IV

Beaucoup plus tard dans la nuit, au cours de l’interrogatoire, deux femmes dirent qu’en sortant des lavabos, elles avaient vu un homme, jeune, brun, grand, avec une chemise rouge, qui courait comme un forcené dans le couloir. Il venait du fond. Il les avait heurtées au passage, il ne s’était pas excusé, et il leur avait jeté un regard de dément. Elles tenaient beaucoup à ce terme de dément. Il devait avoir fait quelque chose de mal. Le garçon qu’on avait engagé comme portier pour la soirée avait aussi vu cet homme sortir en chemise rouge, sans manteau, et se ruer dans l’escalier — comme si un taureau avait été après lui, avait-il précisé. Oui il était espagnol, et Mme Gaylor l’avait fait appeler pour la soirée annuelle. Il faisait toutes les soirées annuelles pour elle. Mais personne n’était capable de dire qui était cet homme en chemise rouge.

On continuait d’interroger l’un après l’autre chacun des invités. On avait fait rappeler tous ceux qui étaient déjà partis au moment où on avait découvert le corps. Mais c’était impossible de savoir qui était monté là-haut et quand. Il y avait eu tellement de monde, il n’y avait pas d’alibi qui tenait et on ne pouvait croire personne. Vers 4 heures du matin, on retrouva finalement une jeune femme qui avait parlé avec le fugitif en rouge. Soler. Il lui avait dit son nom. Elle s’en souvenait parce que son oncle s’appelait presque comme ça. Thomas Soler. Ce n’était pas plus difficile.

À l’aube, Galtier rassembla ses quatre inspecteurs dans son bureau. Maintenant, après ces heures d’interrogatoire, il avait envie de dormir, de s’affaler, mais il était l’Inspecteur principal, qu’on venait de charger de l’enquête sur le meurtre de l’avenue de l’Observatoire. Un mort, et trois cent douze coupables virtuels. Tout le long du chemin il s’était répété cela et il en était accablé. Restait ce Thomas Soler en rouge. Rouge n’est pas une très bonne couleur quand on cherche à tuer quelqu’un. Mais avec de la veine, on pouvait boucler toute l’histoire dès qu’on aurait mis la main dessus. Il jeta un regard sur les quatre inspecteurs qui s’étaient assis et fumaient en attendant qu’il se décide. Tout le monde aurait préféré dormir.

— Très bien, dit Galtier. Les éléments du premier rapport. Vuillard, lis-nous tes notes et tâche de résumer le tout à l’essentiel.

— Vers 2 heures un quart, commença Vuillard, Bernard Kaplan, un marchand d’art océanien, parle avec R.S. Gaylor, l’hôte de la soirée.

— Pourquoi dis-tu R. S ?

— C’est ainsi que tout le monde fait. Il s’appelle Richard Samuel.

— Dans ce cas…

— Ils discutent d’argent. Kaplan, qui connaît quelques difficultés financières, rappelle à Gaylor une ancienne dette à régler pour l’achat d’un masque, voici deux ans. Aussi Gaylor propose-t-il à son ami de s’en acquitter sur-le-champ.

Galtier soupira et Vuillard s’interrompit.

— Quelque chose qui ne va pas ?

— Mais non, continue. Ce n’est pas parce que je respire un peu qu’il faut que tu t’arrêtes.

— Ensemble, Kaplan et Gaylor montent au bureau. Ils y découvrent un corps effondré devant le secrétaire. Il est 2 h 25, Kaplan a pensé à regarder sa montre. L’homme est couché sur le ventre, la tête de côté, vers le mur. Gaylor met un moment à le reconnaître, ou plutôt à mettre un nom sur ce visage qu’il a déjà vu. Le mort est Robert Henry Saldon, un dessinateur avec qui il était lié en Amérique, à San Francisco. Ça faisait donc au moins vingt ans que Gaylor ne l’avait pas revu. Il est certain qu’il ne figurait pas sur la liste des invités. Mais il y a beaucoup de gens qui parviennent à se faufiler, comme ce Soler par exemple, qui, semble-t-il, est arrivé en même temps que l’Américain. Ils devaient avoir une carte plus ou moins fausse, ou plus ou moins vraie, c’est selon.

— Ne te disperse pas, je t’en supplie, dit Galtier.

— Oui. Donc, Gaylor a dit qu’il ne savait pas que Saldon était en France. Il n’en avait plus jamais entendu parler. Saldon a d’abord pris un coup de poing sous la mâchoire. Et deux coups de couteau dans le dos. Il a pu mourir entre 1 heure et demie et 2 heures. Gaylor était un peu sonné. Et comme il avait dû pas mal boire, ça n’a rien arrangé bien sûr. Kaplan dit qu’il l’a emmené aux lavabos, et c’est pourquoi c’est lui, Kaplan, qui…

— Qu’est-ce qu’il a fait aux lavabos ?

— Malade.

— Bien. Continue.

— C’est pourquoi c’est Kaplan qui nous a appelés. Il ne voulait pas affoler les invités, il a téléphoné du poste qui est dans le bureau.

— Ensuite ?

— Ensuite, le couteau. Il est couvert de dizaines d’empreintes. C’était un des couteaux du buffet. Il y a encore de la graisse sur la lame. C’est assez malin. Car pour les empreintes, il ne faut évidemment pas compter dessus.

— Naturellement. Comme d’habitude. Saldon ? On sait quelque chose, à présent ?

— D’après son aspect, il n’était pas dans une bonne passe. Le poignet droit de sa chemise est effrangé. Le bord des manches de la veste est retouché au feutre.

— C’est triste, dit Galtier.

— Dans les poches de son pantalon, il y avait 12 000 francs en liquide, grosses coupures. Gaylor a dit qu’elles provenaient de son secrétaire, où il garde toujours une petite réserve. C’est le mot qu’il a dit, petite.

— C’est probable, en effet. Quelqu’un a-t-il du feu ? Ne t’interromps pas, Vuillard.

— Surtout, Saldon portait sur ses épaules une des capes bleues du peintre. Beaucoup de témoins ont dit qu’il y en avait une suspendue au porte-manteau du couloir, et c’est celle qu’avait prise Saldon.

— Sais-tu pourquoi il avait cette cape ?

— Pas du tout.

— Je vais te dire. À moi aussi je l’avoue, ça m’a semblé très curieux, mais cela n’avait l’air de surprendre aucun des invités. On m’a vite affranchi. Il paraît que les cinq capes que s’est fait faire Gaylor au Mexique valent des fortunes. Sa valeur s’étend à tout ce qu’il touche. Ses capes sont divinisées. Bien sûr, il a paru que j’étais le dernier des paysans à ne pas le savoir. Tout le monde sait cela. On dit que la sixième a déjà été volée dans les années 1970, et dirigée vers Amsterdam où elle se serait monnayée à très haut prix. Il faudra que tu vérifies cette histoire. C’est tout ce que tu sais ?

— C’est tout.

— On ne peut faire mieux pour ce soir de ce côté. Le pauvre Saldon a sans doute voulu emporter un souvenir un peu consistant en Amérique. Le luxe de cette soirée a dû lui monter à la tête. Reste Thomas Soler… Monier, tu rassembles tout ce qu’on peut apprendre sur Saldon à San Francisco. Prends contact là-bas avec Herbert Warring. Tâche de comprendre ce qu’il était venu faire à Paris. (Galtier se tourna vers Vuillard. Il était son inspecteur préféré :)

— Toi, tu retournes avenue de l’Observatoire. Il faut que tu me dises d’où Saldon tenait cette invitation. J’ai cru voir Mme Gaylor hésiter, à peine, quand on lui a posé la question. Recommence. Ennuie-la un peu.

— Vous pensez que…

— Je suis hors d’état d’avoir la moindre pensée. Pour l’instant, je parle, c’est tout. Et puis tu refais le tour de tous les invités, enfin des trois cent douze qu’on a pu retrouver, et tu fais deux photos de chacun.

— Des trois cent douze ?

— Oui, pourquoi ?

— Non, rien.

Galtier déplia la note qu’on venait de poser sur sa table.

— J’ai changé d’avis. Tu te fais remplacer par Tarquet et tu viens avec moi. On va chercher Soler.

Galtier eut un rire bref. Un peintre ! Une affaire d’artiste. Ça va nous changer un peu.

— On y va maintenant ?

— À la seconde même.

— Je ne peux pas. J’ai trop sommeil. S’il me brutalise, je tombe.

— Je le sais bien que tu as trop sommeil. Il faudra simplement s’arranger pour qu’il ne te brutalise pas.

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