XIII

Il réussit à la perfection le lancer de ses clefs sur la table, et tout aussi bien celui de sa serviette sur le siège d’angle. Il n’y avait rien à y redire. C’est pourquoi il jeta sa boîte d’allumettes sur le rebord étroit de la fenêtre, à une distance de plus de quatre mètres. Avec un petit bruit délicieux, elle s’y cala avec une précision militaire. Et ça, il n’y avait pas beaucoup de personnes qui pouvaient dire l’avoir fait. Ce rebord de fenêtre était très étroit, et l’opération ne supportait pas la moindre approximation. Un jour très faste, Galtier l’avait réussi de la main gauche. Il préféra ne pas s’y risquer aujourd’hui, estimant qu’il avait assez tiré sur sa chance.

Vuillard avait déposé sur sa table trois cent douze paquets de photos, qu’il répartit comme autant de cartes. Face et profil de chacun des invités. Lequel avait pu participer à la fameuse nuit du Company ?

Il étudia d’abord longuement les trente et un clichés trouvés chez Louis. Il y avait des extérieurs qui évoquaient dans leurs cadrages un peu tremblés ces interminables discussions d’ivrognes qui s’achèvent à l’aube sur le trottoir, devant le bar qui a tiré ses grilles. Même alors, avec sa barbe naissante, sa chemise démolie et son regard épuisé, Gaylor gardait une densité admirable et chacune de ses attitudes arrachait l’adhésion. Il y avait dans les allures de cet homme on ne sait quelle grâce géniale qui défiait toute imitation et toute analyse. Il n’était pas possible, même en regardant de très près, de savoir à quoi ça tenait, comment c’était fait. On avait seulement l’impression que malgré sa carrure, il était plus léger que les autres, mais avec des gestes plus lents, comme retenus par des morceaux de plomb à l’extrémité de chacun de ses doigts. Un contraste d’apesanteur et de ralenti. Un peu songeur, Galtier faisait glisser les photos du bout de l’index. C’était une sacrée figure et il le concédait volontiers. Et les photos elles-mêmes étaient remarquables, même si on sentait sur beaucoup que l’œil ivre et le bras engourdi avaient nui à leur netteté. À vingt ans, Louis avait déjà un drôle de talent. Galtier pianota sur la table et alluma une cigarette. Sur l’un des extérieurs, on voyait se refléter dans le trottoir gras, baveuses mais lisibles, les deux dernières lettres de l’enseigne au néon du bar. NY Le Company. C’était presque l’aube et on pouvait distinguer le décor intérieur, avec des tabourets fixes, des tables rondes à pied central, des images de chevaux sur les vitres. Galtier reprit les vues d’intérieur. Après un moment il en tenait six attribuables sans l’ombre d’un doute au Company. Bien sûr il pouvait s’agir d’une autre affaire que de celle de la nuit du Company, mais il chercherait d’abord sur celle-là. Tout de même ce soir-là, ils devaient en tenir une bonne. Qu’est-ce qu’ils avaient bien pu foutre ces deux insensés ? Qui avaient-ils pu provoquer ?

Galtier réétala les six photos en les faisant claquer sur le bois. C’était parmi elles qu’on trouvait Gaylor torse nu et en cravate. La tête d’un homme qui a bu comme un cinglé. Suffit avec Gaylor. Il s’agissait de s’occuper des autres à présent.

On pouvait identifier douze personnes, et encore trois autres, mais coupées à la hauteur des yeux, et une presque de dos. Seize en tout. L’une d’elles était sûrement John Hurst, le patron, et Galtier l’élimina. Une autre était l’inévitable entraîneuse, on la retrouvait sur les genoux de tout le monde, avec l’air de se morfondre. Galtier l’élimina, et aussitôt la rattrapa et la replaça avec les autres. L’entraîneuse était un homme. Pas une femme n’aurait eu des genoux semblables. Un peu plus et je le laissais filer, murmura Galtier. L’apparence est une chose idiote. Il faut que je me méfie.

Détail après détail, Galtier dressa les portraits les plus précis possibles des quinze compagnons de Gaylor. Trois semblaient très riches et ils le montraient. Il y en avait un autre qui incarnait le type rudimentaire du gangster et qui le faisait sourire. En costume rayé, avec une cravate courte et large, un chapeau clair à bande, la pochette, le cigare. Une camelote complète, songea-t-il.

À 6 heures moins 10, il leva la tête, les portes claquaient, le commissariat se vidait. Galtier fuma, renversé sur sa chaise, en attendant que s’écoule la masse agitée de ses collègues. Quand il reconnaissait le pas arythmique de Perrot, il savait que c’était la fin, là où s’accrochent les oiseaux un peu fous qui défont la belle harmonie des formations en v. Ensuite ce serait le silence.

Alors seulement il fit défiler les trois cent douze visages de la soirée Gaylor. Quelle chance avait-il d’en reconnaître un ? Et quelle chance avait-il que cela signifie quelque chose ? Il éjectait au passage tous ceux qui avaient moins de trente-cinq ans, au total cent-trois. Restaient cent-vingt-huit hommes et soixante-et-onze femmes, susceptibles d’avoir connu le Company et voulu supprimer Gaylor.

Dans un premier temps, Galtier laissa les femmes de côté, et redisposa les cent-vingt-huit figures masculines. Ça n’allait pas être facile de chercher parmi ces visages vieillis une des têtes originales du bar de Frisco. Pour chacun des invités, il fallait confronter en vis-à-vis les quinze portraits du Company. Galtier posa l’opération. Cela faisait mille neuf-cent-vingt examens, sans la moindre certitude de trouver un collage. À moins que l’homme n’ait été un habitué de chaque soir, il y avait tout de même peu de chance pour que Louis ait fixé sur ses films celui qui allait lui faire la peau plus de vingt ans plus tard.


Quand Galtier frappa du plat de la main sur la table, il était plus de 1 heure du matin. Mais il n’y avait aucun doute. Il avait mis cinq heures à trouver la correspondance entre Frisco et Paris, mais elle ne faisait aucun doute. Toute le reste du visage avait été bousculé par le temps, déplacé, épaissi, mais il était impossible de ne pas reconnaître ces lèvres, surtout la supérieure qui partait en avant et recouvrait un peu celle de dessous, comme une moue enfantine. Les yeux étaient froncés, serrés sur la base du nez, le cou de la même largeur que le maxillaire. Jeune ou vieux, il était laid. Au Company, il avait trente-six ans. Il était dans l’angle de la photo, adossé à une colonne, bras croisés. Sa chemise était défaite, un pan tombait sur son pantalon, le nœud papillon était dénoué et coulait le long du col, prêt à tomber. D’une main il tenait un verre vide, le pouce placé à l’intérieur. Un garçon qui devait avoir moins de vingt ans dormait debout sur son épaule, prenant appui comme sur un arbre. L’autre semblait se tenir un peu de côté pour le soutenir. Galtier approcha la photo de la lampe. Sur la cuisse du petit, il y avait une chaîne qui pendait, avec au bout quelque chose qui avait vraiment l’air d’un rasoir à lame courbe. On pourrait vérifier à l’agrandissement, mais Galtier en était déjà certain.

À la soirée de Gaylor, il avait cinquante-huit ans, et il avait gardé cette bouche désagréable, un peu comme celle d’un poisson, et rien d’autre de très remarquable. Galtier se rejeta en arrière et plissa les yeux en attendant que se recompose dans son esprit l’image de cet homme qu’il avait dû interroger comme tous les autres. Il serra les paupières plus fort et les pressa avec ses doigts comme si cela pouvait aider mécaniquement à la révélation du souvenir, à la mise au point de sa netteté. Cela venait doucement. Encore un peu. Près de la fenêtre. Très bien, on y était. Il l’avait interrogé parmi les premiers de la soirée. Ou est-ce que l’homme n’avait pas fait en sorte d’être interrogé tout de suite ? Galtier avait la sensation que ce n’était pas lui qui avait provoqué l’entrevue, mais qu’on la lui avait plutôt imposée. Comment était cet homme ? Il avait paru à l’aise, mais peu souriant et pressé ; le meurtre de Saldon ne l’intéressait pas. Galtier se laissa retomber en avant, et attrapa sa fiche.

Gerald Humphrey West — né en 1927 — Lawrence, Massachusetts. Nationalité américaine — Marié 1960 — Un enfant, né en 1962.

Maintenant, Galtier voyait aussi Mme West. Elle était à la soirée. Un instant, il imagina tristement le visage de l’enfant, et reprit ses notes.

Études : néant — Sans profession jusqu’à vingt-sept ans — Formation de comptable — Embauché dans une entreprise en 1957 — Faillite — À nouveau sans profession — En 1960, épouse E.R. Custon, fille de H. J. Custon, industriel des fours à pétrole. À la mort de son beau-père en 1963, prend sa succession à la direction de sa firme, la Texas-United-Thermotechnics — Inc.

Il commençait à comprendre pourquoi Vuillard avait pris instinctivement des notes assez détaillées sur cet homme. Et la femme ?

Evelyne Rose West, né Custon. 1920, Illinois. Principale actionnaire de la Texas-United-ThermoTechnics — Inc., par héritage paternel.

Galtier prit une cigarette. Tout cela me semble former un pertinent paquet d’horreurs, murmura-t-il. Un scénario absolument désolant : à bout de ressources, Gerald West choisit de séduire Evelyn Rose Custon. Elle a sept ans de plus que lui, et surtout, elle est dénuée de grâce, moche comme tout. Et cela, c’était très important. D’habitude, Galtier se donnait pour règle de ne pas juger l’apparence de ceux qu’il croisait. Il y a un mois, il s’était encore empoigné durement avec son collègue Fougeret à cause de cette grosse fille qu’il massacrait d’insultes pendant l’interrogatoire. Il avait serré Fougeret au col et il l’avait balancé contre la porte. Fougeret était un sale type et le balancer l’avait soulagé. Mais l’histoire avait été loin, et avait manqué très mal tourner pour lui. Dans ce cas précis pourtant, il était indispensable de dire que Mme West était moche comme tout. L’expression inoffensive, c’était tout ce qu’on pouvait trouver à dire pour elle. Ce n’était pas très difficile d’imaginer comment tout avait dû se passer, cela avait dû être pathétique à force de banalité.

Galtier se leva et récita à voix basse. La femme parvient à quarante ans, elle a perdu tout espoir de faire une fin. Dieu, quelle expression ! Quand soudain, éclair dans les ténèbres, Gerald apparaît qui se consume à ses pieds. Bien. Ce spectacle affreux lui noue le ventre et embrase son esprit. Bien. Evelyn Rose, qui connaît la minceur de son charme et l’importance de son capital, reste digne et tient la distance. Premier temps, elle éprouve la résistance de l’homme dont les flammes de l’amour ravagent terriblement les entrailles. Deuxième temps, la fatalité est là qui veille. Un jour, elle le regarde, elle est vaincue, c’est lui, c’est elle, etc. C’est une imbécile, elle l’épouse. Pire, elle a un enfant, le pacte est scellé. Lui, bien sûr, travaille dur dans la firme de son beau-père. Et puis tout à coup c’est le miracle. Le patron meurt. Joie. La fille hérite de la majorité des parts et installe Gerald à la tête de la Texas United. C’est un moment d’une grande beauté.

Galtier alluma une nouvelle cigarette et continua en tournant dans la pièce : mais voilà, il reste toujours un petit fond de méfiance qui résiste, même dans la plus généreuse des âmes. C’est ainsi que Mme West ne partage pas son paquet d’actions. Non. Elle le protège, elle le couve. Tout est à elle, l’argent, la firme, l’époux. Et que Gerald vienne à lui manquer de respect, à lui déplaire, qu’il vienne à n’importe quoi, elle le défait d’une parole, elle le range aux accessoires. Gerald n’est rien.

Galtier ferma les yeux et tenta de se rappeler si Mme West avait tout compte fait l’air aussi inoffensif que cela.

Au pire, reprit-il, Gerald a fait descendre son beau-père en 1963, soit qu’il l’ait fait lui-même, soit qu’il en ait chargé un petit tueur. Ou un grand tueur, ou un gros, peu importe, pourquoi faut-il toujours que les tueurs soient petits ?

La chose s’ébruite dans le milieu. Ou si elle ne s’ébruite pas, elle transpire, elle sue, elle se respire, elle se devine. Bien. Les anciens amis de West ne peuvent manquer de sourire à voir cet ancien minable à la tête de la Texas United. Surtout pour cause de mort de son beau-père. Le coup semble trop beau, bon à exploiter, il y a quelque chose à faire avec. En 63, on en parle la nuit dans les bars. Mais West est fort, et continue à s’imposer dans le milieu. Personne n’ose vraiment. Alors ? Qu’est-ce que Gaylor et Louis ont pu lui dire, publiquement, dans l’inconscience démente d’un soir de beuverie ? Galtier imagina la voix sourde et lente de Gaylor accuser l’homme, marteler des menaces, des insultes. On les saisit, on les cogne, mais Hurst appelle à l’aide. On les signe d’un coup de rasoir sur les bras, pour qu’ils se souviennent, et ce sera pour la prochaine fois. Il n’était d’ailleurs sûrement pas question de finir le travail ce soir-là devant tout un parterre de témoins. C’était pour plus tard. Mais Gaylor et Louis s’échappent. West ne les craint pas, mais il a une humiliation à faire payer, tôt ou tard. Ou bien alors, une rumeur renaît depuis quelque temps, et West se souvient des menaces du peintre. À voir.

Ou bien c’est beaucoup plus simple. West n’a pas tué son beau-père. Simplement il n’entend pas risquer sa situation. Et Louis a pu faire d’autres photos, et bien plus compromettantes encore. West les réclame-t-il ? Est-ce que Louis refuse ? Est-ce qu’il en demande de l’argent ? Et Gaylor ? Est-ce qu’il sait quelque chose du patron des fours à pétrole ? Quel intérêt aurait-il eu à faire chanter West, si longtemps après ? Sûrement pas l’argent. On peut imaginer que Louis a cherché à jouer un coup tout seul en apprenant l’arrivée de l’Américain à Paris. Bien sûr c’est possible. Il y a un air de vérité là-dedans, mais d’où vient-il au juste ? Galtier passa sa main sur sa joue, longuement. Toujours l’Américain à Paris. Tout vient de lui. Tout retourne à lui. Il donnera lui-même les détails. Il suffit de le mettre à terre.

Le plus dur était fait. Il rassembla rapidement les clichés. L’homme était encore au Crillon pour une semaine. Il le convoquerait ici, dans ce bureau où il ne pourrait se raccrocher à rien. Il n’y avait que Soler pour s’y trouver bien.

Cela recommençait. La seule pensée de Soler lui embuait le front, lui tendait les muscles. Dire que Soler l’avait vu, dire qu’il avait vu sa lassitude, la lassitude de l’inspecteur dans l’obscurité, la lassitude répandue, comme celle d’une fille, d’un égaré.

Ce n’était pas tolérable. Et au lieu de s’effacer comme n’importe qui l’aurait fait, il s’était installé, tout simplement installé, et il était resté là une heure. Galtier se souvenait avoir dormi, et bougé, et joué avec ses doigts dans ses cheveux. Maintenant il avait les mains moites et il ne le pardonnerait jamais à Soler.

Finalement il ne convoquerait pas West ici. Il irait plutôt le saisir dans sa chambre, avec tout l’avantage classique mais efficace de la surprise. L’homme n’aurait pas le temps de se débattre.


Très tôt, Galtier était à nouveau à son bureau. Souvent, quatre ou cinq heures de sommeil pouvaient lui suffire. Les factionnaires de l’avenue de l’Observatoire avaient déposé leur rapport et Galtier le parcourut en fronçant les sourcils : 3 h 35 — Perçu l’éclair d’un flash, assez loin du côté nord de l’immeuble et le bruit d’une course. N’avons pu rattraper l’homme, il avait trop d’avance. L’avons perdu au carrefour de l’Observatoire. Silhouette petite, course très rapide, vêtu probablement d’un blouson. Pour le reste, veille normale jusqu’à 5 heures. Relève.

Qu’est-ce que c’était encore ? Un journaliste besogneux ou quelque chose de plus grave ?

Il passerait à l’Observatoire avant de se rendre au Crillon. Il laissa une note à Vuillard, qui lui fixait rendez-vous à 10 heures place de la Concorde. Il glissa la photo de West au bar du Company dans la poche de son pantalon, il pourrait la sentir en marchant.

L’homme de garde repéra de loin la silhouette de Galtier et surtout sa manière de s’avancer, le torse légèrement basculé en avant, et le visage levé. Il siffla son collègue qui à l’autre bout de la rue redressa son allure. Il sentait ses traits brouillés par la somnolence, et redoutait que Galtier ne le détecte aussitôt. Mais Galtier les salua et ne dit rien là-dessus.

— Vous avez lu le rapport pour cette nuit ? demanda Morin. Ils n’ont vraiment rien pu faire. Le type s’est défilé à toute allure. Il aurait été impossible de le rattraper. Ils l’ont perdu du côté de la rue St-Jacques.

— Bien sûr dit Galtier, qui passa les pouces dans sa ceinture, posant une main au contact de la photo, et leva les yeux vers les fenêtres de l’appartement. Est-ce que ça a bougé là-dedans ?

— Non inspecteur. Plat comme la main. On n’a rien vu.

Galtier saisit violemment l’épaule du factionnaire et le retourna d’un coup brutal vers le parc.

— Et ça, Morin, ça là-bas, ce n’est rien peut-être ?

Morin se tordait pour desserrer les doigts de Galtier et suivit la direction de son regard. Sur un banc, sur le dossier d’un banc, il y avait un homme qui avait l’air d’écrire, mais il était si loin derrière les arbres qu’on ne pouvait rien en dire de mieux.

— Et alors ? Nous ne sommes pas censés arrêter tous les promeneurs du Luxembourg tout de même ! Lâchez-moi, bon dieu ! Vous me faites mal ! Vous ne voyez pas à la fin que vous me déboîtez l’os de l’épaule ?

— La clavicule, Morin, la clavicule, cela s’appelle. Et ton promeneur du Luxembourg, cela s’appelle Thomas Soler, artiste peintre, suspect dans l’affaire du meurtre de l’avenue de l’Observatoire, et qui n’a rien à foutre ici ! L’os de l’épaule, le promeneur, tout a un nom, Morin, et tout a un sens.

Galtier n’avait pas élevé la voix mais Morin était en sueur. Ce timbre bas, doux, lui fit plus de mal qu’un coup de pied au ventre. Il se dégagea, il avait quarante-sept ans, il ne se laisserait pas faire.

— Soler n’est plus suspect, inspecteur. Et de toute manière, je ne pouvais pas le reconnaître. Je ne l’ai croisé que deux fois au commissariat. Même maintenant je ne le reconnais pas.

— Tu n’as pas d’yeux, c’est tout. C’est pour tout le monde pareil. On est tellement persuadé d’en avoir qu’on ne songe pas à s’en servir. Mais ne t’en fais pas, il y a pire. Désolé pour la clavicule. Ce soir on lèvera la garde. Gaylor en a sa claque de cette publicité. Il dit que cela ne sert à rien et je suis près de le croire. Il ne se passera rien tant qu’on surveillera l’endroit. On se replie. Vos collègues sont au courant.

Galtier n’avait pas quitté Soler du regard.

— Vous n’êtes pas armé, intervint Jean qui s’était rapproché. Vous voulez mon flingue ?

— Pas de ça. Le type n’est pas dangereux. Enfin, pas de la manière courante.

— Ah.

— Va reprendre ton poste. Je vous verrai plus tard.

Il tira sur sa lèvre avec ses dents et se dirigea lentement vers le banc derrière les arbres. Morin se frottait doucement l’épaule.

— Il m’a presque bousillé la clavicule ce con, dit-il à Jean. On m’avait déjà parlé de ce coup-là, mais bon dieu qu’est-ce qu’il a dans les doigts ?

Comme Jean ne répondait pas, il secoua la tête et dit qu’il n’avait jamais su quoi penser sur l’Inspecteur Galtier.


Tom avait à peine levé les yeux en entendant un bruit de pas et il avait continué son travail sans témoigner du moindre intérêt pour le passant qui s’approchait. Galtier était certain que Soler l’avait reconnu, parce que Soler savait parfaitement quoi faire de ses yeux. Il aurait fait un magnifique factionnaire.

Sans un mot, Galtier s’assit sur le dossier du banc, cala ses pieds sur le siège et alluma une cigarette. Tom dessinait sur un grand bloc posé sur ses genoux. Il était habillé de noir. Galtier ne put s’empêcher de surveiller un moment le déplacement du crayon qui rendait un bruit onctueux presque imperceptible dans le silence du jardin. De côté, Galtier apercevait sur la feuille quelque chose de talentueux, avec les voûtes contreplongées d’une espèce de théâtre baroque, une nuée d’oiseaux assez sinistres, et dans un angle trois sortes d’anges aux visages levés.

On ne pouvait pas dire que Tom boudait, on ne pouvait pas dire non plus qu’il était ailleurs. Simplement, il ne s’intéressait pas à l’Inspecteur Galtier.

Galtier écrasa sa cigarette.

— On se connaît je crois ? demanda-t-il.

— Il me semble dit Tom sans se détourner de son dessin.

— C’est amusant, l’existence, reprit Galtier. Les coïncidences, les hasards. Car enfin Paris est si grand et il faut que nous nous rencontrions dans ce jardin. C’est étonnant tout de même.

— « Paris est tout petit pour ceux qui s’aiment comme nous d’un aussi grand amour. »

— D’où sors-tu cela ?

— Culture classique. Si vous ne connaissez pas tant pis pour vous. Je n’y puis rien.

— Fort bien. Donc quand tu viens dessiner, tu viens toujours dans ce jardin bien sûr. Et très tôt le matin, dès 7 heures. C’est ton petit coin chéri, ton habitude secrète ?

— Pas du tout. Je n’y viens jamais et vous le savez. D’ailleurs, je n’aime pas tellement les jardins.

— Alors ?

— Alors en ce moment il faut que je sois là, c’est tout.

— Là, tout près de l’appartement de Gaylor, dès l’aube et bien camouflé derrière les arbres.

— Voilà. C’est exactement cela.

— Je peux savoir ?

— Je suppose que c’est un ordre ?

— Sans aucun doute.

— Je me planque pour ne pas me faire repérer de vos hommes et que vous ne me tombiez pas dessus une fois de plus. Je n’avais pas prévu que vous passeriez vous-même ce matin. Entre nous, ils ne sont pas très forts vos vigiles. Belle vigilance, vraiment ! Je pourrais tout aussi bien m’installer sur le trottoir. Hier, j’ai été tranquille toute la journée. À se demander ce qu’ils ont dans les yeux.

— Ce n’est pas ton affaire. Continue.

— Je le sais bien que je dois continuer. Ce n’est pas la peine de dire « continue, Soler » toutes les six secondes. Je n’ai même pas le temps de finir mes phrases. C’est fatigant à la longue. Donc je viens m’embusquer ici pour trois raisons, que je vais me faire une joie de vous exposer de manière claire quoique concise. Un, je ne peux plus vivre chez moi. Depuis la mort de Louis, je n’y tiens plus en place. Il me faut du vent. Deux, j’exerce à titre personnel ma propre surveillance. Je fais l’ange gardien, si vous préférez. Et je fais bien parce que vos plantons entre nous, bien, on l’a déjà dit, ce n’est pas la peine d’y revenir. Il n’en reste pas moins que s’il y a quelque chose à surprendre, c’est moi qui le verrai, cela ne fait aucun doute.

— Trois ?

— J’y viens. Trois, imaginez-vous que cela m’inspire de venir ici. Oui, cela m’exalte, cela me donne du courage, des idées, de l’ambition, de la prétention même.

— Il faut que je me contente de cette explication ?

— Absolument. Et vous n’avez aucun droit à m’interdire ce banc plutôt qu’un autre. Maintenant, si vous le permettez…

Et Tom se remit au visage de l’ange de gauche. Galtier serra ses mains sur ses genoux.

— On est très fort ce matin ? Très détaché, très à l’aise, très content de soi ?

— Voyons…, ni plus ni moins que les autres jours, répondit Tom d’une voix molle. Si pourtant, un peu plus détaché, et un peu moins à l’aise, c’est vrai. Cependant, à présent que j’ai satisfait votre légitime inquiétude professionnelle, j’aimerais assez que vous me rendiez mon banc. J’ai besoin du banc entier pour travailler.

— Ah parfait ! ricana Galtier. On ne me « tient plus compagnie » aujourd’hui ?

— Exact, coupa Tom.

Frémissant, Galtier chercha une nouvelle cigarette. Il n’avait rien à faire ici, il allait se lever. Il allait partir, évacuer Soler, se rendre au Crillon. Il n’avait plus rien à faire avec cet orgueilleux crétin. Il regarda sa montre et se donna cinq minutes. Simplement cinq minutes encore pour que Soler avale la poussière.

— Vous pouvez aller maintenant, dit Tom. Ne vous faites pas de bile, je veille, ajouta-t-il en souriant et en désignant du menton l’appartement de l’autre côté des arbres.

— Tu es très impatient d’être seul. Tu attends quelqu’un ?

— Mais oui, dit Tom. Figurez-vous que j’attends mon complice. Il a une casquette rabattue sur les yeux et des gants de cuir. Impressionnant, non ? On a rendez-vous dans cet endroit discret, où personne ne viendrait nous chercher, pour organiser la liquidation définitive de Gaylor. Vous ne pouvez pas l’avoir vu à la soirée, il était déguisé en glaïeul. C’est un garçon plein de ressources et très amusant. Alors vous comprenez, votre présence, ici, c’est gênant bien sûr. Inattendu et déroutant.

Tom rit brusquement et redevint sérieux. Il vit que Galtier n’avait pas du tout envie de rire.

— Non, reprit-il, ce n’est pas ça. Je voudrais que vous vous en alliez, bien sûr, mais je n’attends personne, je suis seul.

Tom posa avec précaution son bloc sur le banc et se déplaça un peu de côté pour faire face à Galtier.

— Non, dit-il. Je ne vous tiens plus compagnie parce que vous m’êtes égal. Voilà. Maintenant vous m’êtes égal. Avant-hier encore, vous m’intriguiez, mais aujourd’hui vous ne m’intéressez plus. Qu’est-ce qu’on peut dire de plus ?

— Va jusqu’au bout maintenant ! hacha Galtier.

Il regardait droit devant lui et il n’avait pas à écouter ce type. Il devrait aller travailler. Il ne devait pas l’écouter. Un flingue ! Jean qui voulait lui passer un flingue ! Mais qu’est-ce qu’il en aurait fait contre ça ?

— Pardonnez-moi, reprit Tom. Ce n’est pas agréable, mais c’est ainsi pourtant. Votre infaillibilité me fatigue, me lasse. Quand on vous voit, on s’imagine des tas de choses passionnantes, et puis on est déçu. C’est du vol, de l’escroquerie. Une insulte à votre visage. Non, non, attendez, je n’ai pas terminé. Vous souhaitez être distant et indéformable — très bien, vous l’êtes. Indifférence complète, raideur glaçante, défiance inexpugnable. Il n’y a rien à dire, c’est parfait. J’admire. Aucune chance pour personne d’espérer un jour vous connaître. Constitution métallique et parcours sans faute, c’est superbe et tout à fait infranchissable. Bien entendu, l’esprit s’emmerde un peu, il s’engourdit peut-être, il se durcit sans doute. Mais qu’importe, ce n’est pas tellement grave. Voilà un homme que nul n’approche ni n’entame, un homme qu’on respecte. Pas comme Soler, bien sûr, qui a déjà pleuré deux fois devant l’inspecteur principal. Quelle rigolade ! Qu’est-ce que c’est que ce type qui ne sait pas se tenir ? Il n’a pas d’honneur, Soler est un imbécile.

— C’est vrai, dit Galtier. C’est vrai que tu es un imbécile. Et c’est vrai que tu ne sais pas te tenir. Tu peux garder ton discours. J’imagine la suite de bout en bout et c’est le genre de chose qui ne m’a jamais intéressé. Ce qui me regarde, moi, c’est ce que tu te tires de là. Si je te retrouve collé sur ce banc ce soir, je ferai en sorte que ça se termine mal pour toi.

Tom haussa les épaules, ramassa son bloc et tira son crayon de sa poche arrière.

— Comme vous voudrez, dit-il. Vous êtes éreintant, c’est bien ce que je disais. Cela ne me regarde pas, c’est vrai, mais est-ce que quelqu’un peut savoir ce qui me regarde ou pas ? De toute façon, tout me regarde, cria-t-il.

Galtier était déjà parti. Tom suivit des yeux sa démarche régulière, son torse trop long, cassé vers l’avant. Ça va saigner, pensa-t-il. Ce n’est pas ainsi que j’améliorerai mon cas avec la police. Qu’est-ce que ça pouvait bien me faire après tout ? Il n’a qu’à crever tout seul, je m’en fous, il est incurable. Et cela va me rapporter quoi ? Pas même la satisfaction de l’avoir fait ciller. C’est un inamovible et c’est trop fort pour toi, c’est tout. Maintenant il va en profiter. Amène-toi Soler. Continue Soler. Coupe ça. Tire-toi. Ça ne finira jamais. Tom pensa qu’un anaconda, ce n’était pas grand-chose à côté d’un type comme ça. On fait tout une histoire des anacondas, mais finalement, ils se laissent faire bien mieux. Il appointa son crayon et siffla un air. L’ennemi ne reviendrait pas tout de suite. L’ennemi avait à faire ailleurs.

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