XVI

Chez Gaylor, on avait relevé les volets. Il ne regrettait pas d’avoir parlé à Galtier, d’avoir dit tout ce qu’il gardait pour lui depuis le soir du meurtre. C’était à la police de jouer seule à présent. Mais cette faction incessante sous ses fenêtres l’épuisait, aggravait sa nervosité et en outre, il trouvait cette protection vaine et grotesque. Elle ne sécurisait que la police. On n’allait pas le garder des mois, n’est-ce pas ? Il avait demandé qu’on lève ce siège.

Une fois l’immeuble libre, Gaylor respira. Il trouva que la vie n’avait plus l’air aussi étroite que ces derniers jours. Il était à nouveau au large, calme, puissant. Il irait rendre visite à cet ami collectionneur. Il la différait depuis cette abominable soirée.

Il enfila une chemise de toile grise qui lui fit plaisir à voir. Depuis très longtemps, il ne remarquait plus les deux longues estafilades blanches qui marquaient ses bras, mais cette semaine, il ne pouvait se défendre d’y jeter un coup d’œil et de les défier dans leur secret. Il allait appeler un ami pour l’accompagner, ce serait mieux.

Il prit à cet après-midi un plaisir complet. Il respirait l’air chaud de Paris avec une application biologique, et soutenait à peine la conversation avec son compagnon. La soirée s’éloignait, Louis s’éloignait, il ne restait en ce moment que le frôlement des voix et des couleurs dans les rues. Il regarda son ami qui parlait à ses côtés. Il était toujours aussi laid, mais il le trouva mieux que d’habitude et il lui secoua l’épaule en riant.

Au soir, il rentra chez lui dans un état d’esprit glorieux, se débarrassa de sa cape pesante, difficile à endurer en cette saison, et posa un baiser sur le front de sa femme.

Quand on sonna à la porte, il ne s’alarma même pas. C’est Khamal qui lui retint le bras quand il parvint à l’entrée. Khamal était un sage. Sur le palier, quelqu’un dit : Police, ouvrez. Gaylor entrebâilla la porte pendant que Khamal la calait avec son pied. Il y avait là un homme jeune en manteau trop grand, qui semblait assez éteint. Gaylor ne l’avait jamais vu avec Galtier. Police, répéta l’homme, qui demanda à entrer. Gaylor regarda Khamal et sursauta en voyant, sous sa main posée à sa ceinture, le manche de corne noire d’un petit couteau. Le policier pénétra de façon malhabile dans l’entrée. Il se frottait la tête. Khamal le regardait les yeux mi-clos, et Gaylor remarqua la fixité de tout son corps, avec cette main à la ceinture. Le policier semblait percevoir cette présence guerrière, jetait des coups d’œil inquiets à Khamal, et s’expliqua avec beaucoup de difficultés. L’inspecteur Galtier l’envoyait pour une petite question supplémentaire qui manquait à son dossier. L’homme torturait sa chevelure et gardait le visage baissé, comme s’il ne pouvait soutenir l’examen de Gaylor. C’était dimanche, il s’appelait Marc Lebrun, il était de garde, il avait trouvé une note de Galtier sur le bureau, il exécutait les ordres. Il ne s’agissait que d’une petite question. Gaylor dit qu’il voulait bien volontiers répondre à tout ce qu’on voudrait, mais qu’il voulait voir sa carte d’abord. Khamal serra le policier à moins d’un pas. L’homme porta la main à sa joue, l’air embarrassé. Il avait laissé sa serviette en bas dans la voiture, mais il était garé loin, est-ce qu’on ne pouvait pas s’en passer ? Il était nouveau, il n’avait pas encore bien l’habitude et il avait hâte de rentrer chez lui. Il s’agissait de Mme Gaylor, un détail qui manquait, on attendait son rapport au commissariat.

— Maintenant Khamal ! dit Gaylor d’un ton calme.

D’un geste, Khamal agrippa le policier au col et le lança sur le palier. Gaylor claqua la porte derrière lui et bloqua la sécurité. Ils entendirent l’homme dévaler les marches. Adôssé au mur, les lèvres tremblantes à présent, le peintre parla de manière précipitée.

— Ce n’était pas un policier Khamal. Je ne sais pas qui il est. Je ne sais pas d’où il vient. Range ce couteau, je ne veux pas te voir avec ça, c’est stupide. Je n’aurais peut-être pas dû faire lever la garde. Ou plutôt si. Plutôt si.

Il décrocha brutalement le téléphone et appela le commissariat. On n’avait envoyé aucun enquêteur chez lui, et il n’y avait pas de Lebrun connu chez eux.

— Joignez Galtier ! cria Gaylor. Joignez-le n’importe où et dites-lui qu’il me contacte aussitôt, je ne bougerai pas d’ici. Comment, envoyer un agent ? Et pour quoi faire ? Pour le peindre, peut-être ? L’homme a filé depuis longtemps ! Galtier, trouvez-moi Galtier !

Gaylor jeta l’appareil, il était en sueur. Esperanza accourut dans la pièce, Gaylor lui sourit et la serra dans ses bras.

— C’est le merdier mon petit, dit-il. C’était un type que personne ne connaît. Je ne devine pas ce qui se passe mais ils risquent de m’avoir. Comprends-tu cela ? Que feras-tu quand ils m’auront ?

— Assieds-toi. Jouons aux cartes. Sers-moi un mescal, je reviens tout de suite.

Gaylor posa sa cape sur ses épaules. Son poids chaud le rassurait. S’il manquait un seul bouton, il pouvait le deviner rien qu’au poids sur ses épaules.

Pendant qu’il battait un jeu, Esperanza revint et posa un objet lourd qui résonna sur le bois de la table, un revolver noir, aussi simplement que si elle avait apporté un cendrier. Gaylor la regarda sans comprendre.

— Eh bien, qu’y a-t-il ? dit-elle. On croirait que tu en as peur. Il ne va partir tout seul.

— Mais mon Dieu Speranza, d’où tiens-tu cela ?

— Un torero qui me l’a offert il y a longtemps, en gage d’amour, à Pampelune.

— Drôle de cadeau, murmura Gaylor.

— Tous les Espagnols n’offrent pas des fleurs. Il y tenait beaucoup. Son père avait descendu trente-deux fascistes avec. Alors tu comprends.

— Oui, évidemment. C’est délicat, romanesque. Comment se fait-il que tu ne m’en aies jamais parlé ?

— Du revolver ou du torero ?

— Du revolver bon Dieu !

— Est-ce qu’on parle d’un revolver ? Mais le torero s’appelait Lorenzo, et il avait été fameux à Séville. Je crois même que je l’avais un peu suivi en tournée.

— Je me fous du torero ! Où était-il ? Pas Lorenzo, le revolver ?

— Dans une boîte, au fond de mon placard. Qu’y a-t-il ? Tu aurais voulu que je l’accroche au mur ?

— Enfin, c’est incroyable ! Tu ne t’en rends pas compte ?

— Mais non. C’est toi qui fais toute une affaire pour rien. Qu’est-ce qu’il y a d’impossible à ce que je possède un revolver ? Tu ne connais rien aux Espagnols, voilà tout. Je l’avais, je l’ai gardé. Un revolver, ça ne se jette pas, surtout quand c’est un présent d’amour, et que ça a tué trente-deux fascistes, et puis ça peut toujours servir. D’ailleurs, ce soir, on est bien contents de l’avoir, non ? Moi si en tout cas.

— Est-ce qu’il est chargé ?

— Bien sûr qu’il est chargé. À quoi peut servir un revolver vide ? J’ai mis six balles. De quoi voir venir. Tu ne veux pas jouer ?

— Mais si.

Gaylor battit les cartes et les distribua. Il regardait, penché vers son jeu, le front d’Esperanza, et se demandait s’il finirait un jour par la connaître et surtout s’il en aurait le temps.

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