XVIII

On ne le rattrapa pas. Ainsi vont les certitudes, pensa Tom.

Et un mois plus tard, tout était rendu public. C’était une curée extasiée, le plus réussi des scandales de l’année, un nectar, et même ceux qui ne pratiquaient pas habituellement faisaient une exception à leur ascèse, pour cette fois, et l’appréciaient.

Tom achetait tous les journaux et découvrait les fosses abyssales de la presse. On titrait sur l’Affaire de manière variable selon le créneau de turpitude ou de digne distanciation qu’on entendait occuper. Et Tom découpait, classait.

Affaire Gaylor : l’inspecteur Galtier remonte aux sources — le dernier Maître de la peinture contemporaine était un faux. — Les progrès d’une difficile enquête — Depuis vingt ans, elle partageait la vie d’un assassin — Où est le vrai Gaylor ? — La police laisse fuir le coupable, le scandale des complicités policières —

Tom soupira, entassa le tout dans un sac, et partit pour l’hôpital. Depuis hier, on avait autorisé les visites.


— Lequel veux-tu que je te lise d’abord ? demanda Tom.

Jeremy montra du doigt.

— Ne t’agite pas surtout.

— Je me tiens tranquille.

— Tu m’écoutes ? Tu ne vas pas t’endormir ? Affaire Gaylor. L’Inspecteur Galtier remonte aux sources.

« L’Affaire Gaylor avait commencé, on s’en souvient, par le meurtre d’un Américain, Robert Henry Saldon, au cours de la soirée annuelle prestigieuse donnée au domicile du peintre, l’une des célébrités les plus lumineuses de Paris. Elle vient aujourd’hui de trouver son terme, après un remarquable pistage de la police. Tu entends ça ?

— Ne t’interromps pas.

Jusqu’au bout, Gaylor sut apparaître comme la victime, et renversa les rôles. On le crut pourchassé par une vengeance venue le rattraper d’Amérique, née dans les bas-fonds de San Francisco il y a vingt-deux ans : tragédie mise en place par l’assassin lui-même sur la base de faits réels, afin de se préserver de tout soupçon éventuel.

« Mené de main de maître. Tout le monde s’est laissé prendre.

— Pas moi.

La police, qui ne possédait aucune preuve contre lui, laissa Gaylor aller son jeu, guettant l’occasion de le surprendre en faute. Tu crois que les gens vont avaler ça ?

— Bien sûr qu’ils vont l’avaler.

— Galtier exagère.

— Ce n’est pas Galtier, imbécile. Ça vient de plus haut, là où bouillonne la dignité de la nation. On s’en fout, bon dieu ! continue.

— Ça me fait plaisir de voir que tu vas mieux. Néanmoins, il fut impossible de prévenir l’assassinat de Louis Vernon, ni celui, manqué de très peu, de Jeremy Mareval, à présent hors de danger.

— C’est toujours bon à savoir.

À San Francisco en 1963, R.S. Gaylor est déjà un peintre célèbre. Pour des raisons qui échappent encore, son demi-frère, de trois ans son cadet, James Arnold Gaylor, décide de se substituer à lui. Mais les deux frères, même s’ils se ressemblaient étonnamment, ayant tous deux hérité des caractères physiques remarquables de leur père, différaient trop sensiblement pour que la substitution puisse passer facilement inaperçue. À cet égard, le coup fut magistralement monté. Richard Samuel est enlevé. Un accident de voiture volontaire, qu’on attribua alors à une décision suicidaire, permet à James Arnold d’effectuer en souplesse sa prise d’identité, y sacrifiant une partie de son visage qu’il mutile. Il passe trois mois en clinique dans l’isolement le plus complet, le temps nécessaire pour que s’effacent de la mémoire des intimes les détails précis du visage du frère aîné. Quand James Arnold sort de sa convalescence, sous le nom de Richard Samuel, une balafre et un œil à demi-clos déséquilibrent sa figure, déforment et dérèglent assez son expression pour qu’on ne cherche pas les traits anciens sous ce nouveau visage bouleversé par « l’horrible accident ». La disparition du frère cadet, quant à elle, n’inquiète personne ; on raconte qu’il a rallié les exploitations minières d’Amérique du Sud. Ainsi James entre-t-il dans le rôle de Richard. Par prudence, il fuit les soirées, évite les amis du passé de son frère, déserte les galeries de peinture. Il provoque délibérément autour de lui, par un excès ostensible de débauches, un véritable scandale de mœurs qui s’enfle à la mesure de sa célébrité. Bientôt, chacun en parle. La plupart s’indigne, accuse, conspue et porte plainte. C’est précisément ce qu’attendait James qui se saisit de ce prétexte pour s’exiler très naturellement de cette Amérique qui le condamne. En France, il sait que personne ne connaît précisément les traits de son aîné, et qu’il y sera en complète sécurité. Une fois à Paris, il cesse alors toute dissolution nocturne, devenue inutile.

« Il prend l’habitude d’outrer son apparence, exagérant les manies vestimentaires de son frère. Sa cape devient le bouclier de son identité. Qui porte la cape est le peintre. Gaylor ne s’en sépare plus, elle est son écran, la fumée masquant l’imposture.

« Les toiles de son frère lui étaient livrées à échéance régulière en provenance de Cuernavacas au Mexique, où doit encore être retenu le véritable artiste, vivant sous un faux nom, et œuvrant dans l’ombre. On pense à présent qu’une menace a pu empêcher pendant toutes ces années Richard Samuel de révéler sa véritable identité.

« En vingt ans de ce trafic immonde, James devient immensément riche, et gagne, à la sueur du génie de son frère, la gloire, l’amour, la dévotion. Nul ne s’étonnait de ne le voir jamais peindre. Cette extrême pudeur, mise au crédit de son excentricité d’artiste, contribuait au contraire à déifier l’homme, rendait encore plus attirante cette création générée dans le secret et la solitude. Esperanza Morecruz, qu’il épouse à Paris, assure n’avoir jamais douté de l’« authenticité » de son mari, mais nul ne saura sans doute jamais son véritable sentiment.

« Esperanza est une femme magnifique. Je ne la verrai plus.

— Dire qu’ils ont mis tant de temps à comprendre, dit Jeremy.

Tom se fit le serment rapide de ne pas s’énerver tant que Jeremy serait allongé et vulnérable.

— Je continue, dit-il fermement.

— Si tu continues, tu ne me croiras plus quand je te dirai ce que j’avais trouvé seul. Cela m’embête beaucoup.

— Je te croirai. Laisse-moi lire.

— J’ai ta parole.

Tom lui frappa dans la main et Jeremy crispa les mâchoires.

— Pardonne-moi, je t’ai fait mal.

— C’est vrai. Mais comme tu m’as sauvé la vie, je serai agréable à ton égard pendant encore une longue semaine.

— C’est aller contre tes principes. Tu ne devrais pas.

— Peut-être, mais c’est ce que j’ai décidé.

— Si tu m’interromps sans cesse, on n’en terminera jamais avec cette foutue salade. Bon. Il est en France, marié, riche comme tout, tranquille comme Baptiste, avec sa belle gueule et sa cape. Non, qu’est-ce que j’ai pu l’aimer ! Il ne faut pas que j’y pense. J’ai aimé un assassin.

— C’est toi qui t’interromps maintenant.

Le 23 juin, un événement imprévisible menace brusquement cet admirable édifice. Un ami oublié du vrai peintre, Robert Henry Saldon, ancien dessinateur et portraitiste, arrivé à Paris pour affaires. Il prend sans doute connaissance par la presse de la soirée annuelle donnée chez Gaylor, et parvient à se procurer une fausse invitation, vendue très cher au marché noir. Sans doute espère-t-il se rappeler à la mémoire de son ancien ami et lui emprunter quelque argent. Il fait la connaissance de Thomas Soler, un jeune artiste qui le pilote dans Paris et l’accompagne à la soirée fatale.

« Tu vois, mon nom est dans le journal. Mon nom nage dans cette infâme bouillie.

« On pense maintenant que Robert Saldon n’a pas reconnu le peintre en son hôte. Il avait observé et dessiné maintes fois le visage et les mains du véritable Gaylor. Si le visage était vieilli et mutilé, ses mains ne l’ont sans doute pas trompé. Saldon sut à l’instant que ce n’était pas Richard qui était devant lui, mais James. Entraîne-t-il Gaylor dans son bureau pour lui proposer un marché en échange de son silence ? On le croit. Mais Gaylor n’entend pas anéantir tant d’années d’efforts : c’est le premier meurtre.

« Il glisse dans les poches de sa victime l’argent qui provient de son secrétaire, donnant ainsi une raison plausible à la présence de Saldon dans son bureau : le vol. Mais il sait que personne n’avait de raison de tuer Saldon, qu’il sera facile de constater que nul ne le connaissait ce soir, sinon lui seul, Gaylor. Alors il a l’idée géniale de couvrir le corps d’une de ses capes, laissant à la police le soin de s’égarer sur la piste d’une éventuelle méprise. Ainsi apparaîtrait-il comme menacé et non comme seul suspect possible.

« Il se sert dans ce but de Thomas Soler, le principal inculpé qui s’était enfui après la découverte du corps, qu’il convoque secrètement, et qu’il charge à son insu de véhiculer le doute et le trouble. Le projet de Gaylor progresse à merveille dans l’esprit malléable du jeune Soler, qui est bientôt convaincu de la menace qui guette le peintre.

— Tu as le rôle de l’imbécile complet, intervint Jeremy.

— Je m’en suis aperçu tout seul. Malgré tout, la police n’abandonne toujours pas la piste Saldon, dont le passé révèle quelques troubles passages. Gaylor s’alarme. Le risque est grand qu’en fouillant l’existence et les archives de Saldon, on ne découvre quelque indice qui compromette sa sécurité. Des dessins de mains par exemple. Il sait combien Saldon et Richard avaient été liés pendant quelques années et quelle était la spécialité obsessionnelle du dessinateur. Il faut donc à tout prix que la police détourne son attention de Saldon.

« Pour y parvenir, il se décide à apparaître ouvertement comme la cible véritable du meurtrier, le soir de la réception. Son année 1963, passée à San Francisco à créer le scandale, est assez riche en crapuleuses anecdotes pour offrir un terrain fangeux où la police puisse s’embourber sans espoir de retour. De cette époque agitée, il garde deux cicatrices sur les bras, glanées un soir au cours d’une rixe, avec un jeune ami français, Louis Vernon. Il amplifie cette histoire et y ajoute l’ombre confuse d’une vengeance mortelle, déterminée à les rattraper tous les deux.

« Pour amorcer la partie, il lui faut tuer Louis. Devant se ménager un alibi sans faille, il charge Khamal Tewfik de la besogne. Puis, comme à contrecœur, Gaylor révèle à la police l’existence du danger qui les poursuivait tous deux.

« Dès lors, tout s’oriente comme il le souhaite : la police, convaincue, délaisse Robert Saldon. On protège Gaylor, on cherche le meurtrier du côté de l’Amérique. Seul Gaylor sait que l’enquête s’épuisera dans la recherche vaine d’un vengeur qui n’existe pas, et que l’affaire aboutira au non-lieu et sera bientôt classée… Tu suis toujours, Jeremy ? Tu as les yeux fermés.

— Je t’écoute tout de même.

— On parle de toi à nouveau.

— Excellent. Dis-moi ça.

— Courageux, brillant. En cherchant la confirmation sur Gaylor de ta découverte théorique, tu joues mal ta partie et il te devine. Il te fait suivre par Khamal. Tu t’es drôlement mal débrouillé ce soir-là.

— C’est écrit ?

— Non. C’est moi qui parle. Tu as même été très médiocre.

— Si tu veux.

— Tu te fais tuer. J’arrive, je te sauve. Je me fais presque complètement tuer. Galtier me tire de là. « J’ai vécu un cauchemar », raconte Thomas Soler. Mais je n’ai jamais dit ça !

— Et alors ?

Tom jeta le journal à travers la chambre et posa ses pieds sur la barre du lit.

— Bon dieu ! dit-il. J’ai constamment pensé de travers, je suis humilié. Piétiné. Je ne sais pas penser droit.

— Galtier n’a pas fait mieux.

— Jeremy c’est à toi maintenant. Sans effets inutiles je t’en prie.

— Une seule question : QUI était mort ?

— Saldon.

— Et voilà. C’était Saldon le mort. C’était le seul fait vrai qu’on possédait et on commençait déjà à l’oublier. Je me suis obstiné sur cette évidence. Et cette histoire de cape était idiote. Voler une cape aussi fameuse au milieu d’une soirée de trois cents personnes… Et surtout, se la mettre sur les épaules ! Cela ne t’a pas paru grotesque ?

— Non.

— Et pourtant si, ça l’était. On l’aurait retrouvée pliée en boule, serrée sous son bras, tout aurait été autrement. Mais on l’a retrouvée sur son dos, et c’était impossible, imbécile. Quelqu’un lui avait mis la cape. À qui cela pouvait-il servir ? À Gaylor d’abord, avant quiconque, parce que cette disposition l’innocentait absolument. C’était plutôt facile, comme tu le vois. Je suis parti de là. Pourquoi Gaylor aurait-il tué Saldon ? Je savais que Saldon était dessinateur, tu me l’avais raconté, et qu’il revoyait son ami pour la première fois depuis plus de vingt ans. Et ce soir-là, on le tue net, d’urgence, sans différer. Gaylor avait donc dû être pris par surprise. J’ai conclu assez vite à une affaire de substitution de personne. En effet, qu’est-ce que Saldon, qui vivait loin depuis des années, aurait pu savoir de menaçant pour Gaylor ? Rien. Saldon connaissait Gaylor et c’est tout, et pour cette raison, on le tue. Tu suis ? Tout s’alignait : l’accident, le visage abîmé, l’exil, le secret autour de sa peinture. Mais c’était un simple montage d’idées. J’ai espéré trouver à Frisco, dans les cartons de Saldon, des dessins de son ancien ami. Quand j’ai vu la précision de ces dessins, j’ai compris que Saldon n’avait pu oublier aucun détail du vrai Gaylor. Et j’ai trouvé. Un croquis de ses mains. Il y en avait plusieurs d’ailleurs, j’ai emporté le meilleur.

« Mais moi, je n’avais jamais vu le peintre. Et je ne pouvais pas savoir si ces mains étaient ou non les siennes. Il fallait que je compare. Je croyais qu’un simple coup d’œil devait me suffire pour dire si ma solution était la bonne. Ensuite seulement, je me donnais le droit de parler. Mais il m’a fallu plus qu’un coup d’œil pour apprécier la forme de ses mains, c’était moins évident que je ne me l’étais figuré. Et c’est comme ça que je me suis fait cueillir. J’ai trop voulu regarder ses mains. Il a senti tout de suite le danger qui venait de moi. C’est un homme très fort.

— Sur la fin, tu n’as pas été très bon.

— Tu l’as déjà dit. Mais avant j’ai été excellent. Tu dois l’admettre, Tom.

— C’est vrai.

Il était interdit de fumer dans les chambres et Tom alluma une cigarette.

— Tu sais Jeremy, j’avais laissé un carton à dessert dans l’escalier du cinquième étage avant de te trouver mort gisant. Je me demande ce qu’il est devenu. Peut-être quelqu’un l’a-t-il mangé.

— C’est à des choses comme cela que tu penses ?

— Non, pas du tout.

— Tu penses à Gaylor ? À Louis ?

— Je ne pense à rien. Si. Je pense sérieusement à ce carton à dessert maintenant.

— Tu es sûr que c’était un dessert qui valait le coup ?

Tom fit la moue. On ne le saurait jamais maintenant. C’était foutu.

— Tu vas dormir, dit-il à Jeremy. Je t’abandonne le tas de journaux.

— Tu n’en veux plus ?

— Non. Je n’en veux absolument plus.

Tom se leva, et se retourna, la main sur la poignée de la porte.

— Je n’aime pas trop cette histoire. Elle me rend triste.

— C’est passé, maintenant.

— Oui, tout à fait.

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