XIV

En pressant le pas, Galtier arriva avec plus de vingt minutes de retard au Crillon. Vuillard ne lui demanda aucune explication, et de toute manière, ce n’était pas le moment pour parler de choses et d’autres. Vuillard commençait à s’inquiéter sérieusement pour Galtier.

— Le type est chez lui ?

— Je ne sais pas, dit Vuillard. J’ai préféré vous attendre.

Galtier entraîna son collègue à l’intérieur. Vuillard n’avait jamais pénétré au Crillon, et n’avait pas l’air à son aise.

— Quatrième étage. Suite 406. J’ai demandé au réceptionniste qu’on ne nous annonce pas. Vuillard tu ne dis rien surtout, tu me laisses faire d’un bout à l’autre.

Ils attendirent plusieurs minutes à la porte sans qu’on leur ouvre. On entendait du bruit et Galtier insista. Puis, en américain, il y eut une succession d’insultes, et Galtier dit en souriant durement : ça vient.

L’homme qui s’apprêtait à éjecter le détritus de valet d’hôtel qui frappait sans déférence à sa porte retint son geste et modifia son expression. Galtier le laissa les regarder sans rien dire.

— Oui, dit l’homme. Je vois qui vous êtes. C’est vous qui avez mené l’enquête après la réception chez Gaylor, c’est cela n’est-ce pas ? Vous êtes les flics de l’autre soir ?

Galtier apprécia. C’était déjà un bon point. Pour qu’il les reconnaisse tous les deux aussi vite, il avait fallu que l’interrogatoire le concerne plus qu’il ne l’avait laissé paraître.

— Et alors ? reprit l’homme. Comment se fait-il que je vous trouve ici ? Il y a du neuf ? Et je vous en supplie inspecteur, ne me répondez surtout pas « les questions ici c’est moi qui les pose ». J’ai le droit de savoir ce qui me vaut cette visite.

« Paris est tout petit pour ceux qui s’aiment comme nous d’un aussi grand amour », pensa Galtier. Voilà, il savait à présent d’où venait cette phrase. Il regarda l’homme. Bien lui, c’était bien lui.

— Pouvons-nous entrer ? Où pouvons-nous nous installer ?

West les précéda dans le salon. Galtier prenait son temps et goûtait en esthète la contraction croissante de celui qu’il saisirait tout à l’heure par l’os de l’épaule.

— Est-ce que nous serons tranquilles ici ? questionna Galtier avant de s’asseoir, et il remarqua que West était vulgaire.

— Bien sûr. Il n’y a que ma femme et elle est à la salle d’eau. Ce qui nous garantit deux grandes heures de paix absolue. Je vous écoute. Et je vous en prie, soyez rapides, j’ai tellement de choses autrement plus intéressantes à faire.

— C’est aussi mon intention d’être rapide. Vous parlez très bien français, monsieur West.

— Ma gouvernante l’était. Est-ce cela qui vous intrigue ?

— Non. Faut-il revenir sur vos déclarations lors du premier interrogatoire, ou bien les maintenez-vous ?

— Je ne vois aucune raison de me dédire, inspecteur. Je suis toujours né à Lawrence en 1927.

— Ce soir-là, je vous ai demandé, à vous comme à tout le monde, si vous connaissiez Saldon. Vous avez dit que non. Peu m’importe à présent de le vérifier. Ce n’est en effet pas Saldon qu’on a cherché à tuer, c’est le peintre lui-même. R.S. Gaylor. Il y a eu erreur de meurtre.

— Ah tiens, c’est curieux ! Des gaffes comme celle-là, ça n’arrive pas tous les jours !

— En effet. Mais ce n’est pas une plaisanterie dont on peut rire, monsieur West. Vous avez bien connu Gaylor n’est-ce pas ?

— Non, pas exactement bien. Je ne l’ai fréquenté que durant les quelques mois qui ont précédé son départ. J’étais devenu riche et j’espérais placer dans la peinture. Comme je n’y connaissais rien, je me suis d’abord lié avec des marchands, et ce sont eux qui m’ont fait rencontrer Gaylor. Par la suite, nous avons été à beaucoup de grandes soirées ensemble. Mais il est parti trop tôt pour que j’aie le temps de conclure des marchés sérieux avec lui. Puis, l’envie m’a passé.

— Soyons précis. C’était en 1963.

— C’est cela, sûrement.

— À cette époque, vous savez mieux que moi que Gaylor fuyait ses anciens cercles mondains pour des activités plus occultes.

— Ce qui veut dire ?

— Que vous ne dites pas la vérité.

— Vraiment ?

— J’en suis navré. C’est dans les bars de Frisco que vous avez connu Gaylor.

West ne répondit pas et Galtier se leva. Il tira de sa poche la photo du Company qu’il fit glisser sur la table sans lâcher West du regard.

— C’est le jeune Louis qui l’a prise, il y a vingt-deux ans. Louis Vernon, qui a été assassiné cette semaine. Vous y portez une étrange tenue de grande soirée. Et pour le tout nouveau directeur de la Texas United que vous étiez alors, c’est même assez embêtant.

West resta un moment silencieux et accentua sa moue naturelle. Il fit un mouvement vers la photo.

— Vous aurez tout de suite compris, intervint Galtier, qu’il serait désastreux pour vous de tenter d’abîmer ce cliché. J’en ai conservé des doubles, bien entendu.

— Inspecteur, dit enfin West d’une voix lourde, vous m’accordez de curieuses pensées. Jamais je n’aurais la force de détruire un de mes portraits. Jamais. Quelle idée ! Et puis dites-moi, elle est amusante cette photo.

West la regarda d’un air complice puis s’éventa avec un moment. Il se leva pesamment, parce qu’il était gros, fit le tour de son fauteuil, s’accouda à son dossier, et sans quitter le visage de Galtier, appela.

— Evelyn, viens ici un instant. Je crois que monsieur l’inspecteur souhaite te soumettre quelque chose. Mais si, viens, tu verras c’est très distrayant, tu vas rire. Et l’inspecteur Galtier va rire aussi, ajouta-t-il d’un ton plus bas.

Mme West accourait en peignoir de bain et Galtier se sentit très mal à l’aise, avec la sensation d’un mauvais coup à venir. À peine habillée, Mme West n’avait pas l’air autrement troublée tant l’idée de plaire à Gérald semblait la préoccuper entièrement.

Galtier ferma les yeux à demi et lui trouva l’air encore plus stupide que la première fois qu’il l’avait vue. Elle prit place avec bruit dans un fauteuil et attendit que son mari dispose d’elle, sans même un signe pour les deux policiers.

— Vois-tu ma chère Evelyn, l’inspecteur Galtier s’est déplacé jusqu’ici, très aimablement, pour te raconter une petite histoire. Arrêtez-moi si je me trompe. Mais comme je connais déjà cette histoire, il ne voit aucun inconvénient à ce que je te la raconte moi-même. Ainsi gagnerons-nous du temps. Cela n’a pas l’air de vous faire plaisir inspecteur ? Ah tant pis. Figure-toi Evelyn, que la police s’est mis dans la tête que j’ai cherché à assassiner notre ami Gaylor l’autre soir. Hélas, en raison de ma myopie — oui, inspecteur, car je suis myope en plus, est-ce que cela n’est pas sensationnel ? — , j’ai commis une navrante erreur d’appréciation et j’ai liquidé un pauvre type dont personne n’avait rien à faire. C’est bête. Et tout cela pourquoi ? Mais pour la seule raison que si cette vieille photo accablante, et quelques autres sûrement, était parvenue entre tes mains justicières, il ne me restait plus qu’à serrer chemise et pantalon dans un torchon, planter le tout au bout d’un bâton, et reprendre ma route de dépravé solitaire et de coureur de dot. J’oubliais : depuis cette soirée, un autre homme est mort assassiné, le photographe précisément, et par mes soins naturellement, et pour les mêmes motifs. Qu’en dis-tu, ma riche, vengeresse et respectable épouse ?

Mme West s’agita pour se donner le temps sans doute d’analyser cette longue suite de mots, et Gerald lui tendit le cliché avec un sourire.

— Gerald mais c’est toi ! dit-elle. Comme tu es réussi là-dessus, n’est-ce pas que tu es bien ?

— Certainement, dit Gerald.

— Est-ce que ce n’est pas le petit James à côté, sur ton épaule ? Non je ne crois pas. En tout cas il lui ressemble. Mais enfin inspecteur — et elle eut l’air brusquement de comprendre de quoi il était question —, j’espère que vous n’avez pas l’intention d’embêter Gerald avec ces vieilles histoires ? Si ? Un homme a le droit de se distraire quand il est jeune tout de même ! Et je préfère vous le dire tout de suite, ce n’est peut-être pas la coutume en France, mais j’ai toujours voulu laisser Gerald s’amuser comme il l’entendait. N’est-ce pas, Gerald ? Et sans me mêler de ses affaires. Gerald n’était plus un jeune homme quand nous nous sommes mariés, il avait des tas d’anciens amis auxquels il tenait. Et je lui ai toujours dit que la seule chose qui m’importait, c’était qu’il ne les amène pas à la maison, n’est-ce pas Gerald, que c’est ce que j’ai toujours dit ? D’ailleurs tu t’es bien vite lassé de tout cela, c’est ce que j’avais toujours dit aussi. Et vraiment inspecteur, je ne comprends pas en quoi vous pouvez vous sentir concerné. Vos insinuations sont très déplaisantes. Très.

— Ainsi, dit Galtier qui fit craquer ses doigts, vous n’ignorez rien des milieux insalubres où évoluait Mr West, trois ans encore après votre mariage ?

— Mon Dieu non, dit-elle. Les hommes sont ainsi fabriqués, on ne peut les contraindre à la sagesse. Gerald est un nerveux, il fallait qu’il se dépense. La vie chez nous, vous comprenez, est plutôt sévère. Il n’y était pas habitué. Et pour ma part, j’ai…

— Ça suffit Evelyn, coupa Gerald. Tu peux retourner dans ton bain. Je crois qu’à présent, l’inspecteur est soulagé. Cela lui faisait peine de risquer de briser la sérénité d’un ménage. C’est ainsi que vous dites, non ? Un « ménage » ?

Mme West se levait.

— Un instant madame je vous prie, dit Galtier. Il y a plus grave. Et puisqu’ici tout semble se régler en famille, j’aimerais que vous nous teniez compagnie encore un moment. (Docile, Mme West se rassit et sourit à Gerald.) Oui, il y a beaucoup plus grave. Le 3 octobre 1963, votre père décède, libérant opportunément son siège à la Texas United pour votre époux. Le 10 octobre, dans un bar pourri où Mr West a ses habitudes, le Company, R.S. Gaylor et un jeune ami français commettent une imprudence telle qu’on les retrouve cisaillés. Peut-être avec ce rasoir qui pend à la ceinture du jeune compagnon de votre mari, celui qui ressemble à James, et qui dort sur son épaule. Menacés gravement, Gaylor et son ami Louis fuient l’Amérique. Vingt-deux ans plus tard, on cherche à tuer le peintre au cours d’une soirée où quantité d’indésirables peuvent se glisser. Quelques jours plus tard, Louis se fait assassiner. Tout cela dans la semaine où vous avez l’idée d’un voyage d’agrément en France. Qui a décidé ce voyage ?

— Moi, dit Gerald en riant.

— Qu’étiez-vous venu faire ici ?

— Goûter votre cuisine, délicieuse d’ailleurs. La réputation de ce pays sur ce point n’est pas surfaite, c’est déjà quelque chose. Mais quant à sa police, je suis très désappointé.

— Parlez-moi plutôt de la mort de M. Custon père.

— Vous êtes lamentable, lâcha West. Tout à fait lamentable. Je ne peux même pas vous faire l’offense de croire que vous avez imaginé cette histoire tout seul. Non, vous l’aurez lue quelque part, copiée dans un livre. Evelyn je t’en prie, explique-lui la mort de Pope.

— Il pense que tu l’as tué ?

— Bien sûr qu’il le pense. Ce serait très naturel. Chez nous, c’est monnaie courante.

— Lorsque Pope est mort, enfin lorsque mon père est mort, il vivait depuis deux ans en Floride avec ma mère. Il avait décidé depuis mon mariage de se donner un peu de repos, et il avait quitté Frisco. Les hommes sont comme ça. De là-bas, il réalisait les opérations vitales de l’entreprise mais pour le reste, il avait délégué ses responsabilités à son vieil associé Graham. Il a attrapé du mal en voulant prendre un bain de minuit sous la pluie, après quelques verres de trop. Mame voulait le raisonner mais il n’y avait rien à faire. Ils sont partis à plusieurs, et il s’est évanoui dans l’eau. Mame pourrait vous le raconter, elle les accompagnait. On l’a transporté à Miami, mais il est mort le lendemain.

— Ça va Evelyn, c’est bien. N’en parle pas trop, tu sais combien cela te déchire. Voulez-vous un cigare inspecteur ? Non ? C’est encore trop tôt bien sûr. Ah si vous aviez fréquenté Frisco en 1963, vous apprécieriez autrement. Et au passage vous auriez appris utilement que tous les Américains ne bâtissent pas nécessairement leurs nids sur un tas de cadavres, qu’ils ne chaussent pas nécessairement des guêtres blanches à boutons noirs, qu’ils ne crachent pas nécessairement par terre et ainsi de suite. Et si je voulais en outre être très français, je vous poursuivrais pour diffamation, mais j’ai bien d’autres choses à faire qu’à me soucier de vous.

En tordant ses lèvres, West tira de sa poche un long rasoir courbe et en éjecta la lame. Souvenir, souvenir, chuchota-t-il, en se nettoyant les ongles d’un geste précis.

— Range-le, tu vas te faire mal, dit Evelyn en frissonnant.

— Garde donc ta sollicitude pour l’inspecteur, dit West. C’est lui qui va se faire mal.

Vuillard risqua un regard vers Galtier. La journée, la semaine entière sans doute, allaient être atroces. Il n’osait même plus ciller ni respirer ni rien faire qui puisse signaler matériellement sa présence. Il voyait très bien sur le visage de Galtier que les muscles des mâchoires tremblaient par secousses. Il dit : va m’attendre dehors.

Vuillard fila comme un lézard qui va retrouver la chaleur. Galtier attendit que la porte claque et que Evelyn disparaisse dans la salle d’eau pour arracher son regard du sol et le lever vers West. Cela lui fit vraiment du mal de relever les paupières, comme si on les lui avait attachées.

— C’est bien, dit-il enfin. J’ai manqué, je le sais, à toutes les règles élémentaires de l’enquête. Je vous prie de m’excuser et je vous demande de l’oublier. Vous jubilez et vous en avez le droit. Je ne peux rien faire contre ça.

— Je vais vous aider inspecteur. Ramassez votre photo. Servez-vous en pour caler votre bureau. Personne n’est hors d’atteinte des assauts de la stupidité, ni vous ni moi, une sorte d’arriéré à payer régulièrement. Evelyn vous dirait : faut que ça se fasse.

West lança son rasoir et le rattrapa au vol. Et sans regarder Galtier, il lui tendit la main de côté.

Vuillard attendait en bas de l’hôtel. Il regarderait la circulation autour de l’obélisque le plus longtemps qu’il le pourrait. Il entendit les pas de Galtier derrière lui, il ne se retourna pas, et ils se séparèrent avec un signe le plus vite possible.


Galtier ne se sentait pas capable de retourner maintenant au bureau. S’il y allait, il rencontrerait des gens, il crierait, il serait inabordable. Il n’aurait pas le courage d’être doux et d’être poli. De la Concorde, il gagna à pied le Luxembourg, et s’installa près du bassin sur une chaise en fer brûlante. Il resta comme ça, la pensée morte, enrayée. Cerveau à faire entièrement réviser, murmura-t-il. Tout est foutu, tout est à refaire. Plus rien ne marche, il faut tout démonter, tout foutre en l’air. Des tonnes de pièces à changer. Il ferma les yeux et chercha à ce que ses paupières demeurent complètement fixes. Le mieux serait de s’endormir là, cela le laverait.

Mais qu’est-ce qui lui avait pris ? Qu’est-ce qui avait bien pu le précipiter dans cette vase ? D’habitude il était tellement avisé, tellement juste. Et cette fois, il avait été s’ensevelir avec détermination, avec foi, avec bonheur. Quelques minutes encore avant qu’il ne comprenne qu’il perdait pied, il était fiévreux de certitude. Il n’avait fait que des mouvements rapides, incontrôlés, et cela n’avait fait que l’enfoncer encore plus vite dans son trou. Il fallait espérer que Vuillard reste discret. Chance encore que West ne cherche pas à le poursuivre en justice pour préjudice moral. Il en avait le droit et Galtier à sa place n’aurait pas laissé passer l’occasion. Il avait accusé et insulté sans la moindre preuve et maintenant il avait honte. Il s’était couvert de ridicule sur toute la ligne, au point d’en être asphyxié. « Ne dis rien Vuillard, surtout tu me laisses faire. » Quelle farce ! Mais nom de dieu qu’est-ce qui lui était passé par la tête ? C’est depuis qu’il avait trouvé ces sales photos chez Louis. Le hasard est une vraie vacherie. Il suffit que deux hasards se rangent un jour l’un à côté de l’autre pour qu’on s’imagine qu’ils indiquent la vérité. Trois, c’est encore pire. Plus question de coïncidence, c’est le Destin, le doigt de Dieu. Le doigt de Dieu dans l’œil de l’inspecteur, compléta Galtier avec un demi-sourire. Foutaises. D’habitude il ne serait pas précipité comme un buffle enragé. Galtier sentait ses mâchoires trembler. Il fallait qu’il les détende et qu’il ferme les yeux. Entraîné par une chaîne d’images flottantes et grotesques, il s’endormit quelques minutes. En suivant le bord d’un trottoir, il glissa et se rattrapa brutalement avec une secousse au ventre. Galtier tressaillit et rouvrit les yeux. La vieille affaire de la marche ratée. Allons. C’était clair, il n’arriverait même pas à dormir, il ne fallait pas compter dessus. Il n’avait plus qu’à se résoudre à se demander sans cesse pourquoi il avait fait l’imbécile.

Galtier s’immobilisa, à la poursuite désespérée d’une idée qui venait de traverser le champ de son esprit, trop vite pour qu’il puisse tout à fait l’identifier. Les doigts serrés sur ses joues, le regard fixe, il battit anxieusement tous les buissons de sa pensée ; elle n’avait pas dû pouvoir aller très loin. Il attrapa sa veste et prit au pas de course la direction de l’Observatoire. Soler. C’était Soler. C’était lui qui l’avait diaboliquement entraîné dans ce bourbier. Avec ses airs affolés ou indifférents, ses regards clairs et coléreux, ses expressions charmantes, ses crises de larmes, ses confessions spontanées, Soler l’avait poussé pas à pas droit vers la falaise. Soler qui accourait la voix brisée annoncer la mort prochaine de Louis, quand personne ne s’en doutait, et qui attendait dans son bureau qu’elle se produise bel et bien. Galtier se passa la main sur le front. Il n’avait même pas pensé que West ne connaissait pas Soler, et qu’il eût trouvé autre chose qu’un pseudo rendez-vous avec Thomas pour attirer Louis dans un piège. Dire qu’il n’avait même pas songé à ça. Autant dire qu’il n’avait pris le temps de penser à rien. Obéissant au beau sourire de Soler, il avait couru là où on lui avait dit de courir. C’est encore Soler qui l’avait aiguillé sur cette histoire de bar américain. La rencontre avec Saldon était un mensonge. Il devait connaître le peintre depuis bien longtemps, et savoir combien il était au fond vulnérable au fantôme de cette ancienne histoire du Company. Galtier s’arrêta et s’appuya, essoufflé, contre un arbre. Cette fois, il fallait réfléchir correctement, il n’avait plus droit à l’erreur. Soler connaît cette affaire du Company, par Louis par exemple, et il sait aussi quelle terreur irraisonnée elle inspire à Gaylor. Frustré par son propre échec artistique, il imagine de se venger de la gloire de Gaylor tout en ramassant beaucoup d’argent. Pour cela, il lui suffit d’agiter le spectre de cette nuit américaine. Il tue Saldon, pauvre victime de passage, et dispose cette cape sur lui afin de persuader le peintre que c’est lui qu’on cherchait en réalité à éliminer. Gaylor commence à s’affoler. Deuxième étape, il fait tuer Louis, — mais par qui ? — , pendant qu’il se lave de tout soupçon éventuel en restant sous ma garde, allant jusqu’à s’installer affectueusement dans mon bureau. Ce second meurtre suffit à convaincre définitivement Gaylor que le vengeur du Company est revenu pour faire payer l’outrage reçu il y a vingt-deux ans. Il ne lui reste plus qu’à laisser doucement retomber la tension, pour plus tard recueillir les fruits de son double meurtre en extorquant de l’argent à Gaylor sous la menace, comme prix de sa vie, et lui ôtant aussi de la sorte toute paix de l’esprit.

Galtier chercha une cigarette. Cette fois-ci il y était. À peu de chose près sûrement, il y était. C’était un plan admirable et d’une incroyable audace. Il s’accrocha à la grille du jardin. Calme-toi, c’est essentiel, il faut que tu te calmes avant tout, que tu respires normalement. Il ne faut pas que tu recommences à foncer comme un buffle. Tu peux encore te tromper. Il faut laisser une place permanente pour le doute, une sorte d’espace libre qui rende possible la mobilité des idées si le besoin s’en fait sentir. Sans cet espace, on risque à tout moment d’aller s’écraser contre un mur. Soler et son beau sourire. Si c’est lui, si c’est bien lui comme tu le penses, il faut t’approcher très doucement. Ne pas le laisser t’égarer comme il le fait depuis le début. Ne pas le laisser te troubler, te déconcerter, te dévisager comme une espèce d’animal inconnu. Le mieux est que moi, je parvienne à ne pas le regarder. Y aller doucement, le laisser parler, le laisser t’emmener là où il le désire. Et quand on y sera, laisser tomber la trappe. Simplement laisser tomber la trappe quand tu auras compris exactement où il cherche à te conduire. Pas question de l’inquiéter ou de le prendre de front.

Galtier s’approchait à pas lents du jardin qui longe l’avenue de l’Observatoire, et que Soler avait élu comme lieu provisoire de son inspiration. En réalité pour y jouer le rôle de l’innocent, qui ne craint pas de se rapprocher des lieux du crime. Mais il n’y avait plus personne sur le banc. Il y avait un petit groupe de mégots qui disait qu’il avait dû rester encore là trois ou quatre heures malgré son ordre. Galtier gagna le carrefour de l’Observatoire qu’il balaya d’un regard sans repérer la longue silhouette noire de Thomas. À bout de forces, il pensa à un whisky qu’il pourrait avoir pour une somme insensée au bar de La Closerie. À présent que les éléments s’étaient remis en place, il savait où il allait, il pouvait s’accorder un répit. Logiquement, Soler n’avait plus personne à tuer et il n’y avait donc aucune urgence vitale. Il n’y avait plus qu’à aller à La Closerie. Il se rappela qu’une fois, quand il avait tellement calé sur cette foutue enquête de diamantaire assassiné, il avait occupé trois jours de suite la place d’Hemingway, et les choses s’étaient arrangées toutes seules. Et ensuite, il s’était toujours souvenu de cette affaire sous le titre du Soleil se lève aussi. C’était une curieuse habitude qu’il avait d’associer ses enquêtes les plus marquantes à des titres d’ouvrages. Cela se faisait naturellement, comme un code personnel et sacré. Pour celle-ci, des « Anges aux figures sales » s’imposaient doucement.

En entrant dans l’établissement un peu surchauffé, il vit qu’un type s’était installé sur le tabouret rouge sur lequel il avait compté. Mécontent, Galtier se laissa tomber sur la banquette du fond et commanda un alcool fort. Il revit dans une image rapide Soler passer ses doigts dans les cheveux de Jeanne pour la calmer, le soir du meurtre de Louis. Il lui caressait les cheveux en attendant que son complice exécute ses ordres, là-bas derrière la gare de Lyon. Alors, pourquoi avait-il maintenant cette espèce de peine, à l’idée que Thomas Soler allait finir sa vie derrière les murs ?

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