VII

Jeremy rentra assez tard. Tom et Lucie l’entendirent rire dans l’entrée.

— Sacré Tom ! Tu nous apportes une merveilleuse histoire ! Sais-tu que ta façon d’établir le contact avec Gaylor est très neuve ? Je n’y aurais jamais pensé tout seul. Fracassante entrée dans son existence.

Et il rit encore.

— Cela t’amuse, bien sûr, cria Tom.

— Parfaitement ! Cela m’amuse prodigieusement, même ! (Il embrassa Lucie et secoua Tom.) Pas toi ? Mais si voyons cela t’amuse !

— Pas du tout. Ils vont me coller des années de prison, tu le sais. Bien sûr je pourrai y rêver à mon aise, m’imaginer des tas d’histoires, mais je ne durerai pas longtemps. Les idées, c’est comme tout, on les retourne, on les use, et puis elles se trouent et c’est très triste si tu n’as pas moyen d’en changer.

— Tu ne penses pas un mot de ce que tu dis. Si tu pensais aller en prison, tu serais déjà en sanglots. Ou mort.

— J’y ai passé quarante-huit heures tout de même.

— Était-ce triste ?

— Non c’était très bien.

— Eh bien tu vois. Ils ne pouvaient faire autrement que de te garder un peu. Tu es un suspect intéressant. C’est cette fuite imbécile qui t’a perdu. Mais au fond, ils n’ont rien de solide contre toi. Ceci dit, tu t’es conduit exactement comme il n’aurait pas fallu le faire.

— J’ai compris cela tout seul.

— Passons. J’ai vu les flics hier au bureau. J’ai confirmé ta rencontre avec Gaylor, et puis ce que tu m’avais raconté de ton manège avec l’Américain qui s’est fait tuer. Ils ont vérifié. Ils se donnent beaucoup de mal pour toi. Gaylor sortait réellement de ce café quand tu dis l’avoir vu, et tu as en effet traîné les bars avec Saldon. Trois garçons t’ont reconnu sur photo ainsi que Saldon. Vous buviez du gin. Cela ne te tire pas d’affaire pour autant, c’est vrai.

— Pourquoi cela te fait-il rire ? demanda Lucie.

— Parce que je suis passionné, voilà tout. Une énigme semblable qui survient dans ma vie ! Et que le ciel me destine, n’en doutons pas. Pour que je la résolve avant tout le monde, par l’application raisonnée de quelques théories mécaniques choisies. Je triomphe chaque année de cas autrement complexes, mais cela me plaît à présent de m’exercer sur autre chose que la physique des solides. À titre expérimental, cela m’intrigue, cela m’amuse. On va voir ce que je vaux là-dessus. Peut-être rien de bon.

— Au fond tu n’as peut-être pas tort, dit Lucie.

— Mais tout de même, dit Tom, un type est mort !

— Qu’est-ce qui te prend, Tom ? Depuis quand pleures-tu la mort de l’Américain ? Tu ne le connaissais même pas et tu n’y penses même plus ! Fais ce genre de scène où tu veux, mais pas ici, je t’en prie !

— C’est vrai. Mais tu y vas fort malgré tout. C’est pénible de t’entendre te surévaluer si niaisement.

Jeremy rit encore.

— Mais oui. Bien sûr tu as raison ! Je me surévalue et j’adore ça. Sinon tu sais bien que je ne peux pas avancer. Seulement, ce qui me fait aussi croire que cette histoire est faite pour moi, c’est que l’un des enquêteurs, Lucien Tarquet… ça ne te dit rien ce nom, Lucie ?

— Rien.

— Non, c’est normal d’ailleurs. On s’est connus il y a dix ans quand je m’étais mis en tête de faire du Droit. C’est lui qui m’a repéré hier, mon nom lui rappelait des souvenirs. Je lui ai dit que j’étais tellement heureux de le revoir. Alors tu comprends, c’est plus facile. Au nom d’une authentique complicité d’étudiants, il m’a un peu mis au courant des choses. Sans trahir de secret professionnel d’ailleurs, mais cela viendra peut-être.

— Alors ? Où en sont-ils ? Pendant deux jours on ne m’a pas adressé la parole là-bas. Comme si je n’avais été qu’un morceau de chiffon.

— Dînons d’abord, Tom. On reprendra cela plus tard. Pour l’instant j’en ai assez.

Malgré tout, Tom était énervé. Il avait envie que la conversation devienne plus dure et que Jeremy cesse de se comporter en héros alors que quand même, c’était lui, Tom, qui était au milieu de l’arène. Tom savait s’y prendre et le ton monta, marche après marche.

— Pure hérésie, lâcha Jeremy — et Tom souhaita le battre.

Lucie quitta la table, lassée de ce combat grotesque dont elle n’avait même pas voulu suivre l’objet. Elle fit le tour de la pièce, souleva le couvercle du piano. Cette fugue de Bach devrait imposer silence à Jeremy. Si elle la jouait, ils se tairaient tous les deux, elle ne les entendrait plus.

Après le dernier accord, Jeremy laissa passer un moment. Il demanda doucement :

— Que penses-tu du visage de Galtier ?

— Tu as remarqué aussi ?

— Oui. Tu aurais pu plus mal tomber. Un être raffiné et inaccessible. Curieux. Tu ne vas pas avoir la partie facile.

— Qu’est-ce qu’il t’a appris, ton ancien condisciple ?

— L’enquête a progressé sur Saldon. Ils ont su qu’il était dessinateur quand il a connu Gaylor, puis représentant, et qu’il avait bien une mission d’affaires qui l’appelait en Europe. Ils ont contacté sa femme. Elle dit que son mari n’avait été le compagnon de Gaylor que quelques années. Quand il a commencé à faire du scandale dans les bars, elle lui a interdit de continuer à le voir, et il lui a obéi. Avant de trouver sa place de représentant, on ne sait pas trop ce qu’il a fabriqué. La police l’a surveillé pendant un moment, à cause d’une escroquerie dans une fausse agence de voyages. Mais sa participation n’a jamais été prouvée. On l’a soupçonné d’avoir servi de rabatteur à pigeons. Par la suite, peut-être refroidi par cette aventure, Saldon n’a plus inquiété personne, et la police a cessé de le tenir à l'œil. Tu vois, rien de formidable en apparence. À moins bien sûr qu’il n’ait été plus malin que tout le monde et n’ait continué d’exercer des petits trafics sans se faire prendre. C’est envisageable… Et puis ça fait deux mois qu’il était en Europe. Il venait d’Allemagne, de Belgique, d’Autriche, de Hollande. Il a bien réalisé quelques affaires pour sa firme, mais il a pu aussi tremper dans autre chose.

— Il ne m’avait pas parlé de ces étapes en Europe.

— Rien ne l’obligeait à tout te raconter… Tom, est-ce que tu m’écoutes ?

— Non. Je pense à quelque chose. À quelque chose de très important que j’avais tout à fait oublié. Tu comprends, j’étais tellement persuadé qu’on avait tué Gaylor que je n’ai plus réfléchi à Saldon par la suite.

— Qu’est-ce qu’il y a eu ?

— Le soir, quand on est entrés dans la grande salle, au tout début. Il s’est arrêté d’un coup sur le seuil et il a eu l’air mal. Je l’ai touché et il était trempé et froid. Et puis très vite, il est redevenu mou comme d’habitude. Il m’a dit que tous ces gens l’impressionnaient, qu’il n’avait plus l’habitude, et il est parti tout de suite de son côté. Mais j’étais certain qu’il avait vu quelque chose qui l’avait frappé, ou quelqu’un qu’il a voulu fuir.

— Et tu as cherché j’espère ?

— J’ai cherché. J’ai examiné tout ce qu’on pouvait voir de la place où on était. Il y avait une dizaine de personnes au premier plan. Sur le côté, j’ai remarqué deux femmes qui étaient certainement américaines.

— D’après les chaussures ?

— Et d’après les robes, le maquillage, l’allure, tout. Et je me suis dit, c’est bien, c’est la femme cachée qui a ravagé son existence, l’unique femme qu’il ait jamais aimée et ainsi de suite à perte de vue. Je n’étais pas dans mon état normal, ajouta Tom en souriant.

— Je ne pense pas que l’inspecteur Galtier apprécie que tu viennes à retardement lui conter cette anecdote. Cela fait un peu trop songer au coupable qui cherche à écarter les soupçons. Saldon a eu peur de quelqu’un. Le Quelqu’un l’a tué. C’est très gros. Et comme Saldon n’est plus là pour te contredire, tu peux vraiment en faire ce que tu veux.

— Jeremy, tu ne me crois pas ?

— Si. Je te dis seulement ce que Galtier en déduira nécessairement si c’est un inspecteur principal sérieux. Il pensera que tu te fous de lui. Il le prendra mal.

— Pourtant, je n’ai pas le choix. Je ne peux pas garder cela pour moi.

— Non, il faut que tu le dises à Galtier. Il s’énervera, mais il ne faudra pas se faire de bile. Parce que de toute façon, on trouvera le meurtrier avant lui. Bien avant qu’il puisse t’arriver quoi que ce soit de désagréable.

— Comment peux-tu être si sûr ?

Jeremy haussa les épaules.

— C’est une sensation. Un pressentiment. Appelle ça comme tu voudras.

— Je vois les choses autrement, dit Lucie.

— Comment ?

— Pourquoi se concentrer sur le meurtrier de Saldon, alors que Tom avait cru dans l’obscurité que c’était Gaylor qu’on avait tué ? Est-ce qu’un assassin qui attendait dans le bureau et verrait entrer un homme en cape, n’aurait pas pu faire la même erreur ?

— C’est ce que tu penses ? demanda Jeremy.

— Pourquoi pas ? dit Lucie.

— Et toi Tom ?

— Cela me paraît le plus intelligent. Saldon ne m’inspire pas. Je ne vois pas ce qu’il aurait pu faire qui puisse mériter la mort, à part des petits coups par-ci par-là. Pauvre Saldon. Mais Gaylor, c’est une autre figure, un personnage d’envergure mondiale. Il a dû mener une drôle de vie à Frisco. Peut-être même à Paris aussi, quoiqu’on n’en ait jamais rien su.

— Certes, dit Jeremy. C’est vrai, cette histoire de cape complique tout. Que comptes-tu faire demain, Tom ?

— Galtier a pris mon existence en charge. Je suis convoqué à 8 heures au commissariat. Ma vie est provisoirement en dépôt là-bas.

— Arrange-toi si tu le peux pour me rejoindre à l’heure du déjeuner. Au même café, face à la gare. On verra comment Galtier dispose ses pièces, son front, ses ailes, et on avisera. Pourras-tu venir, Lucie ?

— C’est impossible. Mais j’irai voir Louis. Il doit savoir des choses sur la vie de Gaylor en Amérique.

— Alors ainsi c’était Louis, le garçon de Frisco dont tu m’as parlé ? Celui qui l’accompagnait la nuit ?

— Oui, dit Jeremy. Quand Louis s’est lancé dans la photo, il a voulu dévorer le monde. Il est parti là-bas pendant quelques mois en emmenant Jeanne. Et sur sa route, il a croisé Gaylor. Ça lui a tourné la tête. Tu sais, toujours la vieille histoire des ailes d’Icare.

— Ah, fit Tom. Pourquoi ne me l’avais-tu jamais dit ?

— On ne peut pas tout répéter.

— Bien sûr.

Tom se leva et chercha sa veste.

— Tu peux dormir ici si tu le souhaites.

— Non, je vais bien maintenant. Tout à fait je t’assure. Je vais rentrer chez moi.

Il les embrassa tous les deux.

Sur le chemin, Tom n’avait absolument plus peur. C’était fini. Il n’avait plus peur d’être coupable et il ne craignait plus Galtier, ni son regard sombre, ni sa voix fragile. Demain il mettrait sa chemise rouge et l’inspecteur comprendrait.

Avec de la chance il attraperait la séance de nuit au festival du film noir, et c’était exactement ce qu’il lui fallait pour le remettre tout à fait en selle.

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