LI

— Pas pu faire de courses, toutes les boutiques étaient fermées, dit Veyrenc en vidant un sac de provisions sur la table. Il a fallu piller l’armoire de Froissy, il faudra lui remplacer cela en vitesse.

Retancourt s’était calée dos à la cheminée éteinte, sa tête blonde dépassant largement le manteau de pierre. Adamsberg se demanda où il allait la faire dormir dans cette maison, où les lits étaient tous anciens, c’est-à-dire bien trop courts pour ses dimensions corporelles. Elle regardait Veyrenc et Adamsberg préparer les sandwiches au pâté de lièvre aux pleurotes, une expression assez joviale sur le visage. On ne savait jamais pourquoi Retancourt prenait selon les jours une mine âpre ou aimable, on ne demandait pas. Même souriante, l’allure de la grosse femme avait toujours quelque chose de rugueux et de légèrement impressionnant, qui dissuadait de faire des confidences ou de poser des questions légères. Pas plus qu’on aurait donné une tape amicale — irrespectueuse au fond — sur le tronc d’un séquoia millénaire. Quelle que fût sa mine, Retancourt forçait la déférence, parfois la dévotion.

Après le repas sommaire — mais le pâté de Froissy était indiscutablement succulent —, Adamsberg leur dessina un plan des lieux. Depuis l’auberge de Léo, prendre le sentier vers le sud-est, puis couper à travers champs, obliquer par le chemin de terre de la Bessonnière et atteindre le vieux puits.

— Une petite trotte de six kilomètres. Je n’ai pas trouvé mieux que ce vieux puits. Le puits de l’Oison. Je l’avais remarqué en longeant la Touques.

— C’est quoi, la Touques ? s’informa Retancourt, toujours précise.

— La rivière d’ici. Le puits est sur la commune voisine, à l’abandon depuis quarante ans, profond d’une douzaine de mètres. C’est facile et tentant de basculer un homme là-dedans.

— Si l’homme se penche assez sur la margelle, dit Veyrenc.

— Ce sur quoi je compte. Car le tueur a déjà effectué cette manœuvre en basculant le corps de Denis par la fenêtre. Il sait y faire.

— Si bien que Denis ne s’est pas suicidé, constata Veyrenc.

— On l’a tué. Il est la quatrième victime.

— Et non la dernière.

— Exact.

Adamsberg posa son crayon et exposa ses derniers raisonnements — si tant est que ce fût le mot. Retancourt fronça le nez à plusieurs reprises, comme toujours incommodée par la façon dont le commissaire s’y prenait pour arriver au but. Mais ce but, il l’avait atteint, elle devait l’admettre.

— Ce qui explique, évidemment, qu’il n’ait pas laissé la moindre trace, dit Veyrenc, que ces nouveaux éléments rendaient méditatif.

Retancourt, elle, revenait aux éléments pragmatiques de l’action.

— Elle est large ? La margelle ?

— Non, trente centimètres à peu près. Et surtout, elle est basse.

— Ça peut coller, approuva Retancourt. Et le diamètre du puits ?

— Suffisant.

— Comment opère-t-on ?

— À vingt-cinq mètres de là, il y a un ancien bâtiment de ferme. Un hangar fermé par deux grandes portes de bois délabrées. On se tiendra là, on ne peut pas planquer plus près. Attention, Hippo est un type solide. Il y a un gros risque.

— C’est dangereux, dit Veyrenc. On met une vie en jeu.

— On n’a pas le choix, il n’y a pas de preuve, sauf quelques malheureux papiers de sucre, hors contexte.

— Tu les as conservés ?

— Dans un des tonneaux de la cave.

— Tu auras peut-être des empreintes dessus. Il n’y a pas eu de pluie pendant des semaines.

— Mais ce ne sera pas une preuve. S’asseoir sur un tronc d’arbre et bouffer du sucre n’a rien de criminel.

— On a les paroles de Léo.

— Paroles d’une vieille femme en état de choc. Et que je suis seul à avoir entendues.

— Avec Danglard.

— Qui n’était pas attentif.

— Ça ne tiendra jamais, confirma Retancourt. Pas d’autre solution que le flag.

— Dangereux, répéta Veyrenc.

— C’est pour cela que Retancourt est ici, Louis. Elle foncera plus vite et plus sûrement. Elle peut rattraper le gars s’il commence à faire le plongeon. C’est elle qui aura la corde, en cas de besoin.

Veyrenc alluma une cigarette, secouant la tête sans marquer de dépit. Qu’on place la puissance de Retancourt plus haut que la sienne était une évidence qui ne se discutait pas. Elle aurait sans doute été capable de hisser Danglard sur le quai.

— Si on rate le coup, dit-il, l’homme est mort et nous avec.

— Ça ne peut pas se rater, objecta calmement Retancourt. Si tant est que l’événement ait lieu.

— Il aura lieu, assura Adamsberg. Le gars n’a pas le choix. Et tuer cet homme lui plaira beaucoup.

— Admettons, dit Retancourt, tendant son verre pour qu’on le lui remplisse.

— Violette, dit doucement Adamsberg en obéissant, c’est le troisième verre. Et il nous faut toutes vos forces.

Retancourt haussa les épaules, comme si le commissaire venait d’exprimer une niaiserie indigne de commentaire.

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