XIX

Tom avait eu son nom dans les journaux. Plusieurs fois de suite et dans beaucoup de journaux. Un soir en rentrant chez lui, il ramassa une enveloppe glissée sous sa porte. La Galerie Verens souhaitait vivement le rencontrer. Tom sourit. Rien de tel que le fumier pour faire croître les plus hautes plantes. Il revit Gaylor tourné vers lui, avec son sourire désarmant, qui lui disait qu’il s’occuperait de lui quand toute cette histoire serait finie. D’une certaine manière, d’une manière un peu atroce, il tenait parole. Mêler son nom à celui de Gaylor, même dans le sang et la honte, cela produisait encore un certain effet. Finalement, personne n’avait connu le vrai Gaylor à Paris, il n’était qu’une idée abstraite, et en dépit de tout, James en restait la seule incarnation divine. L’autre n’existait pour personne, c’était un mot.

Tom s’arrêta quelques instants sur la question d’éthique que soulevait cet appel de la Galerie Verens, cet honneur simplement gagné à l’écho morbide fait autour de son nom. Refuser avec hauteur serait noble et magnifique. Tom appela la Galerie Verens pour dire qu’il était d’accord. On viendrait voir ses toiles demain.

Il serait exposé, il en était certain. Et il y aurait beaucoup de monde à l’accrochage, qui viendrait au plus près respirer les effluves putrides de la tragédie. Verens organiserait ça très vite, avant l’oubli.

Il y eut en effet du monde. Tom adressa un signe à Jeremy, presque remis, qui s’appuyait sur une canne à l’entrée de la galerie. Il y avait cinq grandes toiles de Tom, et il préférait ne pas s’interroger sur la nature du succès qu’elles remportaient. Quelqu’un lui disait que ça avait dû être tellement horrible quand Gaylor avait manqué l’assassiner. Et Tom répondait depuis le début que ça n’avait pas été horrible, au contraire, que ça avait été très chic et que ça avait été une excellente soirée. C’était ce qu’il avait convenu de répondre et il s’en tenait là, avec la satisfaction de mettre dans l’âme de ses interlocuteurs une déception profonde.

Lucie était postée près de ses toiles, avec mission de rapporter exactement tout ce qu’on aurait pu en dire. Tom guettait ses Anges. Il souhaitait désespérément qu’il ne vienne à l’idée de personne de les acheter. Il était exclu que ses Anges déchus sous un ciel alourdi d’oiseaux puissent partir, puissent le quitter pour toujours, d’une manière aussi idiote que l’achat distrait d’un inconnu. Il avait refusé d’exposer cette toile mais Verens avait posé ses conditions. Et puis, quelqu’un se déplaça, et Tom vit dans l’angle la pastille rouge qui marquait la toile comme une petite blessure. Vendue. Il ne pouvait pas laisser cette chose se faire, il la reprendrait, il supplierait.

Il quitta aussitôt la salle, passa dans le bureau, et feuilleta avec précipitation le registre. Vendu. Thomas Soler. Les Anges aux figures sales. Huile sur toile. 2.40/1.80. Et puis la date, la signature.

Tom se laissa tomber sur une chaise et s’étira. C’était bien. Ils pouvaient aller, il n’y avait pas à se faire de bile pour eux. Galtier les emportait. Tom le revit, venant l’arrêter le lendemain du meurtre, immobile contre la porte, les cils longs et les yeux sombres. Il ne s’était donc jamais trompé sur le visage de Galtier.


Le monde de la peinture gisait, il se traînait comme un invalide. Les toiles de Gaylor avaient cessé de soutenir sa marche. Malgré les appels et les recherches, le véritable créateur, bien qu’à présent libéré de son servage, n’avait pas donné signe de vie. Les prix des anciennes toiles flambaient, mais plus rien ne garantissait l’avenir. Steller, qui tenait depuis dix ans le peintre sous contrat, s’était prostré dans la terreur de la chute. On continuait de dramatiser l’histoire du long calvaire d’un prisonnier de génie qui restait introuvable. Elle tournait déjà à la légende. Sans doute avait-il été tué, sitôt l’annonce publique de la fuite de l’assassin.

Et puis un matin, un courrier parvint d’Argentine, adressé à la presse de Paris, et en une heure, il n’y eut plus un seul journal dans la ville.

— Extraordinaire, murmura Tom.

Depuis qu’il s’était levé, il ne pouvait rien faire d’autre que relire cette page :

À Paris,

Vous savez tous que j’ai tué et je n’ai pas envie de m’en défendre.

On raconte à présent que j’ai aussi assassiné mon demi-frère Richard Samuel, et dans quelques semaines, chacun l’affirmera. Pourtant, il est vivant et libre, marié et père de quatre enfants. C’est à moi seul qu’il doit sa liberté, et aucune force au monde ne le fera reparaître devant vous.

Il y a vingt-deux ans, Richard a tué sa femme. Et moi, j’aimais désespérément cette femme. Il l’a tuée, écrasée contre un mur par jalousie démente. À l’époque, grâce au témoignage d’un homme soudoyé, on attribua cette mort à l’intrusion d’un cambrioleur chez elle. C’est faux. C’est Richard qui l’a fait, et je l’ai vu faire, trop tard, hélas. Je n’ai jamais tant exécré un homme, aussi brusquement et aussi longtemps. Ni la prison ni la mort ne me parurent assez douloureuses pour lui. Je décidai de lui arracher à lui aussi ce qu’il avait de plus cher, c’est-à-dire lui-même.

Je lui proposai de transformer son crime en cambriolage, et il en fut tout de suite d’accord et me remercia. Richard était cruel et lâche. Personne n’était au courant de ma présence chez lui ce soir-là. Je m’y étais introduit de nuit pour rencontrer cette femme. Je lui conseillai de saccager la chambre, renverser les tiroirs, forcer la porte. Un faux témoignage acheva de clore l’affaire.

Ainsi, par mon intervention, Richard fut sauvé. Mais elle, elle était morte. Je mis en main le marché à mon frère : il me concédait son identité, sa célébrité, son œuvre, ou bien je le dénonçais et il mourait sur la chaise électrique. Richard hurla et se résigna. Quel choix avait-il ? Le silence, ou la mort. Il me remit ses papiers, ses habits, ses habitudes, ses objets personnels, ses manies, ses sales manies, je les endossai avec répugnance, et il s’éclipsa dans une ville que j’avais choisie pour lui, sous un nom que j’avais choisi pour lui. J’ai eu à le dépouiller un plaisir peu commun, mais qui n’a jamais suffi à couvrir mon chagrin.

La suite est à présent connue. Il est libre. Il vous faudra attendre sa mort naturelle pour que vous parviennent, dans vingt ans peut-être, ses dernières toiles. Cette retraite n’a, vous le concéderez, jamais altéré son génie, elle l’a même décuplé. Car Richard est aussi un génie.

Je continue de l’exécrer sans trêve. Le meurtre originel est son œuvre. Ma vie s’est simplement enroulée dans la sienne, comme l’art fut entraîné derrière son œuvre. Je ne détestais pas Saldon, mais j’ai dû le tuer. C’est sur mes ordres qu’ensuite Khamal a tué Louis, que j’aimais bien, et blessé Jeremy Mareval. J’aurais tué Thomas Soler aussi. Ma femme n’a jamais rien su.

La famille Gaylor vous salue,

James Arnold

Tom étouffait et serra sa tête dans ses bras pendant que les radios commentaient avec une frénésie vampire les révélations de James Gaylor.


Dans les jours qui suivirent, les recherches reprirent aussitôt de l’élan. Il était en Argentine, on le trouverait et il paierait. Tom sourit et coupa la radio. Il agitait entre ses doigts un aérogramme qu’il venait de recevoir. Une petite feuille de léger papier où figurait en haut à gauche une adresse complète à Lima, Pérou. Tom avait reconnu le paraphe déchu, et lu ces mots :

« Si la nature a bien ou mal fait de briser le moule dans lequel elle m’a jeté, c’est ce dont on ne pourra juger qu’après m’avoir lu. »

Thomas, tu connais à présent mon histoire. Je ne puis décider seul de la fin, il me faut le jugement d’un homme. C’est toi que j’ai choisi pour cette tâche. Je resterai deux semaines à cette adresse. À présent, c’est à toi la donne,

James Arnold Gaylor

Gaylor se livrait à lui, Gaylor s’en remettait à sa justice. Tom pensa à Saldon. Il revit avec un frisson le corps de Louis étranglé, Jeremy éventré, immobile et sanglant, et le métal de l’arme contre sa nuque. L’assassin était à lui.

Tom ne chercha pas à différer son jugement, il savait ce qu’il avait à faire. Souriant et tremblant, assis sur son lit, il gratta une allumette et la feuille partit en une petite flamme. Ce n’était qu’une petite flamme de rien, mais malgré tout il s’y prit mal et se brûla le doigt. La main levée, il appela Jeremy.

— Je voulais te dire absolument que je m’étais brûlé le doigt, dit-il.

— Et après ?

— Rien, ça chauffe, c’est épatant.

Il y eut un silence, et Jeremy dit qu’il avait bien fait, si cela lui faisait plaisir.

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