XVII

Tom se sentait plus épuisé que s’il avait parcouru l’Afrique à pied. Il avait piétiné pendant des heures entre les masses hurlantes et trop chaudes des visiteurs du Louvre, et il en avait assez. Il les détestait tous et constatait une fois encore les effets dégradants de la chaleur sur l’être humain, qui perdait tout maintien, toute apparence, et se traînait à moitié nu entre les plus belles statues. Nudité repoussante d’un côté, et puis nudité sacrée d’un autre, Tom se demandait depuis un moment comment arranger ça ensemble. Parfois, il étendait ses bras, les regardait, et murmurait gravement : embranchement des Vertébrés, classe des Mammifères, sous-classe des Euthériens, ordre des Primates, voilà l’homme. Et cela l’émouvait. Et d’autres fois, cela l’écœurait. Il s’examina dans une vitre en passant et secoua la tête. Tom, embranchement des Vertébrés. Personne n’oserait jamais mettre ça sur une carte de visite.

Il s’affala à la terrasse d’un café après avoir vérifié qu’il n’y connaissait personne. Il avait pensé à prendre un dessert pour ce soir, et il avait mis un temps impossible à trouver quelque chose qui puisse convenir à Jeremy. Jeremy ne plaisantait pas avec ça. Il était capable de traverser tout Paris pour un dessert qui puisse approcher la perfection, et Tom ne voulait pas lui donner dès ce soir prétexte à une de ses révoltes grandiloquentes et vaines. Jeremy était vraiment trop théorique par moments.

Tom posa son carton à dessert, dont il avait honte parce qu’il était laid, sur une chaise à l’ombre. Il avait deux heures d’attente avant de gagner la Bastille. Il tira son crayon. L’ange de gauche avait une aile mal accrochée. Ça se casse la gueule, dit-il. Il n’y avait pas pour lui de verdict plus définitif.

À 9 heures moins 5, il déposait avec précaution ce foutu carton sur le palier du quatrième étage, devant la porte de Jeremy. Après deux heures de chaleur, son contenu devait être dans un sale état, et mieux valait ne pas regarder. Jeremy irait se faire voir et s’il criait, Tom crierait plus fort.

Il frappa trois coups. Il semblait que l’eau coulait dans l’appartement, sûrement dans l’évier qui était dans la première pièce. Il frappa plus fort. Qu’est-ce qu’il foutait ? Il avait dû s’endormir à cause du décalage horaire. Par la fente de la porte, Tom vit que le verrou n’était pas tiré. Jeremy était donc bien rentré. Tom cogna encore contre la porte. Un filet d’eau coula entre ses pieds.

— Jeremy ! hurla-t-il. Jeremy, qu’est-ce que tu fais ? Ça coule chez toi !

Il souleva son carton à dessert et le posa sur la première marche de l’escalier.

Maintenant, le palier était inondé. Tom s’affola d’un coup et se jeta sur la porte qui s’ouvrit tout de suite, le précipitant dans l’appartement. La clenche n’était qu’à moitié repoussée. Jeremy était tombé le long du lit, il était par terre.

Tom vit son visage blanc, immobile, et le sang qui tachait le tapis clair et Tom crut mourir. Il posa sa main tremblante sur le cou de Jeremy. Était-ce son propre vacarme qui battait sous ses doigts, ou était-il possible que Jeremy vive encore ? Il se précipita à l’évier, passa sa tête et ses bras sous l’eau, ferma le robinet et revint à son ami. C’était bien Jeremy qui vivait encore, mais si peu, si loin. Pris de vertige, Tom attrapa le téléphone. Il fallait qu’il se maîtrise et qu’il puisse téléphoner. Jeremy comptait sur lui. Sa voix avait gagné une octave, mais il put parler, donner l’adresse en hurlant à Police-Secours. On arrivait. Au commissariat, il n’y avait que Monier. Galtier n’était pas là. Sa radio de voiture devait être en panne, on essayait de le joindre depuis un moment et on n’y arrivait pas. Tom lâcha l’appareil. Sacré crétin de Galtier ! Foutu incapable, parti rechercher Dieu sait quoi. Il faut que l’assassin tue pour qu’il disparaisse, pour qu’il casse sa radio, exprès peut-être pour avoir la paix. La paix !

Jeremy. Jeremy qui lui avait fait promettre de se tenir tranquille. Oui, il avait dû trouver la vérité, la sale vérité à Frisco. Et maintenant voilà. On avait dû prévenir Paris, et on était venu l’attendre, l’agripper avant qu’il n’ait le temps de parler. Tom jeta un coup d’œil dans la pièce, laissant sa main sur le cou de Jeremy. Sa main était chaude, elle ferait du bien à Jeremy. Un sac était posé sur le bureau, le manteau jeté sur le lit. Il avait eu juste le temps de rentrer et d’ouvrir l’eau avant qu’on ne se jette sur lui.

Est-ce qu’il avait pu téléphoner ? De l’aéroport par exemple ? Est-ce qu’il avait pu téléphoner à Lucie ? Lucie bien sûr ! Il l’avait certainement appelée. Et on l’avait peut-être entendu. Lucie… En danger. Il fallait savoir ce que Jeremy savait. Il avait simplement aligné les faits vrais les uns à côté des autres, avait-il dit. Et puis après ? Frissonnant, craignant de lui faire mal, Tom fouilla son ami. Si par miracle il avait rapporté une information, il l’aurait gardée sur lui. Il sentit un papier plié au fond de la poche avant du pantalon. Il le déchira un peu en l’ouvrant et resta quelques secondes sans comprendre. Puis le plancher devint liquide, et Tom dut s’adosser, glacé, au mur. Impossible, gémit-il, et il ne reconnut pas sa voix. À présent, il entendait la sirène des secours. Les flics ! Les flics allaient le prendre ici, l’embarquer, l’interroger, l’accuser bien sûr, et le boucler pour de bon. Jamais Galtier ne l’écouterait, Galtier voulait le casser, le mettre à genoux. Et pendant cela, si Lucie avait été alertée par Jeremy, on avait trente fois le temps de la retrouver, et puis de la… « Je l’appellerai dès mon arrivée », avait dit Jeremy. Dès son arrivée !

Tom entendit une cavalcade dans l’escalier. Il serra le papier dans sa poche et grimpa quatre à quatre jusqu’au dernier étage. Les toits. Il connaissait les toits. Il y a longtemps, il y avait eu un incendie au troisième, en plein jour, et les pompiers les avaient tous emmenés sur les toits. Ça avait été une sacrée journée mais les pompiers avaient été formidables. C’était des toits plats, faciles comme tout, sauf le passage sur celui de l’immeuble d’à-côté, où il valait mieux ne pas regarder en bas. Est-ce que de nuit ce serait possible qu’il y arrive sans tomber ? Il fallait qu’il s’arrête de vaciller, qu’il ne pense pas qu’il pourrait tomber, mais qu’il ne pense qu’à elle. Il avait retrouvé une rapidité formidable mais il ne savait pas d’où elle pouvait venir, et il la bénissait. Il voyait Lucie appeler, avec deux mains autour de son cou. Il sauta sur l’immeuble d’à-côté avec une force folle. Tout son corps semblait lui être rendu, tout était disponible. De là-haut, il vit les éclairs bleus des ambulances. On allait emporter Jeremy, on lui ferait tout de suite des piqûres. Tout en courant dans la rue, Tom se raccrocha à cette idée que les piqûres lui feraient beaucoup de bien. Une voiture apparut au carrefour et Tom se jeta devant ses phares. Le conducteur l’évita d’une embardée et la voiture dérapa d’un quart sur elle-même. L’homme avait eu si peur qu’il avait conquis le droit d’insulter n’importe qui, et fonça sur Tom.

Tom cria plus fort et quelques instants plus tard, il grimpait aux côtés du chauffeur et se faisait conduire au plus vite chez Lucie. Dans le rétroviseur, il voyait s’éloigner les gyrophares.

Il était près de 10 heures, l’heure où Paris s’allège, où il est trop tôt pour rentrer ou trop tard pour sortir. L’homme aimait foncer et c’était parfait pour ce soir.

Ils traversèrent les carrefours en appels de phares, attrapèrent les quais. L’homme hurla à Tom que si la rue des Saints-Pères résistait, il prendrait les trottoirs. Il ne savait même pas la raison pour laquelle il courait, mais il courait tout de même et Tom était émerveillé. Il vit défiler le profil osseux de Notre-Dame. Est-ce que l’autre soir, Jeremy ne s’était pas cassé la tête sur une histoire de voûte d’ogives et de résistance mécanique ? Il aurait bien mieux fait de s’en tenir là. Tom appuya son front sur ses mains.

— Plus vite, souffla-t-il au conducteur.

Il avait faussé compagnie aux flics. Des voisins, ou la concierge, avaient pu le voir tambouriner à la porte, ou s’enfuir par l’escalier. Galtier allait devenir malade de fureur.

— T’en fais pas mon garçon, dit l’homme en lui tapant la cuisse. Donne-moi une allumette.

— Pourquoi faire une allumette ?

— Quand je mors une allumette, je peux conduire encore plus vite. C’est un truc à moi.

Tom lui glissa une allumette entre les dents, et l’homme la serra. On entendit la petite brisure du bois.

— T’en fais pas, répéta-t-il. C’est du billard ce soir, c’est la glisse. Tu vas voir.

L’Hôtel des Monnaies, l’Institut, les Beaux Arts, et la rue des Saint-Pères, presque vide. Ils doublèrent, une roue sur le trottoir. Sèvres-Babylone. Tom s’occupa à prononcer ce mot de Babylone plusieurs fois.

— On arrive mon garçon ! cria l’homme.

Il cracha ce qui restait de l’allumette. Pour aller chez Lucie, on passait devant chez Tom. Il s’abaissa en voyant les cars de police qui cernaient son immeuble. Ça y était. On le cherchait. Ils n’avaient pas traîné.

— Descends mon garçon, et bonne chance. Tom serra très fort sa main et en prit de la vigueur.

— Je m’appelle Verrier. Tiens, attends, prends ça, et souviens-toi de moi, on ne se reverra plus.

Il lui glissa une allumette entre les dents et Tom serra les incisives.

Il poussa des deux mains contre la lourde porte en bois de l’immeuble, et chercha dans le noir, la respiration rapide, le témoin tremblant de la lumière. Une main chaude se referma sur son poignet et le tordit terriblement. Tom brisa son allumette et ne cria pas. Il eut froid et sut que c’était fini. Il remua les doigts pour faire revenir la circulation. Fini avant d’avoir rien commencé, rien compris, rien vu et pas assez aimé. Fini pour Lucie aussi. L’homme lui déchirait le bras et il pensa que son épaule allait partir avec. Il ne tremblait plus, et tout son corps était toujours à lui, il le percevait dans tous ses muscles raidis. Il reconnut dans l’obscurité le parfum et la silhouette de son agresseur. Il ne s’était pas trompé, mais il n’avait pas été assez rapide. Il ne pourrait jamais s’échapper et toute la vie qui chauffait son esprit n’allait pas lui servir. La puissance déterminée de l’autre serait tellement plus forte.

Son épaule craquait sous la torsion et Tom s’étonna de se révolter contre cette douleur alors que ça n’avait plus d’intérêt ni d’importance.

— Tu viens avec moi, dit Gaylor, si près que Tom sentit ses cheveux tiédir sous le souffle de sa voix. Tu marches devant moi, et tu ne cries pas, tu ne te débats pas.

Tom entendit dans son dos le cliquetis bref du chien d’un revolver qu’on lève. Il reconnaissait ce bruit, il l’avait écouté au cinéma des millions de fois, et il savait qu’une fois le chien levé, la moindre détente ferait partir la balle.

— Vous êtes atroce, dit Tom.

— Ne sois pas bête.

— Vous n’est pas vous, n’est-ce pas ?

— Parle moins fort.

— Comment m’avez-vous trouvé ? Comment avez-vous su que je savais ? Je n’ai compris que ce soir, il y a une heure.

— Tu as donné une adresse dans la rue à un homme qui t’a pris en voiture. Tu l’as même criée, cette adresse.

— Vous étiez là ?

— Non. Mais une part mobile de moi-même capte ce qui se fait et ce qui se pense pour moi.

— Khamal ?

— Oui, Khamal. Tu l’as stupidement interrompu chez ton ami tout à l’heure.

Il était toujours dans l’appartement ? Où ?

— Si j’ai bien compris, dans un placard, sous l’évier. Il t’a vu téléphoner, fouiller les poches de ton ami, trouver quelque chose.

— Pourquoi ne m’a-t-il pas tué aussi ?

— Parce que je ne lui en avais pas donné l’ordre.

— Ensuite, il m’a suivi par les toits ? Il vous a prévenu ?

— C’est cela.

— Khamal n’a pas fini son travail. Jeremy n’est pas mort, il parlera.

— Il s’appelle donc Jeremy ?

— Vous ne le saviez pas ?

— Je ne le connais que depuis ce soir. Nos relations auront été brèves. C’est vrai, il n’est pas encore mort, mais cela ne tardera pas. Non, pas de mouvement Thomas. Cela ne me plaît pas de te supprimer tu sais. Pas du tout, même. Tu es un sacré garçon, et tu peins bien. Mais pourquoi a-t-il fallu que tu t’agites comme cela dans cette histoire ? Tu ne pouvais pas rester en dehors du coup ?

— Je me suis agité pour vous. Je pensais qu’il fallait vous protéger. C’est drôle, non ?

— Tu m’aimais bien ?

— Très bien.

— Tu as mal pensé. En revanche ton ami, Jeremy, est un cerveau. Oui, impressionnant. Je ne sais pas comment il s’y est pris pour découvrir tout seul la vérité alors que tous étaient partis dans de mauvaises directions, exactement comme je le souhaitais. Mais lui, il a fallu qu’il comprenne. C’est tellement dangereux de trop chercher, de trop comprendre.

— Comment avez-vous su pour lui ? Il n’avait rien confié à personne, pas même à moi.

— Par chance. Il est doué pour l’étude mais mauvais en composition théâtrale. Trop sûr de lui peut-être, trop pressé. Tout à l’heure, un faux policier s’est présenté chez moi, le genre timide, idiot.

— Jeremy n’est pas timide.

— Justement. Cela sentait le bricolage grossier. Mais surtout, il gardait sans cesse la tête baissée vers mes mains, il les suivait du regard ; alors j’ai compris ce qui m’attendait si je laissais cet homme-là en vie. J’ai décidé de le tuer sans même le connaître. Ce que je savais de lui me suffisait. J’étais certain en outre, parce qu’il était seul, qu’il n’avait pas encore prévenu la police de sa découverte. Il devait souhaiter la certitude d’une victoire complète avant de se présenter à Galtier. C’est un fou. Il s’est livré à moi.

— Jeremy est trop théorique, dit Tom, la gorge contractée.

— C’est un fou.

— Vous aussi.

— Moi aussi.

Tom se sentait maintenant moins calme et plus vibrant, et il avait les jambes dures et douloureuses. Il demanda si on allait encore loin.

— Quelle importance ? Avance.

— Et si je vous jure de ne rien dire ?

— Ne fais pas l’enfant, c’est ridicule.

Tom soupira.

— Saldon, Louis, Jeremy, et moi maintenant, je n’aurais jamais dit que vous étiez un tueur.

— Toi, tu n’as pas envie de me tuer en ce moment ?

— Je ne pense qu’à ça.

— Tu vois bien. Si tu crois que cela me fait plaisir. Mais tout s’enchaîne. Saldon m’avait deviné. J’ai dû le tuer. Ensuite j’ai fait tuer Louis, simplement pour me faire passer pour une victime rescapée et menacée aux yeux de la police. C’était le seul moyen d’escamoter le meurtre de Saldon, d’avoir la paix et de n’être jamais soupçonné.

— Mais pourquoi…

— Arrête maintenant. Ça ne sert à rien de parler à présent. Je t’ai dit l’essentiel pour que tu ne meures pas dans l’ignorance.

— C’est très aimable.

— Mais avance enfin !

— J’ai les jambes dures.

— C’est normal. Moi aussi. Tous les deux, on ne va pas à une fête.

— Laissez-moi partir.

— Trop tard Thomas.

— Je vous en supplie.

— Trop tard Thomas. La donne est faite, je ramasse mon pli.

— Saloperie !

— Tourne par là. Derrière ce mur. Allez. Bien, donne-moi ce foutu papier maintenant. (Tom le sortit de sa poche.) À quoi tiennent les choses, sourit Gaylor en le glissant dans sa veste. Si tu n’avais pas regardé ce papier…

— Je peux me retourner ? demanda Tom.

— Non.

Tom regardait la rue qui longeait le petit square où Gaylor l’avait poussé. Elle était déserte. C’était injuste. Il aurait dû y avoir un passant, grand et fort, et il aurait crié et tout se serait bien terminé.

— Lâchez-moi l’épaule, dit Tom.

— Colle-toi là. (Gaylor le serra contre un arbre, le front sur l’écorce.) Tu ne vas pas te débattre, Thomas. Cela ne servira à rien. Pardonne-moi.

Tom sentit le bord froid de l’arme se placer contre sa nuque trempée, à la base de ses cheveux.

— Il y a du bruit ! dit Tom d’un souffle.

— Tu mens.

— Si, il y a du bruit ! Du bruit de feuilles, du bruit de buisson.

Gaylor prêta l’oreille et n’entendit rien.

— Vous ne devriez pas, dit Tom. Pas maintenant. S’il y a un couple dans le buisson là-bas, vous êtes foutu. Peut-être est-ce qu’ils vous regardent déjà. Il y a sûrement quelque chose dans ce buisson.

Gaylor resserra la clef de bras.

— Marche devant sans bruit, dit-il. On va aller voir.

Tom perçut l’impatience et l’appréhension qui gagnaient la voix du peintre. Il ne doit pas être habitué à tuer, pensa-t-il. Il recule. Bien sûr il va le faire, mais pour le moment il recule, il est raide, il n’aime pas ça.

À dix mètres d’eux, des branches craquèrent, et il y eut un cri :

— À terre, Soler ! À terre !

Gaylor lâcha prise et Tom se jeta dans la poussière de l’allée. Galtier ! La voix de Galtier ! Nerveuse, cassée, enrouée et salvatrice, la voix elle-même de Galtier dans ce foutu square du bout du monde. Même la Callas n’avait jamais produit sur lui une telle émotion. On tirait dans tous les sens, Tom compta au moins dix détonations. Il s’en foutait. Le front dans le sable, la peau des bras arrachée par sa chute, Tom serrait les mâchoires, étendait les doigts dans la terre. La voix de Galtier. Il l’entendait qui lançait des ordres. « Par la gauche, contourne par la gauche » et puis, « Aux jambes ». Quelqu’un lui passa dessus. Il y avait les bruits d’une course plus loin vers la rue.

Affalé dans la poussière tiède, Tom cherchait à s’y écraser le mieux possible. Il aurait souhaité rester là des heures, rester jusqu’au matin. Heureux, meurtri, étalé dans la crasse. Plus il serait sale et plus cela lui ferait plaisir. Là-bas, du côté de la rue, il y avait à nouveau des cris. Quelqu’un lui prit l’épaule.

— Tu peux te relever maintenant, dit Galtier.

Tom lui aurait élevé un monument. Un monument à sa voix cassée qui avait dit « À terre, Soler » dans la nuit.

Il claquait des dents et se redressa sur un coude, l’autre bras pendant comme un morceau inutile. Des graviers s’étaient incrustés dans la peau de son front et il en était content. Un à un, ils se détachaient. Il se releva tout à fait en produisant un nuage exagéré de fumée de sable. Il aurait préféré rester par terre avec son sable.

Abruti, il regarda l’inspecteur Galtier en soutenant son bras mort.

— Je vais vous élever un monument, dit-il.

— C’est le moment en effet. Il vient de nous filer entre les doigts. Volatilisé dans les ruelles. Il court comme dix. On cerne tout le secteur. Pas trop de casse ?

— Non. Mais Lucie…, Lucie, vous l’avez trouvée ?

— L’amie de Mareval ? Elle n’a rien, rassure-toi. Elle n’a vu personne.

Tom eut envie d’embrasser Galtier, mais il savait qu’il valait mieux ne pas le faire.

— Vous lui avez dit pour Jeremy ?

— Oui. Elle est là-bas avec lui.

— Il a donc pu vous parler ?

— Il en est toujours incapable. Il en a pris un sacré coup.

— Quelle arme ?

— Couteau, dit Galtier rapidement. Deux fois dans le ventre. On est en train de l’opérer.

Tom se sentit perdre pied et Galtier lui colla deux gifles.

— Ne t’évanouis pas. Écoute-moi. Jeremy n’a pas parlé. Les secours avaient alerté le commissariat. Avant même d’arriver à l’hôpital, j’étais certain que tu l’avais tué. Je te soupçonnais déjà pour d’autres raisons. Une heure plus tôt, un homme s’était présenté chez Gaylor, sous le masque d’un policier et j’étais persuadé qu’il s’agissait de toi. Et on venait en outre m’apprendre que tu avais été vu sur les lieux de l’agression, et que tu t’étais enfui. Je n’avais plus aucun doute à ton sujet.

— Mais c’est infernal, dit Tom. Je n’ai pas…

Il eut la gorge tellement douloureuse qu’il ne put aller plus loin.

— Chut, tais-toi. Laisse-moi finir. Je suis en train de te raconter une histoire. En fouillant les papiers de Jeremy Mareval, la première chose qui m’est tombée sous la main, c’était un billet qu’il avait glissé dans son portefeuille, bien en vue, comme s’il avait voulu l’avoir à portée. Il s’agissait d’un mot d’introduction de Mme Saldon pour l’accès aux archives de son mari. Un papier sans importance qu’il aurait dû normalement jeter. Je ne comprends pas pourquoi au contraire Mareval l’a gardé si soigneusement et placé en évidence, mais ce fut ma chance. Le destin, si tu veux. Car sans cela, tu serais mort dans ce petit jardin.

— Comprends pas, dit Tom d’une voix faible.

— C’est bien, je reprends pour toi. Tu m’avais dit que Mareval s’amusait à mener sa propre enquête en Amérique, ce dont d’ailleurs je me foutais. Et à tort. Parce que dès qu’il revient, et avant qu’il puisse dire un mot, on l’éventre. (Tom eut une grimace.) Pardonne-moi. On l’attaque. Ce billet de Mme Saldon prouvait clairement que Mareval ne s’était pas du tout occupé de Gaylor en Amérique, mais bien de ce pauvre type de Saldon que j’avais déjà oublié. Alors tout basculait à nouveau : si Gaylor n’était pas la victime, quel jeu jouait-il avec moi ? Est-ce que ce pouvait être Mareval qui s’était présenté chez lui ? Ce qui m’a gêné, c’est que c’est Gaylor lui-même qui a alerté le commissariat de cette visite. Mais c’était en fait un plan magnifique. Pendant qu’il envoyait Khamal, probablement, suivre et tuer Jeremy, il nous appelait, persévérant ainsi dans son rôle d’homme menacé et traqué. Ensuite, on aurait retrouvé Jeremy mort et on aurait simplement dit que le meurtrier venu d’Amérique s’était débarrassé d’un homme trop intelligent qui avait découvert la vérité à Frisco sur le gang du Company. Et on n’aurait jamais su quel mystérieux visiteur avait sonné à la porte de Gaylor ce soir-là. Tu comprends maintenant ? Je ne savais pas pourquoi Jeremy avait eu besoin d’aller fouiner chez Gaylor — et je ne le sais toujours pas —, mais en tout cas, si c’était lui le visiteur, le peintre ou quelqu’un de la maison avait dû le suivre et l’abattre. Car s’il avait dû être supprimé par un Américain quelconque, la chose se serait plutôt discrètement réglée là-bas. En arrivant avenue de l’Observatoire, j’ai vu Gaylor qui sortait, sans cape, avec un chapeau, et il avait ainsi une allure tellement inhabituelle que j’ai manqué ne pas le reconnaître. Il a pris sa voiture. On l’a pris en filature jusqu’à cet immeuble et on a tous attendu. Très peu de temps après, je t’ai vu descendre d’une voiture, entrer précipitamment dans le même immeuble. J’ai pensé, oui j’ai cru qu’il cherchait secours auprès de toi, que vous aviez rendez-vous, enfin…

— Oui je comprends, dit Tom péniblement. Mais il aurait pu me liquider dans la cour de l’immeuble.

— Je ne pensais pas qu’il voulait te liquider. N’oublie pas que tu avais filé de chez Mareval, que je te soupçonnais. C’est seulement en vous entendant parler tous les deux que j’ai vraiment admis que tu n’étais pas dans le coup.

— Oui, dit Tom. Cela me blesse, mais je ne peux pas vous en vouloir. Dans un sens, ce pouvait être logique, j’étais toujours là où il ne fallait pas. Mais tout de même, ce n’est pas agréable. Vous m’avez toujours soupçonné ?

— Toujours et de plus en plus, dit Galtier à voix basse et rapide.

— Soupçonné d’avoir tué Saldon, d’avoir organisé le meurtre de Louis pour me disculper, et pour finir d’avoir poignardé Jeremy. Et d’avoir menti sans cesse, brute sanguinaire sous le masque de l’artiste un peu fou. C’est gai. C’est très gai.

Tom serra les dents. Il était hors de question qu’il pleure encore. Il aurait dû rester dans le sable jusqu’au matin.

Galtier l’entendit reprendre sa respiration, et remua un peu de terre du bout du pied.

— Vous rendez-vous compte ? reprit Tom. Qui suis-je pour n’avoir jamais inspiré confiance, pas même une heure ?

— Non, pas même une heure. C’est mon métier. Qu’est-ce que tu étais venu faire dans mon bureau le soir du meurtre de Louis ?

— Vous tenir compagnie, je vous l’ai dit.

— Par hasard, tu ne vas pas pleurer encore ?

— Non, dit Tom. Mais j’y songe sérieusement.

Il rit.

— Alors attends un petit peu, et tâche de me comprendre. Ça devrait t’être possible. Mais moi, je ne peux rien me pardonner. Tu as été sauvé ce soir par hasard, par chance, par coïncidence, pour un billet dans un portefeuille. Je n’ai rien compris. D’un bout à l’autre, j’ai vu l’inverse de ce qu’il fallait voir. Gaylor m’a trimballé. As-tu su ce qu’avait trouvé ton ami ?

— C’était un papier qui était dans sa poche. Un splendide dessin de Saldon. C’était des mains. Et dans le coin, il y avait écrit, Gaylor, 1960, et c’était signé Saldon. Mais les mains étaient assez courtes, les ongles carrés, le pouce trapu et le poignet large. Bref j’ai vu tout de suite que ce n’était pas les mains de Gaylor, enfin pas du nôtre en tout cas. Lui, il a des mains beaucoup plus grandes et belles, les articulations franches, les doigts dégagés. J’avais assez bien remarqué ses mains. Est-ce qu’on change de mains en vieillissant ? Non. Donc notre Gaylor n’était pas le Gaylor qu’avait dessiné Saldon. Et Saldon avait dû s’en apercevoir, lui qui l’avait tant observé. C’est tout ce que j’ai compris, mais c’était assez. Et j’ai compris aussi que Lucie devait être en danger, car je ne savais pas jusqu’à quel point Jeremy avait pu se découvrir et s’exposer à la surveillance de ses ennemis. J’ai pensé que si j’étais encore là quand les flics arriveraient, je ne pourrais plus rien faire pour elle. Vous surtout, vous ne m’auriez pas lâché, vous vouliez me mettre à genoux. Alors j’ai filé par les toits, mais Khamal m’a suivi. Il était encore chez Jeremy quand j’ai forcé la porte et il m’a vu faire de sa planque. Gaylor a dit qu’il m’avait entendu donner une adresse au conducteur de la voiture que j’ai arrêtée, et c’est vrai que je criais comme un damné. Je ne pense à rien. Il a tout de suite prévenu Gaylor pour qu’il m’intercepte. Il était arrivé depuis longtemps ?

— Moins d’une minute.

— Vous avez sans doute erré tout le temps de cette enquête. Mais ce soir vous avez été grandiose. Si, grandiose. Mais pourquoi avez-vous attendu l’ultime seconde pour me tirer de là ? C’était un foutu risque. Il était tellement tendu, tellement grave. Il n’avait qu’à remuer l’index et la balle partait. Ce n’est pas grand-chose, n’est-ce pas ? De remuer l’index. C’est vite fait.

— Réfléchis. Je vous entendais mal tous les deux. Je voulais absolument comprendre votre conversation et je n’en saisissais que des morceaux. Je voyais bien qu’il tenait une arme dans ton dos, mais vous pouviez être deux complices en train de régler des comptes. Il fallait que je sache pour toi, que je sache de quel côté tu te trouvais.

— Notez bien qu’à présent, je ne vous en veux pas. Cette scène du square était d’un pur classique.

— N’est-ce pas ?

— Parfaitement.

— Vous pouviez par exemple vous quereller au sujet de la fille. Lui voulait la tuer et toi t’y opposant, farouchement, réflexe d’amour. Cela s’est vu. Et c’était presque la vérité. Elle, je l’ai vue à l’hôpital. Tu l’aimes assez ?

— Assez, reconnut Tom. Oreste aime Hermione, qui aime Pyrrhus, qui aime Andromaque, qui ne l’aime pas. Avez-vous appris ça ?

Il rit. Deux agents accoururent vers Galtier. Il n’y avait rien à faire, on ne le trouvait pas. L’un d’eux sanglotait presque d’exaspération. On avait saisi Khamal qui se glissait avenue de l’Observatoire, mais lui, le peintre…

— Il n’est sûrement pas peintre, rectifia Galtier.

— Lui, le peintre, il s’est anéanti. On a tout gardé, les plaques d’égout, les sorties de rues, les parkings, tout, et il s’est anéanti quand même.

Dans l’ombre, Tom vit le visage de Galtier se durcir à nouveau, le menton s’avancer. Il ne pouvait pas échapper. Paris avait des portes. La France avait des frontières. On le rattraperait. Il fallait être certain de cela. C’était impossible qu’on ne le rattrape pas.

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