XV

Tom ne tenait pas à affronter une nouvelle fois l’inspecteur Galtier. La scène du matin lui suffisait largement pour la journée. Et puis, est-ce qu’il aurait dû l’emmerder comme il l’avait fait ? C’était son affaire après tout, à Galtier, si cela lui plaisait d’être impraticable. Aussi, après trois petites heures, il avait glissé son crayon dans sa poche, sauté du banc, et il s’était éloigné après avoir adressé un petit salut de la main à l’immeuble d’en face. Gaylor n’était pas sorti de chez lui de la journée, et il n’y avait donc pas eu moyen de le croiser par surprise. Cela finirait bien par se produire un jour ou l’autre.

L’idée de rentrer chez lui l’endormait par avance. Depuis deux jours maintenant, il pensait de plus en plus à aller chez Lucie, mais en l’absence de Jeremy, il se défiait toujours de lui-même. Il se sentait une sale âme de traître. À chaque fois que Jeremy avait eu le dos tourné, cela avait recommencé. Prudent, Tom tâchait de ne pas y réfléchir et d’éviter Lucie. Est-ce que cette folie n’allait pas finir une fois pour toutes ? Ça n’avait pas été lui et puis c’était tout. L’histoire s’arrêtait là. Et non seulement ça n’a pas été moi, récita Tom à voix basse, mais cela ne sera jamais moi. Est-ce qu’on peut concevoir quelque chose de plus simple ? Tom s’arrêta sur le trottoir et noua ses bras. Il compterait jusqu’à trois et ce serait tout à fait terminé. À trois il mettrait une croix dessus, il tirerait un trait, il renoncerait intégralement aux droits qu’il n’avait jamais eus. Il se laissa d’abord aller à examiner la sensation rude de creux et d’égarement que cette décision lui laisserait. Il serra plus fort les bras. À trois tout sera dit, tu n’es qu’une andouille. Il compta tout haut et frappa du pied, affolant quelques pigeons. C’était fait. C’était écrasé, escamoté, concassé, réduit en poudre. Il tourna encore un peu, acheva de dissiper les dernières fumées de l’accident.

À présent il pouvait aller chez Lucie. Il était tout à fait bien, un peu creux sans doute, mais bien. Lucie l’accueillerait pour la nuit.


Elle fut soulagée de trouver Tom qui l’attendait. Son silence inhabituel des derniers jours l’avait inquiétée et il n’était jamais chez lui quand elle essayait de l’appeler. Depuis la mort de Louis, elle prenait peur tout le temps, et Jeremy au téléphone avait eu l’air perdu lui aussi.

— Si Jeremy est perdu, dit Tom, on est foutus. Tu n’as toujours pas réussi à savoir ce qu’il était parti bricoler là-bas ?

— Non. Il n’y a rien à faire, il est muré.

— Je suppose qu’on n’y peut rien. C’est incroyable, tout de même. Tu es sûre qu’il ne t’a rien dit ?

— Tu penses que je pourrais te mentir ?

— Oui. Tu sais qu’il est venu me chercher à 5 heures du matin ? On s’est disputés en route et on s’est quittés sans se dire un mot. Il était pourtant sur le point de me confier quelque chose mais j’étais tellement hors de moi que je n’ai pas voulu l’entendre. As-tu eu l’impression que l’assassinat de Louis contrariait ses idées ?

— Il a dit que c’était impossible qu’on ait tué Louis.

— Jeremy est trop théorique. Allons dîner.

Pendant tout le repas, Tom tenta de classer et d’éclaircir les termes de l’affaire. En parlant sans trêve, cela les empêcherait toujours de penser que Louis était mort et qu’ils ne le verraient plus. Lucie avait l’air de très mal endurer cette idée, et elle sursautait dès qu’on prononçait son nom.

— Arrête-toi, je t’en supplie. Tu embrouilles tout, on n’y comprend plus rien. Laisse donc Galtier travailler tout seul et ne t’en mêle plus, j’en ai assez. On dirait que vous jouez, toi et Jeremy, vous êtes ignobles.

— Bon, dit Tom. Mais je ne peux pas laisser Galtier se débrouiller tout seul. Figure-toi que ce matin, il m’a surpris en train de faire le guet avenue de l’Observatoire.

— Tu le provoques depuis le début. Tu le fais exprès.

— Il a fallu que je m’explique, il était plus cassant que jamais. Et puis tout compte fait, je lui ai fait une espèce de scène. Si, je t’assure, une scène. Une espèce de discours grandiloquent où je tâchais de lui exposer pourquoi et comment il épuisait tout le monde. Il n’en a pas été content du tout.

— Tu es idiot, Tom.

— Oui, c’est d’ailleurs à peu près ce qu’il a conclu. En tous les cas c’est trop tard pour regretter. Il veut ma peau de plus en plus férocement et je n’aime pas ça. Et si je le laisse faire, il l’aura, tu comprends ? N’importe quelle théorie peut tenir debout quand on le souhaite. Dès notre première entrevue, il s’est méfié de moi.

— À sa place, je me méfierais aussi de toi. Quelle raison aurait-il de te croire sur parole ? Tu es impliqué jusqu’au cou dans chaque sursaut de cette affaire. Et en outre, tu vas l’énerver en te postant avenue de l’Observatoire. Tu as des idées invraisemblables.

Vers 2 heures du matin, Lucie abandonna et partit dormir. Elle laissa Tom qui, calé dans le grand fauteuil que Jeremy avait tapissé d’une sorte de soie verte, mit à portée de sa main cigarettes, chocolat, et gin. Tom avait éteint le plafonnier, allumé une petite lampe, et, souriant, laissait filer des fragments d’images et de conversations sans chercher à les organiser, mais seulement à se faire plaisir. Lucie avait dit qu’il se conduisait de manière invraisemblable. Il comprenait grossièrement ce qu’elle voulait dire, mais il ne voyait pas par où commencer pour y remédier. Se conduire de manière vraisemblable lui semblait un calvaire. Le téléphone résonna avec une stridence pénible. 3 heures du matin. Tom fronça les sourcils. Lucie allait être réveillée et il se sentait ce soir responsable du sommeil de Lucie. Il décrocha, le cœur rapide, au deuxième coup.

— Lucie, c’est toi ?

— Non ce n’est pas moi, dit Tom.

— C’est Tom ? C’est toi, Tom ? Je t’entends mal.

— Oui Jeremy, c’est moi. Tu m’entends mieux si je crie ?

— Oui, beaucoup mieux.

— Seulement je ne peux pas crier. Lucie dort. Il est 3 heures ici. Veux-tu que je la réveille ?

— Non surtout, c’est toi que je cherchais. Tu tombes à merveille. Est-ce qu’il y a du nouveau ? Est-ce qu’on a alpagué quelqu’un ?

— On n’a alpagué personne.

— Alors écoute-moi bien. Écoute-moi très bien, je n’ai pas beaucoup de temps, il faut que tu comprennes tout du premier coup. J’ai une dernière conférence à donner dans une heure. Je pars ce soir en vol de nuit pour New York. Je serai à Paris demain soir. Ne m’attendez pas, je dois régler une petite chose à mon arrivée.

— Quelle petite chose ?

— Je te raconterai cela plus tard, je n’ai pas le temps, je ne peux pas.

— Est-ce que tu sais quelque chose ?

— Sans doute. Non, Tom, je ne peux rien te dire, c’est impossible. Ce ne sont que des idées idéales tu comprends ? De simples structures. Mais de toute façon, si je ne me trompe pas, le danger est redoutable. Je veux que tu te tiennes dans un coin et que tu n’en bouges pas. Est-ce promis ? Même chose pour Lucie, dans un coin sans bouger. C’est entendu Tom ?

— Très bien entendu.

— Écoute-moi…

— Je ne fais que ça de t’écouter, nom de Dieu !

— Ne crie pas Tom, je ne suis pas sourd. Demain soir, je t’attends chez moi à 9 heures. Je ne veux pas te voir, ni toi, ni Lucie, à l’aéroport. Tu viens seul chez moi à 9 heures et on parlera comme tu voudras. Dis à Lucie qu’on la rejoindra ensuite, et que je l’appellerai de l’aéroport dès mon arrivée. En attendant, vous vous tenez planqués, comme des caves, d’accord ?

— D’accord, mais tout de même…

— Bien, très bien. Tu sais que je compte sur toi. Je file à présent. À demain, Tom.

— Qui était-ce ? appela Lucie.

Tom passa la tête par la porte et dit très doucement, comme si elle dormait encore, que c’était Jeremy, qu’il serait là demain soir et qu’on dînerait ensemble.

— Demain c’est dimanche, dit Lucie.

— Oui, c’est ça. C’est dimanche. (Il referma lentement la porte puis la rouvrit.) Lucie, Jeremy dit aussi qu’il faut que tu restes dans un coin et que tu n’en bouges pas jusqu’à demain soir. Il m’a fait promettre. J’ai promis pour toi. Tu m’as entendu ?

— Oui.

— Qu’est-ce que j’ai dit ?

— De ne pas bouger demain.

— C’est cela. Rendors-toi maintenant.

Tom retourna au fauteuil vert, les sourcils baissés. Jeremy devenait inquiétant, il aurait dû s’expliquer un peu mieux. Il devenait fou. Et il ne lui faisait pas confiance, il devait se méfier de ses initiatives. Voilà pourquoi il le suppliait de ne pas bouger. Jeremy n’avait peut-être pas tort, après tout. Le jour où il se conduirait de manière vraisemblable, Jeremy lui dirait sans doute plus de choses. Mais pour le moment, il ne fallait pas compter dessus. Il n’aurait droit qu’à l’épilogue, au baisser de rideau, demain à 9 heures. Jeremy avait parlé d’un danger redoutable. Bien sûr, et après ? Qu’est-ce que lui, Tom, pouvait avoir à craindre ? Il eut un frisson et chercha le chocolat qu’il avait sorti tout à l’heure. On lui avait appris que le chocolat était unique contre la mélancolie. Il était si bien tout à l’heure et cet imbécile avait réussi à lui faire peur. Oui, c’était une sorte de peur. Il ne pourrait pas encore dormir. Il tira un livre du rayonnage et le repoussa. Ce n’était pas le soir à aborder ce genre de roman qui risquait de très mal se terminer. Il monta sur une chaise et attrapa le dictionnaire. En certaines occasions, rien ne semble plus calme, plus doux, plus délicatement ennuyeux, que les racines mouvantes des mots.


Quand Tom se réveilla, il courut à la chambre de Lucie et vit qu’elle était déjà partie. Elle avait dû se préparer sans bruit. Avait-elle bien retenu ce qu’il lui avait dit dans la nuit ? Elle n’avait pas laissé de message. Tom se rappela qu’elle avait parlé d’un petit concert. Lucie ferait comme Jeremy avait dit, elle ne bougerait pas. Et lui ? Il l’avait promis aussi. Que ferait-il un dimanche ? Comme beaucoup de gens, Tom adorait les samedis, où tout était encore possible, et détestait les dimanches où tout tournait court et où il n’y avait rien de potable à faire. Il fit durer le temps et se décida brusquement pour une promenade au Louvre. Des années qu’il n’y avait mis les pieds. L’idée lui sembla superbe. Il irait voir l’Astronome, aux nouvelles acquisitions. Pas question d’aller chez lui ; tant que la deuxième couche sur sa toile ne serait pas sèche, il avait les meilleures raisons pour ne pas travailler. Quant à aller dessiner devant chez Gaylor, il ne fallait pas l’espérer. Croiser Gaylor serait merveilleux, mais croiser Galtier serait atroce. Lucie avait évidemment raison, et Galtier avait tous les motifs pour être sur ses gardes. C’était son métier de saisir les êtres avec des pinces et de les inspecter, de loin, pour leur chercher des bêtes, avec l’intention de ne pas se laisser divertir de sa recherche de poux par des sentiments parasites, qui sont les plus traîtres de toutes les espèces de sentiments. L’innocence n’existe pas, c’est une notion. Seul le pou existe, et il le prouve. Lucie avait tout à fait raison. Galtier était condamné à ne jamais trop s’approcher, condamné donc à l’infaillibilité, à l’immunité éternelle. Et lui, Tom, n’était pas du tout tiré d’affaire. À moins que Jeremy… Oui, Jeremy, peut-être, mais il n’y croyait pas tellement au fond. Au Louvre, ce serait parfait pour l’attendre. Et ce serait le dernier endroit où il rencontrerait Galtier, le chercheur. Tom tira son crayon, le tailla au couteau d’un geste précis, et considéra avec émotion la pointe effilée. Il taillait comme personne.

Il laisserait simplement un mot pour Lucie. Il apporterait le dessert, il l’embrassait. Pas de ça. Il avait promis. C’était concassé, réduit en poudre. Il déchira la feuille et mit au point un second petit texte, fait d’un besogneux mélange d’humour et d’amitié qu’il trouva détestable. Il valait mieux ne rien laisser du tout plutôt que d’être inutile et ridicule.


Devant l’Astronome, Tom se trouva heureux. C’est curieux, il avait cru cette fichue peinture plus grande. Galtier devait le chercher au jardin. C’était un homme à travailler le dimanche. Est-ce qu’il ne serait pas très déçu de ne pas le trouver sur le banc ?

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