XI

Jeremy avait eu des difficultés à trouver l’adresse de Robert Henry Saldon. Il y avait beaucoup de Saldon à Frisco. Quand il se présenterait chez sa veuve, il irait au plus simple, c’était toujours ce qu’il y avait de mieux. Il serait journaliste, et il ne voyait rien à redire à ce projet qui lui semblait bon et facile. Dans le car qui l’emmenait dans la banlieue nord de la ville, il répéta son rôle. Il était 6 heures quand il descendit et il y avait encore du chemin à faire à pied. C’est en marchant qu’il changea brusquement d’avis. Qu’est-ce que c’était que cette histoire de journaliste ? C’était impensable qu’il se soit laissé aller à ramasser cette vieille idée idiote, répugnante surtout quand on pensait à la sueur de tous ceux qui l’avaient endossée. C’est à se battre ! dit-il à voix haute. Encore cette foutue négligence où il avait glissé. Il ne le raconterait à personne. Cela lui rappela la fois où il avait manqué acheter des chaussures sans intérêt sous le prétexte qu’il était bien dedans. Faire le journaliste ! Stratagème petit, pensée facile, réflexion indigente. Décidément, cette heure bâtarde de la journée qu’il détestait, quand l’après-midi n’est pas encore finie, et quand la soirée n’est pas encore commencée, ce pont flottant entre deux rives, était un moment assez dangereux à passer. On n’y était vraiment à l’abri de rien. Grâce à Dieu il avait appris à s’en méfier, à s’embusquer, et à tuer avec férocité ces apparitions infernales de la médiocrité. En arrivant devant le 334, Jeremy cessa de rire et sortit deux cravates de sa poche. Il les appréciait également, et il n’avait pas encore pu arrêter son choix. Il hésita assez longuement avant de se décider. Si Tom avait été là, il se serait sans doute exaspéré. Cette bouderie dans la voiture avait été imbécile, il aurait dû se contrôler. Certes, cela aurait été tellement mieux. Toujours se contrôler. Mais quel ennui terrifiant.


La femme qui ouvrit la porte n’était pas du tout comme il l’attendait. Qu’est-ce qu’il avait donc attendu ? Un bout de femme résigné avec des yeux battus, malmenée par des jours insipides et qui se serait essuyé les mains sur son tablier ? Ou quoi encore ? Un être raide et râpeux, avec un chignon et qui aurait baissé le regard ? Et à l’intérieur de la maison, qu’est-ce qu’il avait cru trouver ? Un parquet verni, un bac à chat, et puis des housses sur les fauteuils ? Quelque chose de pauvre, de digne et de bien arrangé ? Jeremy serra les poings. Tu ne vaux pas un clou ce soir. Non, je ne sais pas ce qui se passe mais tu me fais honte.

Il serra chaleureusement la main de Mme Saldon. Elle avait sûrement plus de cinquante ans, quelque chose de direct sans brutalité, un sourire attendrissant. Jeremy la trouva étonnante. Et elle avait été trente ans l’épouse de Robert Henry Saldon. Foutue machine que l’existence.

Mme Saldon avait d’abord craint que Jeremy ne soit venu lui vendre quelque chose. Elle balaya d’un geste rapide et les lèvres serrées les condoléances de Jeremy, avec le mouvement d’une femme qui souhaite que nul ne se mêle sans savoir.

Jeremy comprit, et mal à l’aise sous le regard de Mme Saldon qui forçait l’aveu, exposa rapidement sa démarche : son père avait passé un temps de sa vie aux États-Unis, il était professeur attaché à l’Université. C’est là qu’il avait fait la connaissance de Robert Saldon, il leur en avait parlé parfois. Il savait que son père s’était laissé dessiner par Saldon. Cela ne disait rien à Mme Saldon, Gérard Mareval, non vraiment rien. Mais son père venait de mourir, et Jeremy, en mission en Californie, avait eu l’idée de ce détour, oui il aurait tellement souhaité rechercher dans les carnets de M. Saldon si par hasard quelque trace de son père, quelque empreinte…

— Je n’ai plus rien à lui ici, interrompit Mme Saldon. Mais si vous voulez bien me dire la véritable raison de votre visite, et si je la trouve intéressante, je vous indiquerai le moyen de consulter ces carnets.

Décidément, ce soir n’était pas un bon soir. Il ne valait rien. Jeremy sourit.

— C’est bien. Je reprends tout autrement. Jeremy parla longtemps. Il faisait durer le temps parce qu’il avait plaisir à s’expliquer devant elle.

— Vous auriez certainement dû commencer par là, dit-elle. Votre première histoire n’était pas bonne du tout.

— Non, convint Jeremy.

— Votre père est vivant ?

— Bien sûr.

— Du thé vous ferait-il plaisir ?

Jeremy accepta et sucra beaucoup.

— Vous êtes gentil, reprit-elle. Je veux bien vous aider à présent, même si vos idées m’étonnent un peu. J’ai versé tous les documents de Robert aux Archives de la ville. C’est ce qu’il voulait. Je n’ai pas pu m’empêcher d’en conserver quelques-uns, mais ils ne pourraient pas vous intéresser.

— Combien y-a-t-il de pièces dans le fond Saldon ?

— Près d’un millier, je crois.

Jeremy soupira.

— Si vous le voulez, j’écrirai un mot d’introduction pour faciliter votre accès aux Archives. On pourrait dire que vous êtes historien d’Art par exemple.

— Ce serait très bien, dit Jeremy.

Mme Saldon lui sourit et but une gorgée.

— Je regrette de m’être comporté comme un crétin tout à l’heure, reprit-il. J’ai dû vous offenser. Mais ce soir je ne vaux pas un clou. Bien sûr cela ne vous intéresse pas, mais c’est tout de même pour vous dire que d’ordinaire je suis mieux que cela. Mais vous, pourquoi avez-vous parlé ainsi à la police française ? Pourquoi avez-vous dit que vous aviez interdit à votre mari de revoir Gaylor sous le prétexte que sa conduite était scandaleuse ? Cela ne vous ressemble pas de parler comme ça.

— Mais c’était la vérité pourtant. J’ai parlé exactement comme ça et Robert a été surpris mais il a obéi. J’ai un peu connu R.S. Il est venu quelquefois ici, dans le fauteuil où vous êtes. C’est un homme d’une considérable envergure, comme on a peu l’occasion d’en voir. Et je peux bien avouer qu’il était difficile de lui résister. Il avait un visage tout à fait extraordinaire, c’est vrai, je l’aimais assez. Robert le suivait comme il pouvait et cherchait à lui ressembler. Graduellement, il avait modifié sa coiffure, son costume, sa démarche, ses intonations, et il ne s’en rendait même pas compte. C’était pénible à voir. Mais d’ailleurs R.S. l’aimait bien, et il n’a jamais joué avec lui. Et puis il y a eu la mort de sa femme, et cet accident et cette clinique. Et quand j’ai appris par les journaux où R.S. partait chercher sa consolation, ou son inspiration, je n’en sais rien, j’ai pris peur pour Robert. Je savais bien qu’il ne supporterait pas plus de quelques semaines un tel traitement, qu’il allait s’y épuiser. Mais je ne pouvais dire à Robert qu’il ne tiendrait pas le coup, qu’il n’avait pas la carrure nécessaire. Cela l’aurait humilié. Alors, j’ai été une épouse indignée. Et il m’a donné sa promesse de ne plus tenter de le revoir.

— Avez-vous eu de la peine de ne plus le revoir ?

— Oui. Dans cette histoire, je n’étais pas plus résistante que Robert avec Gaylor.

— On dit qu’il est encore magnifique.

— Je le sais.

Jeremy n’aurait pas voulu partir. Il se sentait bien chez elle. Mais elle avait l’air un peu triste à présent. Il avait dû soulever des tas d’impressions douloureuses. Il prit congé avec lenteur. Il faisait nuit et elle avait appelé un taxi. Jeremy se courba assez cérémonieusement devant elle quand il entendit la voiture arriver et lui dit qu’il ne l’oublierait pas. En roulant, il relut son billet de recommandation, et pensa à Saldon. Est-ce que Tom n’avait pas fait un peu vite en lui décrivant cet homme ?


Le lendemain, Jeremy n’avait pas l’intention de se lever. Les Archives n’ouvraient qu’à 2 heures, de toute façon. Est-ce qu’il s’y rendrait aujourd’hui ? Il avait une conférence à donner à 5 heures et il allait être obligé de se précipiter. Loin des autres, Jeremy se sentait se détacher lentement de l’affaire Saldon. Il avait dû prendre le mors pour pas grand-chose, à quoi bon aller gaspiller du temps aux Archives alors que si ça se trouvait, là-bas, à Paris, à la capitale, ils avaient déjà serré le coupable par d’autres moyens. Peut-être y avait-il eu des aveux ? À quoi bon s’en faire ?

D’une main, Jeremy fouilla le tiroir de la table de nuit, qui était si laide, attrapa une cigarette et du feu, et ferma les yeux. De toute manière, il allait téléphoner à Lucie, dès qu’il aurait fini de penser à des choses et d’autres, et ensuite seulement il se lèverait.

En entendant sa voix, Jeremy referma ses doigts sur l’écouteur. Quelque chose n’allait pas.

— On a tué Louis hier soir, dit Lucie d’un ton lointain.

Jeremy appuya son front contre le mur. Il aurait dû appeler plus tôt. Debout maintenant, il se tenait d’un bras au lit, et s’agrippait au sol en serrant ses pieds dans la laine du tapis. Il aurait dû appeler beaucoup plus tôt au lieu de profiter avec nonchalance de sa solitude inhabituelle. Louis qui avait été étranglé, Louis, l’ancien ami de Gaylor.

— C’est impossible ! hurla-t-il.

— Je t’en prie dit Lucie, pourquoi faut-il toujours que tu hurles ?

— Je ne hurle plus. Pardonne-moi. Je suis tellement perdu. C’est impossible. Donne-moi tous les détails que tu connais, c’est très important. Essaie de te souvenir de tout. Hier soir, mais vers quelle heure ? C’est Tom qui a prévenu la police avant le meurtre ? Comment cela, avant le meurtre ? Ah ! très bien, je comprends. Et Tom est resté tout le temps au commissariat ? Oui, j’imagine. Il ne peut rien faire comme les autres. Et Gaylor, comment a-t-il réagi ? Tu n’en sais rien évidemment. Oui Lucie tu es un ange, c’est ce que je vais faire. Comment dis-tu ? Mais où veux-tu que je trouve ça ici ? Mais ne t’inquiète pas je vais me calmer, ça ira très bien. C’est seulement que je n’y comprends plus rien. Tu sais dans quel état cela me met. Bien sûr. Embrasse Tom aussi. Et dis-lui bien de garer sa peau, à la fin, qu’il se tienne tranquille. C’est ce qu’il compte faire ? Je t’entends très mal, parle plus fort, tu n’as qu’à crier. Bien. Très bien.

Jeremy laissa tomber le téléphone. Trop de temps perdu. Il aurait dû se mettre au travail dès son arrivée comme il l’avait décidé en partant. Au lieu de cela, il s’était laissé emporter par le luxueux séjour que lui avaient préparé ses collègues, il avait banqueté et bu, il avait discuté de façon délicieuse et à perte de nuit des trajets des protons et de leurs aberrations et autres foutaises. Même il s’était levé un soir avec son verre et il avait improvisé un discours fantastique sur l’interprétation philosophique qu’on pouvait tirer des cheminements de la matière. Il avait été applaudi, et ensuite, ils avaient chanté probablement, mais il n’en avait que des souvenirs intermittents. Et pendant qu’il goûtait avec quelques esprits sélectionnés les raffinements de l’abstraction, Louis se faisait serrer le cou comme une pauvre andouille.

Il fallait qu’il décommande sa conférence de l’après-midi, qu’il annule tout. Les protons pouvaient toujours attendre. Il réussit à joindre le directeur de l’Université. Il expliqua nerveusement qu’il s’était écrasé le pied contre le cadre de fer de son lit, qu’il souffrait comme un damné, que ses phalanges étaient en bouillie et qu’il allait falloir qu’il répare ça sans attendre. Il était hors de question qu’il donne sa conférence cet après-midi. Bien sûr cela ne l’empêchait pas de parler, mais les phalanges de son pieds étaient plus essentielles que l’agitation des molécules, et il s’en occuperait d’abord. En raccrochant, Jeremy se dit qu’il aurait dû trouver autre chose. Le directeur n’avait pas eu l’air de comprendre. Il n’avait sûrement jamais dû se broyer les doigts contre un obstacle métallique. Quiconque en est passé par là, dit Jeremy à voix haute en passant sa chemise, sait respecter en connaisseur la douleur d’autrui.

Il finit de s’habiller dans l’ascenseur de l’hôtel. Il irait déjeuner en face du bâtiment des Archives, et à 2 heures il bondirait. Avec le billet de Mme Saldon, il trouverait plus vite ce qu’il cherchait. Si ce qu’il cherchait existait bien sûr, si ce qu’il cherchait était juste. La mort de Louis bouleversait tout. Pour la première fois, Jeremy pensa qu’il avait peut-être fait un faux pas, et cela ne lui fit pas plaisir.

Il s’installa contre un arbre, parce qu’il n’y avait pas de restaurant en face des Archives. Et il attendit l’assaut. Pour tuer le temps, il s’exerça à l’immobilité reptilienne la plus parfaite.

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