X

Louis fut surpris de ne pas trouver Tom.

— Il n’a pas pu venir. Il regrette. Nous devions nous voir tous les trois, et c’est remis. Mais on peut tout de même dîner ensemble.

— Qu’est-ce que voulait Tom ? questionna Louis.

— Je ne sais pas. Il ne me l’a pas dit.

— J’aime autant ça. Je n’ai pas envie de voir Tom en ce moment. C’est entendu, où irons-nous ?

— J’ai ma voiture. Nous pourrons choisir en route.

La voiture hoquetait un peu. Elle cala tout à fait derrière la gare de Lyon.

— Ça ressemble à une bougie ça, dit Louis, accablé d’ennui à l’idée qu’il allait falloir s’occuper de cette foutue machine en panne.

— Ou bien c’est la tête d’allumage.

— Peut-être. Mais moi je vois plutôt une bougie.

Louis ne connaissait rien à la mécanique. Mais il aimait bien en parler de temps en temps. Il se sentit agrippé à la gorge. Il se débattit car il lui sembla impensable que son agresseur puisse avoir le dessus. Mais il étouffait et il ne put rien faire.


Tom dormait sur le banc du couloir, une main sur le ventre et l’autre touchant le sol. Galtier le prit par l’épaule.

— Ça y est, entendit-il. On vient de retrouver votre ami Louis sur un trottoir, derrière la gare de Lyon. Le pire est arrivé.

— Le pire arrive toujours, dit Tom.

Et il n’y eut plus moyen de le faire bouger pendant deux heures.

De temps en temps, Galtier passait, le secouait, et pensait que Thomas Soler avait l’air d’un homme fini.

En tout cas, le meurtre de Louis Vernon changeait bien des choses. Tom n’avait pas quitté le commissariat de toute la soirée. On ne pouvait imaginer plus innocent. Presque trop innocent peut-être. Galtier regarda Tom. Est-ce qu’il pouvait jouer la comédie, pleurer sur commande ? Est-ce qu’il aurait été de taille à monter un coup pareil ? Quel coup ? Faire tuer Louis par un complice dans le simple but de gagner son innocence ? Galtier trouva cette idée idiote et lugubre. Mais quelque chose le gênait. La police avait fouillé tout le passé de Tom et les résultats étaient désespérants. Tom avait peur des vaches et des bombyx. Qu’est-ce qu’on pouvait faire d’un type comme ça ? D’un autre côté, il avait passé des années à voyager seul dans des pays impossibles. Et il était violent, et toujours sur le point de se battre. Galtier avait même été proposer les photos des toiles de Tom à l’examen d’un psychiatre, démarche qu’il avait accomplie par devoir mais qui lui avait coûté beaucoup d’effort. Il n’en était sorti que des choses très ordinaires, qui avaient effaré le médecin, mais dont Galtier avait haussé les épaules. Angélisme, mégalomanie. Et alors ? Ce n’était pas une raison pour tuer tout le monde.

Il allait falloir aller trouver Jeanne Vernon, qu’on avait emmenée à l’infirmerie. Il allait falloir dire que Louis avait été étranglé et laissé pour compte sous la pluie du soir sur un trottoir de rien. Que la police n’avait rien su faire pour l’empêcher. Qu’on n’avait pas retrouvé le meurtrier et que cela risquait encore de durer longtemps comme ça et que lui, Galtier, était un zéro.

Et Soler qui ne voulait toujours pas remuer et qui faisait le mou sur ce foutu banc. Le type accompli de l’homme efficace. Pas une seule fois il ne s’était comporté comme il l’aurait fallu. Dans une minute Galtier se lèverait, il allumerait une cigarette et il dirait foutaises. C’est ce qu’il fit en effet et cela lui fit un peu de bien.

Il appela chez Gaylor, et dit qu’on avait tué Louis et qu’il arrivait. Qu’on ne bouge pas. Il prit un homme avec lui. Cette fois, il allait cracher le morceau le peintre. S’il avait bien voulu parler plus tôt, au lieu de protéger sa renommée des salissures, Louis Vernon ne serait sûrement pas mort. Et Galtier était exaspéré de cette mort. On l’en avait prévenu quelques heures plus tôt et elle s’était malgré tout produite. Soler l’avait supplié de l’empêcher. Mais son impuissance avait été publique. Et surtout il y avait Jeanne. Dans les limites de son indifférence, Galtier avait été troublé. Même tout à l’heure à l’infirmerie, après lui avoir dit pour Louis, elle avait eu une telle expression qu’il lui avait serré fort le visage entre ses deux mains. Il n’aurait pas voulu qu’elle s’écroule, c’est pourquoi il avait dû serrer si fort. Oui, cette fois-ci, il allait cracher le morceau le peintre.

En sortant, Galtier ne put s’empêcher de jeter un œil sur le banc. Il était toujours là.

— Chef, qu’est-ce qu’on fait pour Soler ?

Galtier haussa les épaules.

— On le laisse là.

Là ou ailleurs, il s’en foutait.


Gaylor ne voulait recevoir personne, expliqua Khamal en barrant la porte. Galtier l’écarta violemment, et en homme qui connaît les lieux, ouvrit la porte du salon, attrapa une chaise et se campa devant Gaylor. Il était étendu dans un fauteuil.

— Bon dieu vous n’êtes pas encore mort ! dit Galtier à voix basse et rapide.

Gaylor reposa son verre et leva la tête. Galtier plia dans l’ombre sous l’éclat du visage. Il lui sembla que Gaylor avait pu pleurer mais il n’en était pas sûr.

— Il faut que vous parliez maintenant, reprit Galtier plus doucement.

Gaylor ne dit rien et Galtier tira une cigarette. Du doigt, Gaylor fit glisser le cendrier vers lui.

— Merci. Il faut que vous parliez maintenant. Il est mort. On l’a étranglé. Étranglé, vous comprenez.

Gaylor fit juste un mouvement avec ses lèvres.

— Vous l’avez tué, dit Galtier en cassant encore plus sa voix.

— Vous dépassez les bornes, inspecteur, dit lentement Gaylor.

— En vous taisant vous l’avez tué. Si vous m’aviez parlé, on l’aurait protégé. Mais vous avez préféré nous laisser croire au soi-disant meurtre de Saldon, vous m’avez laissé poursuivre une illusion, alors que depuis le début vous saviez que c’était vous qu’on avait cherché à tuer. Vous et Louis avec. Et vous n’avez pas bougé. Vous avez laissé faire. Eh bien c’est fait à présent. Reste la moitié du travail à finir. Alors ?

— Je n’ai pas pensé qu’on pourrait retrouver Louis.

— Bien sûr, vous n’y avez même pas pensé. Vous n’avez pensé qu’à vous-même. Pensé à la révélation pénible du scandale qui vous rattrapait après vingt ans. Mais qu’avez-vous donc fait ? Il semble pourtant qu’en Amérique vous étiez moins soucieux de votre image. Mais on change, n’est-ce pas ? L’âge apporte le goût de la sécurité paisible, de la fortune qui rentre à flot, toile après toile. Et pour ne rien défaire de tout cela, vous vous êtes tu. Vous avez sans doute cru pouvoir régler l’affaire tout seul, à l’étouffée, avec de l’argent peut-être. Mais vous n’avez rien pu faire, et Louis est mort ! Cela ne vous fait rien peut-être ?

— Bien plus qu’à vous-même, inspecteur.

— Vous êtes glorieux peut-être, mais vous êtes méprisable.

— Cela vous regarde de le penser et cela m’indiffère. Vous échafaudez, vous insultez, vous condamnez sans savoir ; cela m’étonne venant de vous mais cela m’indiffère. Peu m’importe. Je vous croyais simplement différent. Et maintenant, inspecteur, écoutez-moi bien, vous allez avoir votre histoire.

Galtier se servit un verre et resta debout.

— J’ai connu Louis à Frisco, il était très jeune, à peu près vingt ans. Je l’ai rencontré dans un bar, où il cherchait l’aventure par tous les moyens — comment diriez-vous — de la dissolution. Et moi pendant ce temps je cherchais l’enfer. C’est cela, l’enfer. Je souhaitais que les brûlures des bas-fonds détruisent en moi toute passion, tout orgueil, toute croyance. Dissolu, dissous, quelle différence ? Peu importe mes raisons, vous ne les comprendriez sans doute pas si le désir d’un destin divin ne vous a jamais malmené.

« Ensemble, le petit Louis et moi, nous avons épuisé les offrandes de Frisco. Mais vous devez savoir cela n’est-ce-pas, avec tous les détails nécessaires. On trouve toujours quelqu’un pour vous le raconter.

« Pendant six mois, nous avons côtoyé les pires crapules et les plus délicieuses aussi. Qu’avons-nous fait au juste ? Je ne m’en souviens pas très bien. Toutes les nuits se ressemblaient un peu, et l’alcool et la drogue effaçaient jour après jour nos souvenirs. Il n’y avait aucune raison pour que cela cesse, et, contrairement à ce que l’on dit, le scandale fait autour de mon nom m’amusait infiniment. J’aurais voulu qu’il fût pire encore. Cette déchéance et l’horreur qu’elle provoquait me semblaient charmantes. Mais un matin, j’ai ouvert les yeux et j’étais allongé sur le sol d’un bar, le Company, et je voyais les tables par en-dessous comme d’énormes masses noires et menaçantes. Tout le corps me faisait mal, comme si j’avais été piétiné, et sur le dessus de mes bras, il y avait deux longues estafilades qui saignaient, depuis le coude jusqu’au poignet.

Sans s’interrompre, Gaylor remonta lentement ses manches pour les découvrir.

— Le patron du bar me lavait le visage avec un linge glacé. Il paraît qu’un médecin était venu, qui m’avait bandé la tête. Et John, c’était le patron, John Hurst, était terrifié et il disait : « Vous n’auriez pas dû faire ça, vous n’auriez pas dû faire ça tous les deux. Vous avez été fous, ils vous rattraperont, un jour ou un autre. C’est ce qu’ils ont dit et ils le feront. Fallait pas y toucher. Faut filer mes enfants chéris, faut vous mettre debout et filer. »

« Il ne disait rien d’autre. Il ne pouvait rien raconter de plus, il fallait qu’on file. Et si vous le cherchez, John Hurst, comme je l’ai fait plus tard, c’est peine perdue. Il avait filé quelques jours après cette histoire. Sans doute avait-il dû appeler de l’aide pour nous défendre, et il devait disparaître après ça.

« Louis est resté cinq jours couché. Je l’avais emmené dans un petit hôtel de banlieue où je l’ai fait soigner comme je l’ai pu. Il était drôlement touché, et lui aussi, il avait été saigné sur les bras. Vous pourrez voir ses cicatrices. Pendant des heures, on a cherché à se rappeler ce qui avait bien pu se passer, avec la sensation qu’on avait dû aller trop loin. Il y avait des gens dans ces bars qu’il valait mieux ne pas provoquer. Louis se souvenait simplement qu’il avait cassé une bouteille sur la table, et d’un homme en costume foncé. Moi je ne voyais pas du tout cet homme en costume. Je voyais une femme très maquillée qui avait crié. Louis était tellement jeune, il était sonné. Il voulait rentrer dans son pays, dans sa ville surtout. Paris. Il appelait sa sœur et puis sa mère. On est restés cachés pendant toute une semaine, et sans même savoir pourquoi. On se cachait. C’était tout ce qu’on était capables de faire. On était tous les deux au bout de notre chute. On a été ramasser la petite sœur, et on a filé, sans prévenir personne.

Gaylor se rassit. Galtier eut l’impression qu’il se contractait, mais il prit simplement une cigarette et posa lentement son front sur son poignet.

— Êtes-vous content maintenant ? Non, bien sûr. Il faut encore que vous sachiez pourquoi je ne vous ai rien dit jusqu’ici, n’est-ce-pas ? C’était il y a vingt-deux ans, j’avais oublié cette histoire. C’est vrai, pendant de longues années, j’ai eu des appréhensions, et je ne pouvais me défendre de surveiller tous les Américains qui m’approchaient. Et puis j’ai fini par ne plus y penser. C’était oublié. Pourquoi est-ce qu’on aurait encore cherché à me tuer après tant de temps ? Bon dieu pourquoi ? Qu’est-ce que j’avais pu faire de tellement grave cette nuit-là ? Le soir du meurtre de Robert Saldon, en voyant la cape qu’il portait sur lui, j’ai pris peur à nouveau. Mais cela me semblait impossible. Après tout, on avait bien pu vouloir assassiner Robert. Je me suis accroché à cette idée. La police m’a appris que Robert avait sursauté en entrant ici. Il avait dû reconnaître quelqu’un, c’était le plus probable. Ce meurtre ne me concernait pas. Alors, pourquoi ressortir cette vieille histoire pour rien ? Je répugnais à y penser. Car même enfouie, il me semblait que le moindre geste imprudent pouvait la rendre à nouveau dangereuse. Je ne voulais pas la toucher, je ne voulais pas l’animer. Parce que Louis, inspecteur, Louis, personne ne savait qu’il était à Frisco. Louis était tout à fait en sécurité, quoi qu’il advienne. C’est en parlant que je risquais en revanche de le compromettre et de le mettre vraiment en danger, en le désignant comme mon compagnon de la nuit du Company. Comprenez-vous ? J’ai préféré ne plus y penser, m’imaginer que c’était vraiment à Robert qu’on en avait voulu. Robert avait très bien pu devenir un truand, n’est-ce pas ?

« Et puis maintenant ils ont eu Louis. Comment ont-ils su pour lui ? Comment ? Il ne devait jamais rien dire à personne. Je le lui avais fait promettre. Mais ils l’ont eu. C’était donc bien ça.

Gaylor rabaissa ses manches.

— Rideau, dit-il.

Galtier n’avait rien à dire. Qu’est-ce qu’il aurait pu dire ? Il aurait souhaité pouvoir s’excuser, mais il n’aimait pas ça, et ce serait pire de toute façon. Et que pouvait lui faire après tout que Gaylor ait ou n’ait pas une bonne opinion de lui ?

Il tourna un moment dans la pièce, les mains croisées dans le dos, écrasant les lattes du parquet sous les tapis.

— La police laissera deux hommes dans la rue.

— Et alors ? Vous ne pourrez pas le faire éternellement. Et je ne vais pas passer ma vie dans cette pièce aux volets tirés, n’est-ce pas ? Ni vous ni moi ne savons le visage de celui qui viendra pour me tuer.

— Nous trouverons. L’enquête sur le meurtre de Louis Vernon ne fait que commencer.

— C’est votre métier de le dire et d’y croire. Ce n’est pas le mien.

— Pourtant, insista Galtier, au cours des jours qui viennent, je vous prie de prendre garde à vous-même. Ne nous compliquez pas la tâche en vous exposant sans nous prévenir. Même par bravade. Mais je crois que vous serez plus prudent que vous ne me le laissez croire.

— C’est possible, dit Gaylor.

Galtier vit qu’il souriait un peu, et il en profita pour lui tendre la main.

— Mais voyez-vous reprit-il, je ne sais pas ce que j’ai fait cette nuit-là. Je ne le sais pas. Ai-je fait quelque chose d’horrible ? Quelque chose qui mérite sa peine ?

— Est-ce vraiment là votre morale ?

— Non. Bien sûr que non. Mais parfois je me demande. Cette nuit effacée me hante souvent. Bonsoir, inspecteur.


Une fois dans la rue, Galtier se sentit ému, faible et furieux. Mais qu’est-ce qu’ils avaient tous ? Ils le menaçaient. Gaylor, Soler, et Jeanne, et Esperanza, tous, tous. Il n’y en avait pas un pour se comporter normalement. À croire que c’était lui, Galtier, l’accusé, l’accusé de tous leurs regards.

Au moins, quand on tombait sur ces types qui vous traitaient tout de suite de sale flic et de pourri, les choses étaient claires, la discussion était close et tout allait droit. Mais là, rien n’allait comme d’habitude. On le jaugeait, on l’observait, on le questionnait. Non, rien ne marchait dans cette enquête. On ne le laissait pas en paix. Qu’ils aillent tous au diable. Pourquoi est-ce qu’il pensait à eux ? Il n’avait à penser qu’aux événements.

Galtier écouta le bruit de ses pas. Il rentrerait à pied au bureau, il était plus de 2 heures maintenant, et il n’y avait pas de lune. Il fit un peu plus de bruit avec ses chaussures. C’était exceptionnel qu’il le fasse. Tous les jours de la vie, il sentait assez sa force pour ne jamais penser à marquer sa marche. Mais ce soir, c’était vraiment nécessaire qu’il écoute ce rythme rapide dans la nuit.

Dans le couloir, il retrouva Soler. Il s’était assis. Allons. Encore un effort et il serait debout. Finalement Soler n’était qu’une loque. Galtier fit la moue. Tom le dévisagea quand il passa devant lui, droit, sans même tourner la tête.

— Inspecteur ! appela-t-il.

Galtier ne se retourna pas et chercha ses clefs dans sa poche.

— Inspecteur !

— Quoi ? Rentre chez toi bon dieu ! Tu n’as rien à faire ici !

— Vous faites du bruit en marchant. Est-ce qu’il y a du neuf ? Est-ce que vous avez trouvé quelque chose ?

Galtier serra les dents.

— File d’ici. Tu m’épuises. Tu peux comprendre ça ?

— Vous ne voulez pas me répondre ?

— Non. Je n’ai pas envie de parler. Va dormir, Thomas Soler. Laisse-moi.

Galtier entra brutalement dans son bureau, lança ses clefs sur la table. Elles glissèrent et tombèrent dans la corbeille. Parfait, qu’elles y restent. Est-ce qu’il allait aussi tout rater en lançant sa serviette sur le fauteuil d’angle ? Oui. Il l’avait raté. Ses papiers s’écrasèrent au sol. Très bien, qu’ils y restent. D’un revers de manche, il dégagea sa table, s’assit, croisa les bras et posa la tête dessus. Comme ça, les yeux dans le noir, il serait bien. Près de son regard, il ne voyait que les motifs dorés de son sous-main, troubles et inoffensifs, et il ne penserait qu’à eux. Et le temps coulerait.

Une heure peut-être passa ainsi. Galtier sentait que le tissu de sa veste s’était incrusté dans son front et que sa violence était à peu près tombée. Pas loin de lui, il entendit quelqu’un qui dit : « Malgré tout, je vous aime bien. » Et c’était comme si on avait parlé du temps qu’il faisait.

Galtier se redressa d’un coup. Tom était assis de l’autre côté du bureau, il fumait, les pieds posés sur l’angle de la table. Il avait l’air fatigué et un peu grave.

— Qui vous a permis d’entrer ? demanda Galtier d’une voix rauque. Je t’avais demandé de foutre le camp. De quel droit t’installes-tu ici sans mon ordre ? De quel droit ? hurla-t-il. De quel droit ?

Surpris, Tom replia ses longues jambes et considéra Galtier en reculant un peu dans l’obscurité.

— Mais je ne sais pas. Je n’ai pas réfléchi. La porte était restée ouverte et je vous ai entendu faire beaucoup de bruit, et puis plus rien. Et je ne voyais pas de lumière. J’ai eu peur que vous ne soyez tombé ou je ne sais quoi. C’est naturel. Et comme vous étiez là, la tête dans les bras, j’ai été chercher mes cigarettes sur le banc et je me suis assis sans bruit et je vous ai tenu compagnie. Je me sentais incapable de rentrer chez moi, je préférais être là. Je ne comprends pas pourquoi vous vous énervez comme ça. Qu’est-ce que j’ai fait de mal ? Je me suis assis, j’ai réfléchi, j’ai refait le monde comme le premier venu.

— Et depuis combien de temps me « tiens-tu compagnie » avec autant de sollicitude ? Dis-moi, combien de temps ?

Tom vit que Galtier s’essuyait le front et les lèvres avec la main.

— À peu près une heure je crois. Je n’en sais rien, je n’ai pas ma montre.

— Qu’est-ce que tu as foutu ici ? Tu as fouillé mes papiers ! C’est cela ! Tu as fouillé mes papiers !

— Vous êtes fou, dit Tom. Je n’ai rien à faire de vos papiers. J’en ai suffisamment à moi. Je préfère être assis et réfléchir dans le noir que de fouiller dans vos papiers. C’est ainsi, et je ne vois pas ce qu’il peut bien y avoir d’extraordinaire là-dedans.

— Eh bien moi je le vois. Moi, je le vois. Tu te conduis de manière insensée, intolérable. Qu’est-ce que tu as dans le ventre, bon dieu ! Qu’est-ce que tu cherches ? Tu es venu prendre quelque chose, oui c’est cela que tu es venu faire !

Tom vit que Galtier se tenait le ventre. Il devait avoir subitement mal. Il vit sa main longue descendre le long du fil de la lampe, allumer. Il y avait tout un tas de papiers par terre.

— Ce n’est pas moi qui les ai renversés, dit Tom.

— Je le sais ! hurla Galtier.

Il ramassa le contenu de sa serviette, vérifia sans un mot, les dents inférieures mordant la lèvre, qu’il n’y manquait rien, déverrouilla ses tiroirs, feuilleta tous ses dossiers, compta ses notes. Tout avait l’air d’être là.

Tom, les coudes sur les genoux, le regardait faire. Galtier alla à la porte, la claqua, tira le verrou.

— Lève-toi, ôte ta veste, tes pompes, retourne tes poches, dépêche-toi.

La voix de Galtier était si blessante que Tom voulut protester.

— Fais ce que je te dis ou tu repasses au frais quarante-huit heures. Et arrête de discuter avec moi ! Arrête bon dieu ! Je ne veux plus jamais t’entendre ! Jamais !

Tom n’avait rien pris. Galtier retrouva son souffle. Soler cherchait seulement à l’égarer, à l’énerver, à l’aveugler. Soler se vengeait et il était habile. Qu’est-ce qu’il avait dit tout à l’heure ? Est-ce qu’il imaginait seulement qu’il allait se troubler, s’attendrir, tout oublier ? Oublier qu’il avait filé le soir de l’assassinat de Saldon, qu’il avait fait questionner Louis Vernon ? Et oublier que Louis était mort ce soir ? C’est entendu, Soler n’avait pas bougé. Mais qu’est-ce que ça prouvait en fin de compte ? Galtier rejeta ses cheveux en arrière en y passant la main et dit :

— Cette fois, tu t’en vas. Tu peux comprendre ça ?

— Ça et une infinité d’autres choses dont vous n’avez pas idée, dit Tom.

Il attrapa sa veste et mit un petit peu de temps à l’enfiler, parce que son bras avait passé entre la doublure et le tissu, et qu’il essayait de se dégager lentement. Galtier le regardait faire et Tom sentait qu’il contenait sa fureur.

— Pardonnez-moi dit-il, mais si je vais trop vite, toute la manche va s’arracher et je ne pourrai certainement jamais la recoudre.

— Je comprends, dit Galtier. Prends ton temps.

— Et voilà, dit Tom. C’est fait.

Galtier n’eut pas la force de lui répondre. Il sonna et fit prévenir qu’on le laisse sortir. Demain il appellerait Vuillard. On irait perquisitionner chez Louis Vernon. On avait mis les scellés dès la nouvelle du meurtre et la porte serait gardée toute la nuit. De ce côté au moins tout devrait bien se passer. En sortant, il croisa quatre hommes qui partaient prendre la relève avenue de l’Observatoire. Cette nuit, tout devrait bien se passer.


Tom ne s’était pas décidé à rentrer directement chez lui. Il aurait voulu marcher le plus longtemps possible. Il était passé devant l’immeuble de Gaylor pour voir si tout était normal. Il était exclu de s’approcher trop près. On le reconnaîtrait, Galtier prendrait un nouveau coup de sang, et le démolirait avec sa voix douce et cassée. Il n’y avait décidemment pas moyen de s’arranger avec cet homme, et Tom, d’une certaine façon, le regrettait. Il se demandait ce qu’il pouvait bien faire pour mettre Galtier hors de lui. Rien. Il le mettait naturellement hors de lui.

De loin, appuyé sur un tronc d’arbre mouillé, Tom voyait deux factionnaires qui fumaient sur le trottoir. On gardait Gaylor. Pauvre Louis. En levant les yeux, Tom vit la lumière à l’étage. Le peintre devait lire, ou marcher, ou réfléchir. Tom sourit et reprit sa marche. Il ne serait pas endormi avant 4 heures. Il ne serait pas levé avant midi.

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