CHAPITRE XVI
Dès son retour à Ekaterinodar, Nina fut prise par le train des obligations quotidiennes. Ayant retrouvé ses petits chiens, ses petits chats, ses ouvrages de broderie, ses livres et quelques amies fades, elle se replongea dans l’existence commode et tranquille de la maison. Déjà, son voyage à Moscou arborait pour elle les couleurs enchantées d’un rêve. Était-ce bien elle qui avait osé avouer son amour à Michel, qui avait pleuré devant Michel, et que Michel avait consolée et découragée avec gentillesse ? Grâce à l’absence, Michel devenait un demi-dieu, un génie aux yeux de lumière. Eût-il mieux valu qu’il cédât à ses instances et commît le péché affreux de tromper Tania ? Il se fût rabaissé en lui donnant la joie passagère qu’elle attendait de lui. Il eût tout gâché, tout sali en répondant à ses vœux. Car elle aurait été triste, plus tard, d’un amour volé à Tania. À présent, repoussée, dédaignée, elle savait que Michel méritait son adoration. Elle n’était pas désespérée. Elle était heureuse. Heureuse et engourdie et retranchée du monde, tournée vers une contemplation essentielle dont personne ne soupçonnait rien. Souvent, elle priait pour lui. Et elle ne s’endormait jamais sans glisser sous son oreiller une lettre qu’il lui avait écrite pour son anniversaire.
Zénaïde Vassilievna s’inquiétait du silence et de l’isolement de sa fille. À plusieurs reprises, elle essaya d’inciter Nina aux confidences. Or, Nina vivait pour une vision ineffable et refusait de livrer à sa mère le sujet de ses méditations. Elle maigrit beaucoup, dans les mois qui suivirent son voyage. Constantin Kirillovitch ordonna de lui servir des gruaux consistants entre les heures des repas. Mais Nina ne supportait pas ce régime. Une de ses amies se maria, et, en rentrant de la cérémonie nuptiale, la jeune fille eut une crise de larmes qu’il fallut calmer en lui appliquant des compresses froides sur le front. Arapoff décréta que le seul remède possible à ces extravagances était le mariage pur et simple avec un garçon en bonne santé.
Zénaïde Vassilievna était désolée à l’idée de perdre sa dernière fille, mais Arapoff sut tenir tête à ses remontrances. La pauvre femme céda, tout en conservant le mince espoir que Nina s’abstiendrait d’obéir à son père.
Au mois de juillet 1902, il y eut des conciliabules secrets entre les cousins, les cousines, les oncles et les tantes de la famille Arapoff. Nina n’était pas admise à ces réunions qu’on lui disait destinées à régler quelque obscure question d’héritage, ou de mitoyenneté. Un beau jour, enfin, Constantin Kirillovitch amena à la maison un jeune homme blond, étriqué et modeste, qui était son collègue à l’hôpital. Le jeune homme s’appelait Vassili Aphanassievitch Mayoroff. Il bégayait un peu, rougissait hors de propos, et essuyait constamment ses yeux petits, bleuâtres et larmoyants, avec un mouchoir à liséré de dentelle. Il paraissait doux, méticuleux, timide et d’assez piètre intelligence. À table, le docteur étourdit son confrère de compliments massifs, parla de son avenir, de l’excellence de son diagnostic et de son dévouement aux malades de l’hôpital. Mayoroff rougissait, bafouillait, essuyait ses paupières et regardait les domestiques à la dérobée. En fin de repas, il essaya de se dégeler un peu et raconta comment son chien Yourka avait attrapé un gros rat dans le jardin et lui avait brisé l’échine d’un coup de dents. Personne ne comprit l’opportunité de cette anecdote. Pourtant, le récit terminé, Arapoff appliqua une tape amicale sur l’épaule du jeune homme et s’écria en riant :
— Il raconte bien, le cochon ! Je resterais des heures à l’entendre !
Mayoroff revint les jours suivants. Il mangeait souvent chez les Arapoff. Après le dîner, Arapoff s’arrangeait pour le laisser seul quelques instants avec la jeune fille. Mayoroff interrogeait Nina sur la santé de ses bêtes et lui donnait des médicaments pour les soigner. Un soir, il lui demanda si elle ne s’ennuyait pas trop avec lui. Nina, qui s’apercevait à peine de sa présence, lui répondit poliment que sa compagnie lui était très agréable. Le jeune homme en parut troublé et ne lui parla plus jusqu’à son départ.
Au mois d’août, Mayoroff fit sa demande officielle en mariage. Contrairement aux espoirs de Zénaïde Vassilievna, Nina accepta la proposition. Mais elle ne marquait aucune joie, aucune impatience, à la pensée de ses fiançailles. Elle semblait indifférente à tout ce qui lui arrivait. On eût dit que le mariage était un trop pauvre incident pour déranger le cours de ses réflexions quotidiennes.
— Elle aime quelqu’un d’autre, peut-être ? soupirait Zénaïde Vassilievna.
— Alors, elle aurait repoussé son offre ! disait Constantin Kirillovitch avec humeur. Non, elle est lunatique. Un bon mari. De beaux enfants. Il n’y a rien de tel contre le mal vaporeux des jeunes filles.
Comme pour Tania, Zénaïde Vassilievna décrocha la vieille icône de sa chambre et bénit les fiancés en pleurant. Constantin Kirillovitch fit des plaisanteries. Il y eut un petit souper intime pour célébrer l’événement. Arapoff versa du champagne et chanta de sa belle voix veloutée :
Qui boira la coupe ?
Qui sera prospère ?
Celle qui boira la coupe,
Celle qui sera prospère,
C’est notre chère Nina !
Zénaïde Vassilievna se mouchait et embrassait Nina en l’appelant « ma pauvre petite ». Constantin Kirillovitch expliquait pour la dixième fois qu’il était fier d’avoir un gendre qui fût docteur comme lui. Mayoroff, le sang aux joues, réclamait un peu d’eau fraîche, car il ne supportait pas le mélange des vins. Et Nina souriait, détachée et docile, à tous ces braves gens qui se réjouissaient à cause d’elle. Pourquoi cette agitation ? Pourquoi cette fête ? Qu’y avait-il donc de changé dans sa vie ? Au centre de ce grand remous, elle n’éprouvait rien qu’un peu de fatigue et d’ennui.
Dès le lendemain, Mayoroff envoya un billet à Nina pour lui exprimer sa tendresse attentive. Il écrivit souvent. Nina portait les lettres à son père qui les décachetait, les lisait à haute voix, et disait : « Il a du style, le gaillard. » Puis, il commandait à Nina de prendre une feuille de son beau papier glacé, et dictait la réponse avec des pauses et des effets de voix.
Les préparatifs du mariage distrayaient un peu Zénaïde Vassilievna de son chagrin. Elle s’occupait du trousseau de Nina avec une rage maladive. Infatigable, elle courait de magasin en magasin, assiégeait la succursale des Comptoirs Danoff, écrivait à des maisons de Moscou. Depuis les chemises de nuit jusqu’aux nappes brodées, elle choisissait tout elle-même. On eût dit que c’était la mère et non la fille qui s’apprêtait à prendre un mari.
Il fut décidé que toute la famille Arapoff se réunirait pour le mariage et passerait une semaine dans la maison des parents. Tania, Michel et Akim furent aussitôt prévenus de ces dispositions. Lioubov, dont on cherchait l’adresse, envoya une lettre postée à la Côte d’Azur. Elle y était follement heureuse avec Prychkine, et ne rentrerait pas en Russie avant le début de l’année prochaine. Quant à Nicolas, averti par Michel, il écrivit à ses parents que son travail chez Braniloff l’absorbait trop pour qu’il pût songer à prendre des vacances. Bien entendu, il n’était pas question de convier Kisiakoff et la vieille Bourine, avec qui les Arapoff étaient brouillés à mort depuis la fugue de Lioubov. Les parents de Michel arrivèrent d’Armavir quelques jours avant la cérémonie.
Le mariage fut modeste, et les invités jugèrent que Nina paraissait bien triste pour une jeune épousée. Elle pleura pendant la bénédiction. Après la messe, un souper assembla la famille et les amis dans la maison des Arapoff.
— Il faut un mariage pour que je puisse grouper mes enfants autour de moi, disait Zénaïde Vassilievna. Encore mon fils aîné et ma fille aînée manquent-ils à l’appel !
Elle trouva que Tania avait maigri et qu’Akim faisait trop sonner ses éperons.
Comme on apportait les liqueurs, Zénaïde Vassilievna observa son mari. Il avait un peu bu. Sa barbe grisonnante était dépeignée. Ses yeux étaient las et troubles. Il lui sembla tout à coup si vieux, si bon, si malheureux, au milieu de ces jeunes visages, qu’un sanglot monta dans sa gorge à l’étouffer. « Deux pauvres vieux, nous sommes deux pauvres vieux tout prêts pour la solitude », songeait-elle. Elle lui prit la main sous la nappe. Il la regarda, surpris. Puis il parut comprendre et baissa la tête.
Déjà, les invités repoussaient leurs chaises, et tout le monde passait dans le salon.
Alexandre Lvovitch et sa femme, qui n’avaient pas revu Michel depuis des mois, accaparaient leur fils et leur bru et les interrogeaient avidement sur la marche de l’affaire et les fastes de leur existence personnelle à Moscou. Akim pérorait dans un cercle de jeunes filles. Les parents de Mayoroff, Zénaïde Vassilievna et le docteur entouraient Nina. Mayoroff s’approchait fréquemment de son père, un commerçant de la seconde guilde, moustachu et luisant, ou de sa mère, toute ratatinée, avec des yeux rapaces de volaille. Et il leur citait les noms, ou leur donnait des conseils à voix basse :
— Ne te cure pas les dents ainsi… Tire tes manchettes… Enlève ton cigare de la bouche, quand tu parles aux dames…
Puis, il allait papillonner de nouveau, de groupe en groupe, l’œil mielleux, la lèvre humide. Quelques flûtes de champagne avaient eu raison de sa timidité. Il était émerveillé par sa chance. Son épouse était plus jolie et plus distinguée qu’il n’aurait jamais osé l’espérer. Sa belle-famille était composée de gens respectables et utiles. L’avenir s’annonçait brillant. La grande préoccupation de Mayaroff était d’accéder à un certain « rang » dans le monde. Les distinctions honorifiques et les fortunes célèbres excitaient son admiration. Pour se créer des relations, il eût sacrifié ses idées, ses amitiés, et jusqu’à son indépendance. La présence de Michel Danoff, surtout, lui était précieuse. Un homme si riche, si énergique, si bien coté ! Il s’avança vers Michel, sous le prétexte de lui demander du feu.
— Nous vous rendrons visite à Moscou, je pense, dit-il, ma femme et moi…
Et il rougit. Il paraissait très fier de dire : « Ma femme », en parlant de Nina. Il dit encore, en s’adressant à Alexandre Lvovitch :
— J’ai passé par Armavir, il y a deux ans. Quelle ville charmante !
— Une ville de trafic est rarement charmante, dit Alexandre Lvovitch. Je m’y plais parce que j’y suis né, mais je suis bien sûr que vous ne pourriez pas y vivre deux mois sans regretter Ekaterinodar.
— Ekaterinodar est aussi une ville charmante, dit Mayoroff avec un sourire sucré. En général, on peut dire que la Russie est pleine de villes charmantes. Quel bonheur que d’habiter un pays pareil !
— Qu’est-ce qu’il dit ? Hein ? Hein ? grognait la mère de Michel. Un jeune marié ne devrait pas parler avant la nuit de noces !
— Et pourquoi ?
— Il ne dit jamais ce qu’il pense.
— Je dis toujours ce que je pense, et je suis toujours satisfait de tout, murmura Mayoroff en claquant des talons.
Michel considérait son beau-frère avec une espèce de dégoût attristé. Quel pauvre homme ce devait être, attentif à flatter les personnages importants, et prêt à les singer dans leurs moindres manies. Il ne put s’empêcher de dire :
— C’est avec des idées pareilles qu’on tue le désir même du progrès…
— Voilà Michel qui devient socialiste, dit Constantin Kirillovitch. La fréquentation de Nicolas ne vous vaut rien, mon cher.
— Constantin, pas de politique ! supplia Zénaïde Vassilievna. Un jour pareil ! Tu n’as pas honte ?
— On devrait interdire aux hommes de parler politique, dit Tania, et alors ils seraient heureux.
— Non. Leurs femmes seraient heureuses, dit Michel. Ce n’est pas la même chose.
— Votre bonheur dépend du nôtre, s’écria Tania. C’est bien connu !
La conversation devint générale. Nina, pâle et souriante, s’approcha de Michel pour lui offrir des gâteaux.
— Eh bien ? dit Michel à voix basse. N’avais-je pas deviné ? Il y a quelques mois, vous prétendiez ne plus pouvoir vous passer de ma présence. Et aujourd’hui...
— Il n’y a rien de changé, Michel, dit Nina.
Et elle s’éloigna pour rejoindre les parents de son mari qui s’ennuyaient dans un coin.
Vers onze heures du soir, un petit orchestre d’instruments à vent s’installa dans la salle à manger. Les domestiques roulèrent les tapis. On dansa. Arapoff ouvrit le bal avec sa fille. Puis, il valsa longuement avec Zénaïde Vassilievna. Il jouait au galantin, lançait des œillades, faisait des ronds de jambes pour amuser l’assistance. Mais sa femme prenait la chose au sérieux. Il y avait une expression émue et fière sur son visage. Elle dit : « Comme autrefois, comme autrefois, Constantin ! » Et Constantin Kirillovitch cessa instantanément ses grimaces.
À une heure du matin, Mayoroff, parfaitement à son aise, raconta quelques anecdotes. Après chaque plaisanterie, il ajoutait avec une vanité comique : « Celle-là, je la tiens du professeur Ziabkine… Celle-là, c’est le capitaine Vogonenko, lui-même, qui me l’a rapportée… » Les invités rirent un peu, par politesse. Mayoroff, étourdi par son succès, voulut conquérir l’estime définitive de sa belle-famille. Il fit la cour à Tania, prétendit, en songeant à Nicolas, que lui aussi comprenait la nécessité de quelques mesures libérales en Russie, proposa de boire à la santé de la famille impériale et eut une conversation sérieuse avec Michel sur la production textile en Russie. À cette occasion, il cita même quelques chiffres qu’il avait lus, la veille, dans un journal.
— Ton mari est un homme universel, dit Tania à sa sœur. Il a l’air d’être au courant de tout, de s’intéresser à tout.
— Oui, il est gentil, dit Nina.
Les deux sœurs s’étaient réfugiées dans l’embrasure d’une fenêtre. Elles regardaient la nuit du jardin, chaude, pesante et parfumée comme les nuits de leur enfance. À travers la musique de l’orchestre et le bruit des voix confondues, on entendait un appel d’oiseau nocturne. Le clair de lune glaçait le gravier de la petite allée qui menait à la grille. Tania prit les mains de Nina dans les siennes.
— Tu as les mains froides, dit-elle. J’ai été comme toi, le jour de mon mariage. Radieuse et craintive…
— Radieuse et craintive, répéta Nina d’une voix lente.
— Tu es heureuse, n’est-ce pas ?
— Je suis toujours heureuse.
— Qu’entends-tu par là ?
— Tout ce qui nous arrive est bien. Chaque seconde de vie est un cadeau qu’il faut apprécier. La nuit est si belle !…
— Tu me parles de la nuit, et je te parle de ton mari…
— C’est la même chose, dit Nina.
— Quoi ?
— Oui, c’est la même chose. Tout se fond, tout se compense. Il y a de tout dans tout…
— Tu es encore plus folle que moi, dit Tania, et elle haussa les épaules.
Akim s’avança vers elle en faisant sonner ses éperons.
— Alors, sœurette, dit-il, tu vas nous quitter ?
Et il tortillait la pointe infime de sa moustache, pincée entre le pouce et l’index.
— Cela me fait tout drôle, reprit-il, de penser que je ne te retrouverai pas à la maison lorsque je viendrai en permission.
— C’est papa et maman que je plains surtout, dit Nina. Ils seront si seuls, mais ils l’ont voulu !
— Tu l’as voulu aussi, je crois, dit Akim en poussant un éclat de rire gaillard. Ah ! les filles ! les filles ! J’en ai perdu l’habitude à la caserne. Je suis tout dépaysé parmi les jupes.
— Tu ne vois donc pas de jupes à Elizavetgrad ? dit Tania en le menaçant du doigt.
— Hé ! Hé ! Cela ne vous regarde pas, sœurette ! s’écria Akim, visiblement flatté. Tous les militaires aiment les femmes. Le règlement l’exige. Mais il faut savoir s’arrêter. Halte ! Pas un pas de plus ! Repos !
— Vous perdez le meilleur, dit Tania en riant.
Akim rougit et quitta ses sœurs pour expliquer à Alexandre Lvovitch les qualités de la jument qu’on lui avait affectée pour les grandes manœuvres.
À trois heures du matin, Zénaïde Vassilievna s’isola avec Nina dans sa chambre. La jeune fille en sortit au bout d’un quart d’heure, le visage bouffi de larmes. Zénaïde Vassilievna, derrière elle, marchait pesamment et répétait :
— Ma dernière petite fille… Ma dernière petite fille qui s’en va…
Puis, elle appela Mayoroff, le baisa au front et lui dit très vite :
— Vous prendrez soin d’elle… Je vous la confie… Vous… vous êtes mon fils, ne l’oubliez pas…
— Sur ma vie… sur mon honneur, bredouillait Mayoroff, et ses yeux myopes s’emplissaient de larmes.
Il se moucha, une narine après l’autre, et redressa la taille.
— Il est l’heure, dit Arapoff.
Une calèche, parée de fleurs blanches, vint chercher le jeune couple qui devait se reposer à l’hôtel avant de partir en voyage de noces, pour le Caucase. L’orchestre entonna une marche militaire. Longtemps, Zénaïde Vassilievna demeura debout devant la grille, agitant son mouchoir, soupirant et pleurant.
Les parents de Michel se retirèrent aussitôt après le départ des Mayoroff. Le trajet en chemin de fer les avait fatigués. Et ils reprenaient le train, le lendemain matin, pour Armavir. Le gros des invités ne se dispersa qu’à cinq heures du matin.
Tout le monde fut d’accord pour juger la réception un peu morne et mal préparée. Ceux qui avaient assisté au mariage de Tania évoquaient les fastes de cette cérémonie. Les dames prirent rendez-vous pour le dimanche suivant, afin d’échanger leurs dernières impressions sur l’affaire.
Tania et Michel dormirent dans la « chambre des jeunes filles », dont les meubles n’avaient pas changé, et qui gardait encore son léger parfum de pommes sûres.
— Coucher avec toi dans la chambre où j’ai pensé à toi, c’est grisant ! dit Tania au réveil.
Elle se sentait très belle, très amoureuse, et passa un quart d’heure à chanter devant la fenêtre ouverte, tandis que Michel se rasait dans la salle de bains. Elle chantait des chansons de son enfance, sentimentales et bêtes, qui la faisaient pleurer autrefois. En même temps, elle s’efforçait d’imaginer qu’elle n’était pas encore fiancée avec Michel, que Michel la fuyait, et qu’elle ne le reverrait plus. Mais, tout à coup, elle l’entendait remuer dans la salle de bains. Et une bouffée de chaleur lui réjouissait le visage. Alors, sa chance lui paraissait insolente, imméritée. Elle avait envie de crier de joie. Elle appelait Michel, il arrivait, vêtu d’une robe de chambre en cachemire rouge, et les joues barbouillées de mousse. Elle l’embrassait au hasard, comme une folle, et se léchait les lèvres ensuite, avec gourmandise, en prétendant qu’elle « adorait » le goût du savon.
— Dépêche-toi, disait Michel. Je vais avoir fini, et tu n’as pas encore commencé ta toilette.
— Je m’habillerai très vite, disait Tania. Et nous irons voir le jardin aux roses.
Michel feignit la surprise :
— Le jardin aux roses ?...
— Vous ne le connaissez pas, monsieur ? demandait Tania. C’est le jardin de mon père. Ce matin, nous y serons seuls. Seuls avec un vieux jardinier.
— Est-ce bien convenable, mademoiselle ?
— Monsieur… je ne sais quelles sont vos intentions…, Vos paroles me surprennent…
— Mademoiselle…
Mais Tania poussait un glapissement aigu :
— Tais-toi, où je te mange de baisers !
Jamais, à Moscou, elle n’avait été aussi éprise de son mari. Elle fit une grimace redoutable :
— Va-t’en ! Va-t’en ! Je t’aime trop ! Tu n’as pas le droit de rester là !…
Et elle le chassait de la chambre en lui piquant le dos avec une épingle à cheveux.
Après le petit déjeuner patriarcal, Michel et Tania louèrent une voiture et se firent conduire à la propriété du docteur. Les dernières maisons dépassées, la route s’allongea, identique à la route de leurs souvenirs, vers les petits lotissements des faubourgs. Des champs cultivés s’enclavaient dans la masse mouvante et jaune de la steppe. D’autres jardins avaient poussé autour du jardin des Arapoff. Mais le vent, pur et fort, n’avait pas changé, ni cette odeur d’herbe et de terre sèche, ni la musique fine des moustiques et des grillons. Michel prit la main de Tania et ils échangèrent un regard de tendresse.
— Regarde, nous approchons, murmura Tania. Voici l’endroit où tu garais ta voiture… Voici les premiers arbres… Voici la palissade… Pourvu que mon père n’ait rien modifié à l’ordonnance du jardin !…
Le jardin était tel qu’ils l’avaient connu : les mêmes arbres fruitiers, corsetés de couleur blanche, les mêmes vignes, les mêmes bordures de roses entourées d’abeilles bourdonnantes. La cabane, toiturée de joncs roussis, était en place. Et le soleil, comme autrefois, passant à travers les joncs, étirait des rubans de lumière sur le divan bas, la table et le samovar de cuivre. Michel et Tania se promenèrent dans les allées. Tania cueillit une pomme, l’essuya contre sa manche et la croqua. Puis elle fit la moue :
— Elle est acide.
— Jette-la.
— Non. J’aime que les pommes soient acides. Retrouverais-tu l’endroit où nous avons planté un noyau de pêche ?
— N’est-ce pas ce grand arbre, aux branches étalées ? dit Michel.
— Tu crois ? Non. Tu es stupide ! Tu te moques ! Regarde. Voici la place où tu t’es battu avec Volodia.
Ils s’arrêtèrent à quelques pas de la palissade et contemplèrent longtemps la terre noire du chemin.
— On ne voit rien, dit Tania. C’est comme si rien ne s’était passé.
— Mais rien ne s’est passé, Tania, dit Michel.
— Sous cet arbre, tu m’as pris la main… Là, tu m’as embrassée…
Elle se tut. Une affliction très douce étouffait son cœur. Dans ce décor loquace, elle se sentait à la fois si proche et si lointaine de son immuable passé ! Les arbres, les herbes, les fleurs étaient conformes à leur tradition banale. Elle seule avait vécu, changé, selon le rythme des années. Pourtant, elle était heureuse de son sort à Moscou. Et elle avait été bien triste, souvent, dans ce jardin. Comment pouvait-elle regretter la jeune fille indécise, insipide et coquette, dont elle évoquait le fantôme ? « Tout cela ne reviendra plus, songeait-elle. Plus jamais, je ne retrouverai cette liberté inutile, et la maison de mes parents où on riait, où on pleurait si fort, et les lettres de Volodia, et les discours de Michel qui me disait “vous” en inclinant la tête. »
— Dis-moi « vous », Michel ! murmura-t-elle tout à coup.
— Je vous aime, Tania.
Tania baissa le menton. Sa gorge était serrée d’un plaisir amer.
— Encore ! dit-elle.
— Je vous aime, Tania. Je voudrais ne pas vous quitter.
Deux freux tournoyaient au-dessus de la steppe. Derrière la grille, on apercevait, dans les champs de froment, des faucheurs alignés qui taillaient à pleins bras. Plus loin, des femmes, en fichus de couleur, nouaient les gerbes. Il faisait chaud. Les moustiques s’irritaient. Les abeilles faisaient un bourdonnement continu autour de la haie des roses. Tania ferma les yeux. Ses jambes mollirent. Elle désira s’endormir et se réveiller quelques années plus tôt.
— Tout recommencer, tout revivre, dit-elle.
Une voix la fit tressaillir :
— Les voilà, mes tourtereaux !
Le vieux jardinier se tenait devant elle. Il était coiffé d’un chapeau en paille verdâtre, et sa barbe blanche lui pendait en éventail sur la poitrine. Dans son visage cuit et cassé, les yeux bleus brillaient de malice. Il marmonna :
— L’eau coule, la poussière tombe et les oiseaux reviennent à leur nid. Je savais bien, moi, que vous reviendriez.
— Il ne faudrait jamais revenir, dit Tania. C’est si triste de se retrouver différente parmi les choses qui n’ont pas changé !
— Les choses n’ont pas changé ? s’écria le jardinier en joignant les mains. Vous croyez que les choses n’ont pas changé ? Mais ces roses ne sont pas celles que vous avez connues. Et l’herbe du chemin n’est plus la même. Et cet arbre a eu deux branches rompues par l’orage. Tout change. Tout le temps et partout. Et moi aussi, j’ai changé. J’ai perdu trois dents…
Michel se mit à rire :
— Et les petits cailloux blancs, ils te parlent toujours ?
— Toujours. Mais eux aussi ont changé. Ils ont vieilli. Ils ont la voix plus douce. Lorsque je les entendrai à peine, c’est qu’il sera temps de mourir.
— Tu n’as pas peur de la mort ? demanda Michel.
— Est-ce qu’on a peur du sommeil ? De beaux rêves ! Et le Bon Dieu et les anges qui passent là-dedans avec des robes blanches ! Je serai là-haut. Sur ce nuage, peut-être, que vous voyez à gauche du pommier. Et, de là, je regarderai les gens. Et je vous verrai, tous les deux, marcher, la main dans la main, par les routes.
— Qu’est-ce qui nous attend encore ? dit Tania.
— C’est un péché de chercher à le savoir, dit le jardinier. Mais, quand on est très pieux, on peut le savoir sans le chercher.
— Tu le sais, toi, ce qui nous attend ? demanda Tania.
— Oui. Oh ! c’est très joli. Il y a de belles maisons. Des messieurs, des dames. D’autres maisons. Des enfants qui rient. Des morts qui pâlissent. Des rivières. Des bateaux. Et des gens parlent une autre langue autour de vous !
— C’est bien vague, dit Michel.
— Pas du tout, dit Tania. Moi, je me souviendrai de ses paroles. Des enfants, des morts, des bateaux, des gens qui parlent une langue étrangère…
— Beaucoup de souffrance et beaucoup de bonheur, dit le vieillard. Une belle vie.
— Une belle vie, soupira Tania. Comme c’est étrange ! Je suis toute triste à l’idée que j’aurai une belle vie.
Le jardinier se moucha et reprit la brouette qu’il avait laissée au milieu du chemin :
— Que Dieu soit loué pour les belles vies et pour les mauvaises.
Il s’éloigna en boitillant. La brouette grinçait. Un nuage de moustiques tournait au-dessus du chapeau de paille.
Tania inclina la tête sur l’épaule de Michel.
— Bientôt, nous repartirons. Nous retrouverons Moscou, Volodia, les amis. Et il y aura un souvenir de plus dans notre cœur.
— Cela t’ennuie ?
— Non, mais quand nous aurons beaucoup, beaucoup de souvenirs comme celui-ci, quand tout ce qu’on peut rêver de beau, de tendre, de gai, de mélancolique et d’affreux ne sera plus qu’un lot de souvenirs, alors, je me demande si nous aurons encore le courage de vivre !
— Cet instant est si loin !
— Les jours passent si vite !
Des charrettes roulaient pesamment sur la route. Une femme était couchée sur la charge de gerbes blondes. Elle chantait : sa voix était trop grande pour elle. La petite paysanne emplissait tout l’horizon.
— Comme elle chante bien ! dit Tania.
Michel se pencha sur son visage. Leurs regards s’unirent. Très vite, Tania pensa à ses parents, à la maison, à Nina, à la route, aux oiseaux qui tournaient dans le ciel. Elle avait dix-huit ans. Elle aimait. Elle était heureuse. Il lui sembla que Michel l’embrassait pour la première fois et qu’après ce baiser tout serait bouleversé dans sa vie.
L’après-midi, Michel, Akim, Tania et Zénaïde Vassilievna entreprirent une série de visites protocolaires chez les amis de la famille. Ils rentrèrent pour le dîner, harassés, assourdis, et le ventre malade, à cause de toutes les friandises qu’on leur avait servies.
Après le repas, tandis que Zénaïde Vassilievna, Tania et Akim descendaient dans le jardin noyé d’ombre, Constantin Kirillovitch pria Michel de rester à table avec lui. Dès que la porte se fut refermée, il demanda :
— Et Nicolas ?… Quoi de neuf ?…
Dans l’espoir de calmer son beau-père, Michel lui répéta, presque textuellement, ce qu’il lui avait écrit dans sa lettre. Il lui affirma même qu’il recevait fréquemment Nicolas à son bureau, et que le jeune homme avait inauguré avec Braniloff un travail scientifique d’une haute importance. Mais Constantin Kirillovitch ne voulait pas se laisser convaincre. Il grommelait :
— Nicolas s’est lié avec des voyous, des anarchistes, des révolutionnaires chevelus. Il combat l’idéal sacré dans lequel nous vivons. Et vous voulez encore que je l’aime ?
Comme Michel tentait de l’apaiser en lui rappelant que Nicolas avait conservé pour ses parents une tendresse profonde, il dit encore :
— À quoi bon parler de tendresse ? S’il continue, je finirai par oublier qu’il est mon fils. Je le rejetterai de mon cœur. Il n’existera plus pour moi.
Il avait le visage congestionné. Ses mains tremblèrent lorsqu’il porta un verre de vin à ses lèvres.
— Songez qu’il n’a même pas jugé utile d’assister au mariage de sa sœur ! s’écria-t-il tout à coup.
— Je comprends votre colère, dit Michel, mais il faut essayer d’être patient. Nicolas est jeune, impulsif, inexpérimenté. Il s’est laissé entraîner. Rien ne prouve que…
— Ne parlons plus de lui, dit Constantin Kirillovitch. Assez de honte ! Il ne mérite pas notre attention.
Et il glissa un doigt dans son faux col, comme s’il eût été sur le point d’étouffer. La voix de Zénaïde Vassilievna retentit au fond du jardin :
— Vous venez ? Il fait doux sous les tilleuls !
Arapoff se leva en s’appuyant lourdement à la table.
— Allons les rejoindre, dit-il. Et pas un mot à ma femme de notre conversation. Je lui laisse croire que vos arguments m’ont convaincu. Je m’efforce de la tranquilliser. Je lui mens, par charité…
Il regarda Michel, droit dans les yeux, et poursuivit :
— Par charité, comme vous mentez vous-même.
Michel baissa la tête sans répondre.
— Sortons, dit Arapoff, et il le prit par le bras pour l’entraîner hors de la pièce.
Dans le jardin, ils retrouvèrent la famille, serrée autour d’une table sur laquelle brillait une lampe à pétrole coiffée d’un abat-jour orange.
— De quoi donc avez-vous parlé si longtemps ? demanda Zénaïde Vassilievna.
Constantin Kirillovitch toussota pour se donner le temps de réfléchir et dit :
— De Kisiakoff et d’Olga Lvovna Bourine, ma chérie. Michel voulait avoir quelques détails complémentaires sur leurs rapports. À cause de Volodia, tu comprends…
— Pauvre garçon ! dit Zénaïde Vassilievna. Ce Kisiakoff a si bien entortillé Olga Lvovna, qu’elle n’aura bientôt plus un sou vaillant devant elle. C’est une honte ! Il lui a fait payer ses dettes. Il lui a fait vendre sa maison et hypothéquer ses terres pour agrandir la propriété de Mikhaïlo. On raconte même que la part de Volodia, dont elle a conservé la gérance, est sérieusement entamée.
— J’en étais sûre ! s’écria Tania. Il faut absolument que Volodia intervienne.
— Dès mon retour, je le lui conseillerai, dit Michel.
Tania poussa un soupir et chassa de la main les papillons de nuit qui voletaient autour de la lampe.
— Tu auras beau le prévenir, dit-elle, il ne fera rien. Il n’a jamais su ce que c’était que l’argent. Et maintenant qu’il est avec cette rouquine !…
— C’est toi-même qui l’as encouragé à lui faire la cour.
— Oui, mais il y a des limites, dit Tania sur un ton péremptoire.
— Moi, dit Akim, vos discussions m’ennuient. Je propose une partie de dominos.
— Il est tard, dit Tania. Nous devrions aller nous coucher.
— Tania a raison, dit Zénaïde Vassilievna en ramenant un châle sur ses épaules. Et puis, il commence à faire frais.
— Autrefois, dit Akim, nous jouions souvent aux dominos, après dîner.
Zénaïde Vassilievna regarda son fils avec une surprise émue. Sa lèvre inférieure se mit à trembler :
— Autrefois ?… Tu as raison… Apporte les dominos, Akim.
— Chic ! dit Akim.
Et il s’élança vers la maison à grandes enjambées.
— Regarde comme il court vite, dit Zénaïde Vassilievna à son mari. Tout de même, il s’est rappelé nos parties de dominos, le soir. C’est un si bon garçon !
Malgré l’entrain d’Akim, la partie de dominos fut morne. Zénaïde Vassilievna jouait à contresens, confondait les points et perdait à chaque coup. Quand son mari la grondait pour sa négligence, elle soupirait, hochait la tête, essuyait ses yeux avec le coin d’un mouchoir.
— Je songe à ma petite Nina, murmurait-elle. Où sont-ils maintenant ? Est-ce qu’elle pense à moi, seulement ?
— J’espère bien que non ! s’écria Arapoff.
— Constantin, tu es cruel, disait Zénaïde Vassilievna.
Au-dessus d’eux, le ciel était très haut et très calme, semé d’étoiles. La lumière de la lampe creusait une niche vert tendre dans les feuillages des tilleuls. Des moustiques vibraient autour de l’abat-jour orange.
— Quelle belle nuit ! dit Tania. Jamais, à Moscou, je n’ai vu de nuit pareille.
— Voulez-vous que je vous prépare du punch, comme à l’École ? demanda Akim.
Malgré les protestations de sa mère, il se fit apporter du rhum, un bol de grès, une cuillère et du sucre. Il officiait avec gravité.
Quand le breuvage se fut enflammé, il chanta d’une belle voix fine :
Envolez-vous aiglons,
Comme volent les aigles…
Puis, il but à la santé de Nina et de la famille impériale. Le breuvage sentait le roussi. Mais Akim était fier de sa réussite. Il se prétendit capable d’avaler douze verres de punch à la file. On l’en dissuada. Il en but quatre. Après quoi, tout le monde alla se coucher. Vers deux heures du matin, Arapoff se leva parce qu’il entendait du bruit dans la salle de bains. Il trouva Akim, en chemise, livide, les lèvres molles, l’œil éteint.
— Tu es malade ? demanda le docteur. C’est le punch ?
— Penses-tu ! dit Akim. Ce sont les friandises de ces vieilles toupies ! J’en ai perdu l’habitude…
Et il quitta la salle de bains d’une démarche vague.