peut-être que je le traverse comme on passe à travers de la buée.

— Et comment est-il, ce Seigneur Hellequin ?

— Très beau, répliqua rapidement Lina. Un visage grave et splendide, des cheveux blonds et sales qui tombent jusqu’aux épaules sur son armure. Mais terrifiant. Enfin, ajouta-t-elle beaucoup plus bas en hésitant, c’est parce que sa peau n’est pas normale.

Lina interrompit sa phrase et termina hâtivement son assiette avec une grande avance sur Adamsberg. Puis elle s’adossa à sa chaise, rendue plus étincelante et détendue par cette réplétion.

— C’était bon ? demanda Adamsberg.

— Formidable, dit-elle avec candeur. Je n’étais jamais venue ici. On n’a pas les moyens.

— On va prendre du fromage et des desserts, ajouta Adamsberg, souhaitant que la jeune femme atteigne une détente complète.

— Finissez d’abord, dit-elle gentiment. Vous ne mangez pas vite, vous. On dit que les policiers doivent tout faire à la hâte.

— Je ne sais rien faire à la hâte. Même quand je cours, je vais lentement.

— La preuve, coupa Lina, c’est que la première fois que j’ai vu passer l’Armée, personne ne m’en avait jamais parlé.

— Mais on dit qu’à Ordebec, tout le monde la connaît sans même en être instruit. Il paraît qu’on l’apprend en naissant, à la première respiration, à la première gorgée de lait.

— Pas chez mes parents. Ils ont toujours vécu assez isolés. On a dû déjà vous dire que mon père n’était pas fréquentable.

— Oui.

— Et c’est vrai. Quand j’ai raconté à ma mère ce que j’avais vu — et je pleurais beaucoup à l’époque, je criais —, elle a cru que j’avais été malade, victime d’une sorte d’« affection des nerfs », comme on disait encore de son temps. Elle n’avait jamais entendu parler de la Mesnie Hellequin, pas plus que mon père. D’ailleurs, il rentrait souvent tard de ses chasses en prenant par le chemin de Bonneval. Or tous ceux qui connaissent l’histoire ne passent jamais par le chemin à la nuit tombée. Même ceux qui n’y croient pas l’évitent.

— Quand était-ce, cette première fois ?

— Quand j’avais onze ans. C’est arrivé juste deux jours après qu’une hache fende le crâne de mon père en deux. Je prendrai une île flottante, dit-elle à la serveuse, avec beaucoup d’amandes émincées.

— Une hache ? dit Adamsberg, un peu hébété. C’est comme cela que votre père est mort ?

— Fendu comme un porc, exactement, dit Lina qui imita calmement l’action, abattant le tranchant de sa main sur la table. Un coup dans le crâne, et un coup dans le sternum.

Adamsberg observa cette absence d’émotion, et envisagea que son kouglof au miel puisse être dépourvu de moelleux.

— Ensuite, j’ai fait des cauchemars longtemps, le médecin me donnait des calmants. Pas à cause de mon père coupé en deux, mais parce que l’idée de revoir les cavaliers me terrifiait. Vous comprenez, ils sont pourris, comme le visage du Seigneur Hellequin. Abîmés, ajouta-t-elle avec un léger frisson. Les hommes et les bêtes n’ont pas tous leurs membres, ils font un bruit épouvantable, mais les cris des vivants qu’ils entraînent avec eux sont pires encore. Par chance, rien ne s’est produit ensuite pendant huit ans et je me suis crue libérée, simplement atteinte dans mon enfance par cette « affection des nerfs ». Mais à dix-neuf ans, je l’ai revue. Vous voyez, commissaire, ce n’est pas une histoire amusante, ce n’est pas une histoire que j’inventerais pour m’en vanter. C’est une fatalité affreuse et j’ai voulu me tuer deux fois. Puis un psychiatre de Caen a réussi à me faire vivre malgré tout, avec l’Armée. Elle me gêne, elle m’encombre, mais elle ne m’empêche plus d’aller et venir. Vous pensez que je peux demander quelques amandes en plus ?

— Bien sûr, dit Adamsberg en levant la main vers la serveuse.

— Ça ne va pas coûter trop cher ?

— La police paiera.

Lina rit en agitant sa cuiller.

— Pour une fois que la police paie les amendes, dit-elle.

Adamsberg la regarda sans comprendre.

— Les amendes, expliqua Lina. Les amandes qu’on mange, les amendes qu’on paie. C’était un jeu de mots. Une plaisanterie.

— Ah bien sûr, dit Adamsberg en souriant. Pardonnez-moi, je n’ai pas l’esprit vif. Ça vous ennuie de continuer à me parler de votre père ? On a su qui l’avait tué ?

— Jamais.

— On a soupçonné quelqu’un ?

— Bien sûr.

— Qui ?

— Moi, dit Lina en retrouvant son sourire. Quand j’ai entendu hurler, j’ai couru à l’étage, je l’ai trouvé tout ensanglanté dans sa chambre. Mon frère Hippo, qui n’avait que huit ans, m’a vue avec la hache et il l’a dit aux gendarmes. Il ne pensait pas mal faire, il répondait aux questions.

— Comment cela, avec la hache ?

— Je l’avais ramassée. Les gendarmes ont pensé que j’avais essuyé le manche, parce qu’ils n’ont pas trouvé d’empreintes, sauf les miennes. Finalement, et grâce à l’aide de Léo et du comte, ils m’ont laissée en paix. La fenêtre de la chambre était ouverte, c’était très facile pour le meurtrier de s’enfuir par là. Personne n’aimait mon père, pas plus qu’on n’aimait Herbier. À chaque fois qu’il avait une crise de violence, les gens disaient que c’était la balle qui se retournait dans sa tête. Quand j’étais enfant, je ne comprenais pas.

— Moi non plus. Qu’est-ce qui tournait ?

— La balle. Ma mère assure qu’avant la guerre d’Algérie, quand elle l’a épousé, c’était plus ou moins un brave type. Après, il a reçu cette balle qu’on n’a pas pu lui retirer de la tête. Il a été déclaré inapte pour le terrain, il a été versé dans un peloton de renseignements. Tortionnaire, quoi. Je vous laisse un moment, je vais fumer dehors.

Adamsberg la rejoignit et sortit de sa poche une cigarette à moitié écrasée. Il voyait de tout près ses cheveux au miel de kouglof, très épais pour une femme de Normandie. Et les taches de rousseur sur ses épaules, quand son châle glissa, qu’elle rabattit rapidement.

— Il vous frappait ?

— Et le vôtre, il vous frappait ?

— Non. Il était cordonnier.

— Ça n’a rien à voir.

— Non.

— Il ne m’a jamais touchée. Mais avec mes frères, il a fait de la bouillie. Quand Antonin était bébé, il l’a attrapé par le pied et il l’a jeté dans l’escalier. Comme ça. Quatorze fractures. Il est resté emmailloté dans des plâtres pendant un an. Martin, lui, il ne mangeait pas. Alors il vidait discrètement sa nourriture dans le creux du pied métallique de la table. Un jour, mon père s’en est aperçu, il lui a fait vider le pied de table avec un hameçon, et il lui a tout fait bouffer. C’était pourri bien sûr. Des choses comme ça.

— Et l’aîné ? Hippo ?

— Pire.

Lina écrasa sa cigarette au sol et poussa proprement le mégot dans le caniveau. Adamsberg sortit le portable — le second, le clandestin — qui vibrait dans sa poche. Te rejoins dans la soirée, donne ton adresse. LVB.

Veyrenc. Veyrenc qui allait venir lui manger son kouglof sous le nez, qui allait emporter le morceau, avec son visage tendre et sa lèvre de fille.

Inutile, tout va bien, répondit Adamsberg.

Tout ne va pas bien. Donne adresse.

— Coup de fil suffit pas ?

— Donne adresse, merde.

Adamsberg revint à la table et tapa l’adresse de la maison de Léo à contrecœur, l’humeur un instant obscurcie. Des nuages qui s’accumulent à l’ouest, il pleuvrait ce soir.

— Il y a des soucis ?

— Un collègue qui arrive, répondit Adamsberg en rempochant l’appareil.

— Alors on allait tout le temps chez Léo, enchaîna Lina sans logique. C’est elle qui nous a éduqués, elle et le comte. Ils disent que Léo ne va pas s’en sortir, que la machine est cassée. Il paraît que c’est vous qui l’avez trouvée. Et qu’elle vous a un peu parlé.

— Une minute, dit Adamsberg en étendant le bras.

Il tira un stylo de sa poche et écrivit « machine » sur sa serviette en papier. Un mot qu’avait déjà prononcé le médecin à nom de poisson. Un mot qui venait d’apporter une nuée devant ses yeux, et peut-être une idée dans la nuée, mais il ne savait pas laquelle. Il rangea la serviette et leva à nouveau les yeux vers Lina, les yeux voilés d’un type qui vient tout juste de se lever.

— Vous aviez vu votre père, dans l’Armée ? Quand vous aviez onze ans ?

— Il y avait un « saisi », oui, un homme. Mais il y avait du feu et beaucoup de fumée, il crispait ses mains sur son visage en hurlant. Je ne suis pas sûre que c’était lui. Mais je suppose que oui. J’ai reconnu ses chaussures en tout cas.

— Et la seconde fois, il y avait un « saisi » ?

— Il y avait une vieille femme. On la connaissait bien, elle lançait des cailloux la nuit sur les volets des maisons. Elle marmonnait des imprécations, elle était ce genre de femme à effrayer tous les gosses du coin.

— Accusée de meurtre ?

— Je n’en sais rien, je ne crois pas. Son mari peut-être, qui est décédé assez tôt.

— Elle est morte ?

— Neuf jours après l’apparition de l’Armée, paisiblement, dans son lit. Ensuite, la Mesnie n’est plus passée, jusqu’à ce que je la revoie il y a un mois.

— Et le quatrième saisi ? Vous ne l’avez pas reconnu ? Homme, femme ?

— Homme, mais je ne suis pas sûre. Car un cheval lui était tombé dessus et ses cheveux brûlaient, vous comprenez. Je n’ai pas pu bien distinguer.

Elle posa la main sur son ventre bien rond, comme pour apprécier des doigts le repas qu’elle avait avalé si vite.

Il était 4 h 30 quand Adamsberg rejoignit à pied l’auberge de Léo, le corps un peu engourdi d’avoir lutté contre ses désirs. De temps en temps, il sortait la serviette en papier, observait le mot « machine », et le rempochait. Cela ne lui disait absolument rien. S’il y avait une idée là-dedans, elle devait être engloutie très profondément, coincée sous un rocher marin, masquée par des bouquets d’algues. Un jour ou l’autre, elle se décrocherait, remonterait à la surface en vacillant. Adamsberg ne connaissait pas d’autre moyen de réfléchir. Attendre, jeter son filet à la surface des eaux, regarder dedans.

Dans l’auberge, Danglard, manches relevées, était en train de cuisiner en discourant, sous le regard attentif de Zerk.

— C’est très rare, disait Danglard, que le petit doigt de pied soit réussi. Il est généralement contrefait, tordu, recroquevillé, sans parler de l’ongle, qui est très amoindri. À présent que ça a doré sur une face, tu peux retourner les morceaux.

Adamsberg s’appuya au chambranle de la porte et regarda son fils exécuter les consignes du commandant.

— C’est les chaussures qui font cela ? demandait Zerk.

— C’est l’évolution. L’homme marche moins, le dernier doigt s’atrophie, il est en voie de disparition. Un jour, dans quelques centaines de milliers d’années, il n’en restera qu’un fragment d’ongle attaché au côté de notre pied. Comme chez le cheval. Les chaussures n’arrangent rien, bien sûr.

— C’est la même chose que nos dents de sagesse. Elles n’ont plus de place pour pousser.

— C’est cela. Le petit doigt est un peu la dent de sagesse du pied, si tu veux.

— Ou la dent de sagesse est le petit doigt de la bouche.

— Oui mais dit comme cela, on comprend moins bien. Adamsberg entra, se servit une tasse de calé.

— Comment était-ce ? demanda Danglard.

— Elle m’a irradié.

— Des ondes néfastes ?

— Non, dorées. Elle est un peu trop grosse, elle a les dents en avant, mais elle m’a irradié.

— Dangereux, commenta Danglard d’une voix désapprobatrice.

— Je ne pense pas vous avoir jamais parlé de ce kouglof au miel que j’ai mangé enfant chez une tante. Mais c’est cela, en un mètre soixante-cinq de hauteur.

— Souvenez-vous que cette Vendermot est une cinglée morbide.

— C’est possible. Elle ne le paraît pas. Elle est à la fois assurée et infantile, bavarde et prudente.

— Et si cela se trouve, ses doigts de pied sont laids.

— Amoindris, compléta Zerk.

— Cela m’est égal.

— Si c’est à ce point, maugréa Danglard, vous n’êtes plus fait pour l’enquête. Je vous laisse le dîner et je prends le relais.

— Non, je vais visiter ses frères à 7 heures. Veyrenc arrive ce soir, commandant.

Danglard prit le temps de verser un demi-verre d’eau sur les morceaux de poulet, de couvrir et de baisser le gaz.

— Tu laisses mijoter une heure comme cela, dit-il à Zerk avant de se retourner vers Adamsberg. On n’a pas besoin de Veyrenc, pourquoi lui avez-vous demandé de venir ?

— Il s’est invité tout seul et sans raison. À votre avis, Danglard, pourquoi une femme mettrait un châle sur ses épaules par un temps pareil ?

— En cas de pluie, dit Zerk. Il y a des nuages à l’ouest.

— Pour dissimuler une malfaçon, contra Danglard. Une pustule ou un signe du diable.

— Cela m’est égal, répéta Adamsberg.

— Ceux qui voient l’Armée furieuse, commissaire, ne sont pas des êtres bénéfiques et solaires. Ce sont des âmes sombres et néfastes. Irradié ou pas, ne l’oubliez pas.

Adamsberg ne répondit pas, et sortit à nouveau sa serviette en papier.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Danglard.

— C’est un mot qui ne me dit rien. Machine.

— Qui l’a écrit ?

— Mais moi, Danglard.

Zerk hocha la tête, comme s’il comprenait parfaitement.

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